Approches du Baroque: Montaigne, explication n°1

Explication

Introduction :

Le chapitre 12 du livre II des Essais se présente comme un éloge du théologien espagnol Raymond Sebond. Montaigne  va développer les arguments de celui-ci, en s’interrogeant sur les faiblesses de l’homme et de sa raison. Car si traditionnellement Montaigne est apparenté à l’humanisme, il n’en reste pas moins que l’instabilité et le mouvement lui apparaissent comme essentiels : dans cette mesure, il peut être associé au mouvement baroque. De quelle manière Montaigne, s’appuyant sur son propre exemple, élargit-il la notion de versatilité pour en faire une caractéristique humaine?

I L’analyse de soi

La réflexion que développe ici Montaigne part de l’observation personnelle : la première phrase commence par « Moi », et ce terme est répété deux fois encore dans la première phrase « sur moi », « chez moi ». Deux propositions relatives viennent préciser le comportement de M, qui revendique hautement cette introspection : le terme « épier » suggère une attention méfiante, ce que confirme l’expression « de plus près ». La deuxième relative développe le sous entendu « de plus près », en utilisant la métaphore du regard « les yeux tendus sur moi » : Montaigne apparaît ici comme dédoublé : celui qui agit, celui qui observe. La précision temporelle « incessamment » achève de définir cette introspection, dont l’acuité et la constance sont présentées comme gages de fiabilité, même si la comparaison et la citation d’Horace cherchent à présenter cette observation de soi comme une occupation un peu futile de qui n’a rien d’autre à faire (Le poète latin Horace, de tendance épicurienne, est un bon exemple de cette oisiveté revendiquée, de ce refus des occupations dites «sérieuses»).
Cette analyse est constamment mise en avant par le vocabulaire : « je trouve chez moi », « je le trouve », « je me sens », « me semble » : on a nettement le sentiment qu’à chaque instant de sa vie, M s’observe et se juge.
De cette manière, ce passage peut aussi se lire comme une sorte de portrait que M ferait de lui-même : portait d’un tempérament extrêmement sensible, comme le souligne l’hyperbole de la ligne16 : « Il se fait mille agitations indiscrètes et casuelles chez moi ». Ainsi dans cette longue évocation, c’est l’absence totale de tout contrôle sur lui-même que M met en valeur : le pronom personnel de la première personne est souvent utilisé en fonction de complément d’objet : « ma santé me rit », « un cor me presse l’orteil », « l’humeur mélancolique me tient », « le chagrin prédomine en moi », comme si M était dominé par des forces qu’il ne contrôle pas.
Semblablement il se présente lui-même comme « désagrégé » : « j’ai le pied si instable et mal assis », « ma vue si déréglée », victime en quelque sorte de la mauvaise complexion de son corps et de ses sens. Cependant cette description de lui-même est avant tout celle de l’instabilité humaine.

II L’instabilité humaine

Mise en évidence de cette instabilité : transformation constante de nos humeurs, de nos goûts (lignes 9 à 17): M met en évidence cette instabilité par la multiplication de phrases courtes, fondées sur l’opposition de deux qualités, associées à des termes marquant l’alternance :

A jeun….après le repas/ je me sens autre
Si…Me voilà / Si… Me voilà ; honnête homme //renfrogné, mal plaisant, et inaccessible
Tantôt / Tantôt ; rude /aisé
A cette heure/ Une autre fois ; Plus court, plus long
Ores/ ores ; plus..moins agréable
Maintenant/ Maintenant ; à tout faire/ à rien faire
A cette heure/ Quelquefois ; plaisir, peine
(noter également le chiasme dans cette phrase).

Ou…/ou ; humeur mélancolique, colérique
(noter le jeu des sonorités)
A cette heure/ A cette heure ; le chagrin, l’allégresse

Cette versatilité est d’autant plus marquée que M insiste sur les élément dérisoires qui peuvent modifier nos comportements : ainsi de la mention de la «clarté d’un beau jour», du «cor qui me presse l’orteil», dont les conséquences sont accentuées par M, avec l’emploi de trois adjectifs successivement : «renfrogné, mal plaisant et inaccessible » (petitesse de la cause, grandeur de ses conséquences).
Le choix des images et du vocabulaire ajoute à cette instabilité : M multiplie les expressions qui se réfèrent au mouvement : «le pied si instable et si mal assis», «le pas du cheval , l’image du «chemin , l’évocation des aléas de la santé ou du temps qu’il fait («si ma santé me rit, et la clarté d’un beau jour »).
Cependant cette instabilité ne se limite pas à nos humeurs ou à nos goûts : plus sérieusement elle atteint aussi nos capacités d’analyse et de réflexion, dans la lecture comme dans l’écriture : ainsi M ne retrouve plus dans ses lectures les «grâces excellentes qui l’ont frappé la première fois, et dans ses écrits même il perd ce qu’il voulait dire, et finit par changer d’avis.
Nos opinions, loin d’être fondées sur des raisonnements précis et immuables sont donc également fluctuantes : on retrouve les expressions temporelles marquant le changement ou la répétition: «pas toujours» (Lignes 21 et 23), «souvent», «Maintes fois» ; le vocabulaire est essentiellement celui du mouvement : «le tourner et virer», «aller et venir», «il flotte, il vague , «tournant», «je m’entraîne » , « je penche», «m’emporte». La citation du poète élégiaque latin Catulle développe ouvertement la métaphore de la mer et du bateau, que tout ce vocabulaire du mouvement suggérait. On peut noter aussi que la longueur des phrases s’accroît, comme pour manifester les vains efforts de Montaigne à trouver une assise ferme du point de vue intellectuel.

III La faiblesse humaine

Cette instabilité, M semble nous la présenter de manière négative :
Elle est associée à des adjectifs péjoratifs : «si instable et si mal assis», «aisé à crouler», « si déréglée» et révèle avant tout «la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi». De même, l’état second que M évoque à chaque fois est la plupart du temps l’élément « désagréable » de la confrontation :

Honnête homme/ renfrogné, mal plaisant, inaccessible ;

Plus court/ Plus long ;

Plus/moins agréable ; Tout/rien faire ;

Plaisir/peine

(contre : rude/aisé ;

chagrin/ allégresse).

C’est encore plus manifeste, quand il est question des livres ou de l’écriture, le changement est envisagé systématiquement comme une perte ou une dégradation : multiplication des négations : « je ne retrouve pas », « je ne sais », «mon jugement ne tire pas.. », « je ne trouve plus la raison de mon premier avis » ; vocabulaire dépréciatif « une masse inconnue et informe pour moi», «perdre», «je ne fais que…». L’image finale : «je m’entraîne quasi ou je penche.. , et m’emporte de mon poids » est celle de la chute, d’un mouvement clairement présenté vers le bas. (Il faut ici se souvenir que Montaigne ne corrige pas ses textes, mais ajoute, comme le marque l’emploi ici des lettres (a) édition de 1580, (b) édition de 1588 : preuve du respect qu’il témoigne à la première étape de sa réflexion).
Cependant, avec la dernière phrase, M présente cette instabilité comme une caractéristique de l’humanité toute entière et non plus seulement de sa personnalité propre : l’utilisation du conditionnel renvoie le lecteur à sa propre responsabilité : la phrase reprend en chiasme les deux éléments qui ouvrent le texte (Première phrase): la parole et le regard, M apparaît ainsi comme celui qui ose se regarder tel qu’il est et le dire vraiment (utilisation du futur « à peine oserai-je dire»), à la différence du lecteur qui ne fait rien du tout.
Dans cette dernière phrase du texte, une autre expression laisse rêveur «à peu près». elle est en effet assez cruellement bien vue, dans ce «à peu près», il y a toute la différence entre l’écriture de M et celle d’un individu quelconque…

Conclusion

Dans ce passage, on voit assez nettement que la versatilité humaine est encore plutôt envisagée comme une preuve de faiblesse, mais la suite des Essais témoigne de l’évolution de M à ce sujet : à la fin du livre III, il n’hésite plus à écrire : « Mon style et mon esprit vont vagabondant de même » : le mouvement est clairement revendiqué à la fois dans la réflexion et dans l’écriture car il reflète l’humanité même. De l’inconstance « noire », selon l’expression de Jean Rousset, il semble envisager l’inconstance « blanche ».

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