Parole(s) en archipel

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Enseigner les arts plastiques, éduquer aux arts et à la culture, aujourd'hui. Un carnet personnel de C. Vieaux.

Fiche 2 – Dossier : Trois grandes positions (traditions) en éducation et leurs liens/incidences avec la transmission de savoirs en matière d’éducation artistique

Fiche 2 : Sur le modèle transmissif, celui dit de « l’empreinte », en éducation artistique

Cette fiche s’intègre dans un dossier composé de cinq autres.

Il s’agit de proposer quelques liens possibles entre des évolutions repérées de la conception de l’éducation artistique et trois grandes positions (traditions) en pédagogie scolaire. Celles-ci constituent des points d’appui pour situer, penser, discuter sa propre action en matière d’éducation aux arts et par les arts. Elles invitent à cultiver l’ancrage dans des formes situées des enseignements et de l’éducation artistiques, également la nuance et le contrepoint dans la prise en compte de leurs possibles incidences, la plasticité professionnelle des enseignants/éducateurs/médiateurs. Elles engagent à une disponibilité critique aux transformations décidées ou subies. 

Présentation sommaire

Ce modèle pédagogique, de nature empiriste, s’enracine en particulier dans les réflexions de John LOCKE [1].

« “Il n’est rien dans l’intellect, qui n’ait auparavant été dans la sensation”, écrit-il [J. LOCKE]. Prenant le contre-pied des Rationalistes qui ne jurent que par une raison innée, il développe une vision du cerveau qui est celle d’une tabula rasa, c’est-à-dire “un tableau vierge” ou encore “une pièce sans meubles” »
A. GIORDAN

De manière sommaire, le schéma général peut se définir par une connaissance transmise principalement par l’enseignant, venant s’imprimer dans la tête de l’élève comme « dans de la cire molle », selon une conception où l’élève n’aurait pas d’idées innées sur le savoir. L’esprit humain est considéré comme un « objet de cire conservant en mémoire les empreintes qu’on y a moulées » (Étienne BONNOT de CONDILLAC [1754]).

Ce modèle devait prospérer sur une conception des apprentissages combinant imprégnation et mémorisation, consolidant une vision (strictement) transmissive, celle-ci pouvant adopter des modalités très verticales (position centrale de l’enseignant et des savoirs, formes magistrales de diffusion de l’information, frontalité de la relation pédagogique, etc.).

 

Position générale en éducation

Cette première position (tradition) en éducation, au-delà de la particularité des matières enseignées, et même en se fondant sur « l’expérience vécue » de l’élève dans la forme qu’elle dispose, tend à ignorer ses conceptions préalables à l’apprentissage proposé. Elle considère qu’il est/doit être vierge de tout savoir initial à celui visé dans le cadre de l’acte d’enseignement, globalement de la délivrance d’une information rationnelle. L’élève y demeure passif et inscrit dans un schéma de type émetteur/récepteur où l’enseignant est au centre de l’activité de transmission.

S’il est d’usage aujourd’hui de concevoir la permanence et certaines évolutions de cette approche comme archaïques, d’aucuns diraient réactionnaires, il faut cependant rappeler qu’esquissée par J. LOCKE, elle devait insuffler un courant éducatif novateur, influençant nombre de philosophes attentifs aux principes de l’éducation, notamment au XVIIIe siècle.

Quelques problématiques et incidences en éducation artistique

Des interrogations légitimes ne manqueraient pas de surgir sur l’obsolescence déclarée de ce modèle (que nous nommerons comme « strictement » transmissif, ce « strictement » visant à ne pas dénier plus globalement la nécessité de la « transmission », à ne pas la confondre avec/ou la réduire à une seule modalité pédagogique). Des questions se poseraient également quant à l’intérêt ou le sens de sa réactivation au regard d’une éducation artistique « moderne ».

Cependant, des enjeux seraient peut-être à rechercher au-delà des idées en présence sur les efficacités pédagogiques. Il importerait d’identifier les conceptions ou des courants en réappropriation de tels modèles au regard des visées et des modalités de l’éducation artistique instituée depuis bientôt quarante ans. Certes un âge vénérable, également des dynamiques qui ont pris corps et se sont diffusées, mais qui — par ailleurs — exposent peut-être à leur tour au risque d’une nouvelle obsolescence. Ce qui est à regarder de près.

Des questions sur le conformisme, les valeurs culturelles de référence, la passivité, l’utilitarisme

  • Conformation à des normes/risque d’un conformisme ?
    • Au premier plan, l’élève comme sujet sensible : au-delà des savoirs factuels, dans un modèle « strictement » transmissif s’agirait-il aussi de considérer les élèves comme dépourvus de sensibilité/émotion esthétique ? Ou, du moins, de concevoir que leurs régimes personnels de sensibilité ne sont pas reçus/recevables initialement ?
    • Au second plan, le périmètre des références qui s’enseignent : une telle modalité en éducation artistique (dans une situation individuelle [la personne de l’élève], de groupe [la collégialité de la classe], de masse [la société de l’École]) supposerait-elle d’ancrer — a priori — des conceptions et des définitions assez exclusivement arrêtées de l’œuvre, de l’activité artistique, etc. ?
  • Bonnes œuvres VS moins bonnes œuvres ?
    • Sous l’angle des principes : un répertoire prédéfini de références et de conventions à enseigner déterminerait-il de facto de bonnes et de moins bonnes œuvres (scolaires) ?
    • Sous l’angle d’une conformité : une norme de l’art et de la culture, quasi unique et/ou unidirectionnelle (dans l’École), serait-elle l’expression de quelque chose d’autre que les ambitions d’une éducation artistique « moderne » ?
  • De la cire molle (passivité) aujourd’hui, et de la permanence d’un imaginaire scolaire sur l’enseignement des arts (passéisme ?)
    • Au regard des apprentissages : quid des représentations mentales dans les processus et modalités de l’éducation artistique ?
    • Au regard de la culture scolaire : dans un modèle « strictement » transmissif de l’enseignement et de l’éducation artistiques, y aurait-il l’affirmation nostalgique d’une tradition ? D’un imaginaire commun de sa forme ancienne et idéalisée ?
  • Être utile : oui, mais à quoi ?
    • Dans une perspective sociétale : de quoi cette opérationnalité pédagogique fondue dans l’utilité scolaire serait-elle le récit pour les enseignements et l’éducation artistiques ?
    • Dans une perspective artistique : que veut ou peut l’éducation artistique vis-à-vis de l’idée d’utilité pour le XXIe siècle ?
  • De la culture artistique, en creux ?

  • Conformation à des normes/risque d’un conformisme ?

En matière d’éducation artistique, une application littérale (conforme) du modèle « strictement » transmissif supposerait — aujourd’hui — qu’un professeur ou un médiateur adopte à nouveau le postulat qu’un élève/enfant soit (quasiment par principe) intrinsèquement ignorant de tout en art (ce qui n’est pas équivalent à « de beaucoup »).

Dans un tel schéma « strictement » transmissif, des définitions préalables à toute expérience (personnelle, individuelle et collective) de l’art comme de la culture seraient principalement à transmettre, et cela à différents moments de la scolarité. Il faudrait donc les graduer a priori.

Elles pourraient alors devoir primer sur toute autre considération et selon des hiérarchies instituées tout aussi préalablement entre des domaines et/ou des valeurs (savantes, culturellement héritées, considérées comme plus porteuses dans cette perspective en éducation). Ces définitions préliminaires sont nécessairement de nature « normative », s’imposant — « de fait » ou d’autorité (intellectuelle, sociale, etc.) — sur d’autres substrats possibles pour opérer un processus des apprentissages.

Δ Au premier plan, l’élève comme sujet sensible : au-delà des savoirs factuels, dans un modèle « strictement » transmissif, s’agirait-il aussi de considérer les élèves comme dépourvus de sensibilité/émotion esthétique ? Du moins, de concevoir que leurs régimes personnels de sensibilité ne sont pas reçus ou recevables initialement ?

 Sur le fond, un processus « strictement » transmissif produirait un (sérieux) paradoxe au regard des évolutions de l’éducation artistique et de ses positions modernes.

Considérons les points suivants :

  • Une éducation artistique « moderne » dispose, parmi ses préoccupations (progressivement construites et structurées, auto-intégrées ou auto-réalisatrices, revendiquées par ses concepteurs/acteurs ou assignées par des institutions/lois), de se fonder en grande partie sur la reconnaissance de la sensibilité et l’encouragement de l’expression personnelle de l’individu. Ce qui serait possiblement en tension avec la stricte inculcation de normes.
  • Les régimes personnels de sensibilité des élèves/enfants/jeunes ne s’exercent pas seulement en relation à des « objets » artistiques. Ce qui relève de l’émotion esthétique peut s’opérer en dehors d’une rencontre avec une œuvre, avec un artefact.
  • Ne pas l’envisager ou ne pas l’intégrer pourrait revenir à poser comme principe que l’émotion esthétique est une quasi-prérogative d’une éducation formelle et, principalement, dans la forme scolaire. Resterait à savoir si elle se constituerait bel et bien dans un modèle « strictement » transmissif.

Constats :

S’il est absolument nécessaire de considérer des disparités/inégalités induites par l’environnement (social, familial, géographique, économique, etc.), pour autant les élèves/enfants sont tous porteurs de représentations et de valeurs (culturelles et sensibles) présentes ou transmises en dehors des éducations formelles instituées.

Remarques :

Une éducation artistique « strictement » transmissive courrait le risque d’une sérieuse altération (par une possible perte du sujet sensible) au regard de toutes les dimensions qui concourent à une éducation de la sensibilité. Elle ne serait potentiellement plus guère en correspondance aux critères « modernes » des politiques qui la fondent et la soutiennent.

Cependant, ces critères « modernes » peuvent être minorés, délaissés, battus en brèche, abrogés selon le rapport de force instauré ou le pouvoir acquis par d’autres positions politiques devenues dominantes ou majoritaires.

Δ Au second plan, le périmètre des références qui s’enseignent : une telle modalité en éducation artistique (dans une situation individuelle [la personne de l’élève], de groupe [la collégialité de la classe], de masse [la société de l’École]) supposerait-elle d’ancrer — a priori — des conceptions et des définitions assez exclusivement arrêtées de l’œuvre, de l’activité artistique, etc. ?

 La possibilité d’un conformisme culturel dans l’École, ou même, une tension sur l’idée de conformité en éducation artistique.

Posons des hypothèses :

Si l’institution et le partage de repères communs à et par l’École est un objectif essentiel (non négociable), sa modalité ne se confondrait peut-être pas nécessairement ou absolument avec l’instauration/inculcation d’acceptions artistiques et culturelles très étroites.

Des définitions trop étriquées pourraient entrer en tension avec des visées bien plus larges de l’éducation artistique (au sens « moderne »), sauf à les réviser en profondeur.

En l’état, cette politique publique en EAC  :
1. s’attache à ouvrir tous les élèves/citoyens aux créations et à la culture (c’est bien l’affirmation du 100 % EAC),
2. veille à ancrer cette ouverture dans une pluralité d’expériences sensibles, artistiques et culturelles, en proposant une variété de dispositions éducatives/expérientielles,
3. structure l’ensemble de son action autour de grands dénominateurs communs (par exemple, ceux contenus dans la Charte de l’EAC).

 À l’École, elle pense sa continuité au moyen d’un parcours (le PEAC), afin de graduer, relier, donner une perspective, tracer un chemin directeur.

S’il y a parcours en EAC, c’est que l’on conçoit qu’il ne serait pas seulement question de tout préprogrammer « d’en haut » et qu’il serait nécessaire à tous les échelons d’apprendre à :
1. tracer notre route dans un monde artistique et culturel varié, dans l’histoire comme dans le temps présent,
2. accepter que certains « archipels » des arts et de la culture puissent nous être inconnus et sont à découvrir,
3. prendre la mesure, pour les réduire, d’angles morts dans la « carte » de nos centres d’intérêt, de nos impensés, de nos manques,
4. pouvoir nous retourner et embrasser tout l’espace pour constater, raisonner, notre chemin et cela, précisément, tout en cheminant.

Constats (sur le [trop ?] conforme VS l’ouverture [maximaliste ?]) :

La promotion éducatrice, soit prioritairement de normes culturelles (une des formes de la fabrication d’un sentiment d’appartenance), soit — sur un autre versant — principalement toutes les expériences sensibles (une situation disponible aux sentiments d’adhésion ou de désapprobation), exacerberait une tension ancienne. Un affrontement entre ces deux conceptions, prédéfinies comme antagonistes, se reconstituerait. Il serait un possible péril pour les visées intégratrices de l’éducation artistique « moderne », dont la « tradition » (comme le temps long de son action) promeut et soutient la recherche de points d’équilibre, de complémentarités, d’associations, d’articulations entre des domaines (artistiques, culturels, dont une vision transversale), des formes (pédagogiques), des modalités (didactiques), etc.

Dans le réglage actuel de divers débats sur l’éducation, comment se distribueraient les rôles dévolus à l’une ou l’autre de ces deux conceptions, risquant d’y enfermer l’éducation artistique qui, peut-être, se situe au-delà?

La première conception — priorité aux normes culturelles et/ou procédurales — amalgamerait-elle des principes d’un universalisme (un camp républicain ?) à la préoccupation d’un référentiel culturel global à instituer (plutôt inscrit dans des références situées dans une aire géographique donnée [un ethnocentrisme ?]). La seconde — primat aux expériences sensibles et/ou comportementales — fusionnerait-elle les ambitions d’un projet humaniste (un camp pédagogiste ?) avec l’exaltation de toutes les singularités (orientation spécifique d’approches plutôt de natures anthropologiques, voire mondialisées [transversalité, interculturalité ou relativité des régimes de la sensibilité et de l’idée de création]) ?

L’éducation artistique, si elle doit en effet pouvoir être pensée et accessible pour tous et par tous, gagnerait peut-être aussi à ne pas se laisser enclore par les affirmations comme les acteurs de tels clivages. Il serait alors de bonne politique de veiller à ce qu’on lui permette de travailler à les transcender (ce qui est par ailleurs aux racines de ses ambitions).

Considérons cependant des enracinements socio-moraux profonds :

  • Dans un régime de valeurs professionnelles : dépassant la question des modèles pédagogiques, la redistribution à tous d’un capital culturel pensé comme un bien commun correspond — encore — aux valeurs professionnelles (républicaines) du plus grand nombre des enseignants/médiateurs des arts et de la culture.
    • Cette redistribution paraît toutefois se penser davantage en termes d’ouverture culturelle (conception démocratique de l’EAC) et d’expériences structurantes (pragmatisme et « enquête » au sens de J. DEWEY) que comme un répertoire de limitations auxquelles il faut se conformer (approche plus dogmatique).
  • Dans un régime de valeurs sociales : la conception élargie de l’accès aux arts et à la culture, dans la pluralité des manifestations de leurs formes et situations, s’exprime dans une politique publique (républicaine [citoyenne] et démocratique [pour/par tous]).
    • Celle de l’EAC ne concerne pas seulement l’École et se pense tout au long de la vie pour tous les citoyens, ce qui ne va pas de soi et relève d’une ambition.
  • Dans un régime de valeurs démocratiques : cette politique et ses fondements portent en eux des orientations issues d’un débat dans la société.
    • Elles procèdent d’une délibération de la représentation nationale (parlement, loi), produisant une littérature législative elle-même en correspondance avec des chartes ou des traités internationaux.

Remarques sur l’élaboration de savoirs de référence en éducation artistique :

Au-delà des intentions/convictions sur lesquelles repose en partie une politique publique, cette EAC non « étroitement » conformée s’enracine également dans des savoirs issus la recherche comme des pratiques des artistes, elles-mêmes confrontées aux regards des pairs, au travail de la critique et aux études de la recherche.

Concernant des disciplines artistiques de l’enseignement scolaire, les savoirs qu’elles travaillent sont nourris de la réflexion scientifique, ancienne et récente, sur les champs de l’art et la culture : des connaissances factuelles, des études rationnelles, bien souvent travaillées et formalisées dans des approches pluridisciplinaires (histoire, sociologie, anthropologie, archéologie, esthétique, physique, chimie, psychologie, etc.).

Dans la recherche, comme dans les pratiques artistiques (elles-mêmes de plus en plus vécues/affirmées par les artistes comme des « recherches »), se construit une interrogation sur la question de l’art (et de la culture) sur lui-même. La création et les réceptions du fait artistique et culturel, individuelles et collectives, y sont des sources fécondes de questions utiles/nécessaires à l’éducation artistique.

  • Bonnes œuvres VS moins bonnes œuvres ?

En matière d’éducation artistique — et poussée dans une certaine logique —, la modalité « strictement » transmissive, restaurée et refondée en prescriptions principalement réglementaires (imposition), inviterait à envisager comme possible conséquence un tri scolaire des objets de la culture : posée a priori comme une nécessité, une sélection institutionnelle serait à opérer parmi les expressions et des questions éligibles ou non à ce projet éducatif (beaucoup plus normatif des arts et de la culture que les conceptions actuelles).

Certes, des choix et des classements des références à produire dans l’éducation doivent ordinairement s’envisager :
1. au regard de problématiques — matérielles (des conditions disponibles), éthiques (le droit et les devoirs), morales (des valeurs) — que l’École doit nécessairement envisager,
2. de « l’efficacité » dans une visée de l’apprentissage — l’enseignant se doit de considérer ce qui est pertinent et utile pour la formation de tous ses élèves —.

Cependant, le tri dont il s’agirait s’enracinerait ailleurs : dans la préoccupation de constituer et de garantir un répertoire de références constitué au regard de sa conformité à une définition (très) normative de l’art et de la culture à enseigner. Ce qui, pour des enseignants/médiateurs, ne serait pas du même ordre : il leur est aujourd’hui possible de puiser par eux-mêmes, en conscience et en responsabilité, en tant qu’experts et dans une liberté professionnelle garantie, dans le vaste « réservoir » de questions ouvertes que sont les créations artistiques.

Δ Sous l’angle des principes : un répertoire prédéfini de références et de conventions à enseigner déterminerait-il de facto de bonnes et de moins bonnes œuvres (scolaires) ?

 Une classification — a priori — et instituée de références pourrait induire d’écarter — dogmatiquement — certaines pratiques artistiques et références culturelles.

Remarques :

Plus précisément (en forçant le trait), pourrait-il s’agir de celles dont les caractéristiques interrogeraient, débattraient ou renouvelleraient une norme définie par ou pour l’École ?

Dans une certaine mesure, il faut songer à l’espace contemporain de l’art. Celui-ci dispose des situations plutôt « inédites » pour la plupart de ses spectateurs. Ces propositions ne sont pas toujours tout à fait dans des traditions normatives et peuvent générer bien des débats vis-à-vis de leur plus ou moins grande correspondance à l’idée conventionnelle d’œuvre, de spectacle, d’exposition, etc. De fait, des espaces d’évitement, parfois de rejet sont possibles et, assez fréquemment, un certain discrédit se nourrit par un régime de l’opinion plus que d’analyse.

Pour diverses raisons (marché, institutionnalisation, provocations factices, codes sociaux des « élites », signes de distinction culturelle, affirmation d’un capital culturel, etc.), l’espace contemporain de l’art peut être envisagé (y compris par nombre de hauts responsables éducatifs et culturels) comme suspect quant à sa capacité à produire des créations « sérieuses », aptes à la transmission de savoirs « valables », « utiles » (à tous ?).

Quatre considérations à prendre en compte :

  • Faire apprendre, au plus grand nombre, plutôt de manière convergente (répertoires de connaissances et de valeurs) et dans une modalité simultanée (dans la classe), des conventions artistiques et culturelles établies hors l’École apparaît comme une forme d’instruction évidente, et, précisément, dans un enseignement dit de masse (tous les élèves simultanément vers une source des savoirs).
  • Cette approche devrait conduire toutefois tous ses opérateurs à, prudemment, s’interroger selon quels courants de pensée (sur des pratiques, des formes, des styles, des esthétiques, des valeurs, etc.) se développent la démarche, son ingénierie, ses buts et cela à différents moments de l’histoire.
  • Il serait utile de soupeser les déséquilibres et les risques induits dans la perspective d’une « restauration » stricte d’un tel modèle. Si l’instruction ainsi conduite serait plutôt puissante à consacrer le principal du (peu) de temps scolaire dédié à des visées stables des savoirs artistiques et culturels à transmettre, elle serait aussi peut-être en difficulté vis-à-vis d’autres objectifs, tout autant nécessaires, pourtant assignés à l’éducation artistique.
  • Ceux-ci ne relèvent pas que de la transmission de connaissances (factuelles, académiques) au sens légitime d’un savoir d’autorité/d’une autorité du savoir. Ils mobilisent également des dimensions socio-comportementales (des interactions entre des individus qui éprouvent la création et la culture) et expérientielles (dans le cadre commun des pratiques sensibles et de la rencontre des œuvres, il y a de l’imprévu). Ces dernières dimensions ne sont pas moins nécessaires et légitimes à l’éducation artistique.

Des problèmes sont à considérer :

L’œuvre et la pratique sensible ne sont pas tout à fait réductibles à l’état de « références » qui s’enseignent. Elles sont intrinsèquement des expériences à éprouver et des propositions faites à l’adresse d’un public. Placées sous notre « regard », à notre « écoute », elles sont largement disponibles à tous nos sens, et fréquemment en y agissant par soi-même.

Suscitant des émotions, des reconnaissances, des adhésions possiblement variées, voire problématiques à réguler ou régler (pour en extraire des enseignements), elles engagent un partage du sensible, qu’il faut accepter et construire.

Sous le prisme de normes trop étroites, comment travaillerait-on — par exemple — les compétences à approcher et à appréhender, par le sensible, les questions de la réception des arts et pas seulement une certaine définition de l’art dans la société ? En quoi la formation de la sensibilité et de l’esprit critique se donnerait-ils la possibilité d’un s’ancrage dans l’accueil d’une diversité parfois turbulente, voire troublante, des œuvres ?

Δ Sous l’angle d’une conformité : une norme de l’art et de la culture, quasi unique et/ou unidirectionnelle (dans l’École), serait-elle l’expression de quelque chose d’autre que les ambitions d’une éducation artistique « moderne » ?

L’édification d’une conception quasi invariable de l’art et de la culture est un risque.
Il pourrait en surgir une vision à nouveau décrochée, potentiellement problématique, du monde réel des arts et de la culture.

Deux rappels :

  • Au-delà des professionnels directement concernés dans et autour de l’École, les arts et la culture disposent d’enseignements universitaires, d’une recherche, de filières de formation spécialisées. Comme évoqué supra, leur travail nourrit aussi la formation scolaire des évolutions des conceptions — dans le temps et dans l’espace — de la création artistique, des pratiques et des politiques culturelles.
  • Un des apports de ces travaux — devant faire l’objet de distance critique — est de considérer que la création artistique s’interroge aussi sur elle-même. Cette interrogation contribue, de lointaines histoires, à son propre remodelage. Ce principe ou cette nécessité d’un remodelage (fait de continuums, de ruptures, d’innovations, de surgissement de nouveaux domaines, de nouvelles pratiques, d’hybridation entre des formes autrefois cloisonnées, etc.) ne peut sans difficulté être tenu à distance de l’éducation artistique.

Une interpellation :

La recherche laisse percevoir, peut permettre de comprendre, qu’une EAC de qualité dans la formation des citoyens devrait intégrer cette dimension non « strictement » normative d’une création « en recherche ». Que, précisément non étroitement normée, cette « autoscopie » est potentiellement une ressource essentielle d’enseignements et d’expériences utiles dans l’École, y compris au-delà des arts.

  • De la cire molle (passivité) aujourd’hui, et de la permanence d’un imaginaire scolaire sur l’enseignement des arts (passéisme ?)

Comme il a été rappelé, une conception « strictement » transmissive pourrait tendre à écarter des représentations préalables présentes chez les élèves. En matière de sensibilité, ils infèrent pourtant sur les apprentissages (ici artistiques et culturels). En outre, dans notre monde contemporain, ces représentations sont largement diffusées, particulièrement par le numérique hors de l’École (le flux d’informations, d’images, pour le meilleur comme pour le pire…) et démultipliées (dans des formes de socialisation, en réseaux).

Δ Au regard des apprentissages : quid des représentations mentales individuelles et collectives dans les processus et modalités de l’éducation artistique ?

 Dans une modalité « strictement » transmissive, il serait assez cohérent de tenir à distance la diversité (et la divergence) des représentations singulières (les pensée, les pratiques, les interprétations) et l’altérité des identités comme des sensibilités individuelles ou collectives (dans l’expression, dans la réception).

Remarques :

Avant même d’envisager la mise en œuvre d’un moment d’éducation artistique, il serait utile de considérer que des représentations mentales plus ou moins diverses sur l’idée d’art ou d’œuvre coexistent — évoluent ou demeurent figées — dans la classe/dans un groupe/dans la société. Ces représentations se manifestent à différents moments des parcours personnels et collectifs, tant chez les élèves que chez leurs professeurs. Il en est en art et en matière de culture comme dans d’autres domaines.

L’accueil de la divergence et de l’altérité sont toutefois parmi des invariants de l’éducation artistique « moderne » : accueillir/stimuler la pluralité (divergence) des pratiques sensibles, recevoir/prendre en charge le différent/parler des différends (altérité) dans et à partir des arts.

Trois constats :

  • Ces représentations mentales sous-tendent de possibles conflits de valeurs, internes ou entre individus, qui peuvent aussi ressurgir dans les apprentissages, positivement ou non.
  • Potentiellement, les conceptions ou les valeurs concernées peuvent avoir été enrichies ou transformées par des expériences ou un travail antérieur de/dans/hors l’École (notamment par les modalités instituées de l’éducation artistique et culturelle [2], comme dans les effets de son projet démocratique [100 % EAC] ?).
  • La divergence et l’altérité sont de beaux enjeux pour le développement de savoirs artistiques et culturels enrichis de compétences socio-comportementales. Elles sont, en outre, l’un des creusets d’un apprentissage situé (ancré, en situation) de l’esprit critique (analyses, recul réflexif sur l’art, les œuvres, les pratiques, les discours, les ressentis, etc.) et des valeurs de la République (partager le sensible avec tous).

Recommandations pour l’éducation du citoyen par les arts et la culture :

Les arts sont pluriels (en eux-mêmes et entre eux), parfois rebelles et soucieux dans leurs évolutions de déjouer un certain sens commun (proposition d’un pas de côté). Inscrits de manière libérale dans la société (au sens philosophique de la responsabilité individuelle et des justes droits dans l’égale liberté individuelle de tous), ils entretiennent entre leurs praticiens des concurrences enrichissantes et stimulantes d’idées, de formes, de conceptions, mais aussi des débats vifs et des ostracismes. Les artistes peuvent être en recherche intuitive ou « stratégique » d’audace, de rupture, de nouveauté, mais aussi de normes anciennes ou nouvelles, de reconnaissance par les pairs, par des institutions, par un marché.

Dans un ensemble vaste de domaines et de pratiques perçues, reçues, discutées, tout ne converge donc pas. Même si tout n’est pas toujours d’égale qualité, tout se doit d’être appréhendé en égale dignité. Il est utile et intéressant d’intégrer dans l’École ce fait de la divergence (des conceptions, des pratiques, des finalités, de la pensée) dans et sur les esthétiques, et au cœur même des « écritures » artistiques de même nature.

Il est aussi nécessaire de considérer qu’une éducation artistique « moderne » engage — intrinsèquement — un travail positif, car « cultivé » (sous-tendu, soutenu, étayé), sur le différent (pluralité des pratiques/esthétiques) et le différend (confrontation des perceptions/réceptions). L’un et l’autre contribuent à donner de la valeur à l’éducation de la sensibilité.

Une telle position en éducation artistique apporte du sens en apprenant, dans et par les arts, de manière ancrée dans des pratiques et des expériences éprouvées, à débattre et à clarifier sereinement les ressentis, les perceptions, les enthousiasmes ou les rejets, à s’autoriser de penser et de faire autrement.

Δ Au regard de la culture scolaire : dans un modèle « strictement » transmissif de l’enseignement et de l’éducation artistiques, y aurait-il l’affirmation nostalgique d’une tradition ? D’un imaginaire commun de sa forme ancienne et idéalisée ?

 L’idée — juste — de transmission en matière d’éducation artistique prendrait un risque à être confondue avec d’anciens modèles pédagogiques strictement « transmissifs », eux-mêmes pensés a priori ou situés comme frappés d’obsolescence.

Remarques :

Sur le plan des apprentissages liés à la pratique (un peu moins à la culture artistique), on pourrait associer la position « strictement » transmissive de l’ancienne à la traditionnelle « leçon de dessin ou de musique » dans l’enseignement scolaire. Du moins, l’idée que l’on s’en fait ou que l’on reconstitue aujourd’hui. Cela procéderait-il d’un imaginaire sur l’École ?

Considérons les points suivants :

  • Un examen un peu approfondi de l’histoire des disciplines artistiques dans l’École inviterait à ne pas confondre — systématiquement — ce modèle avec une l’unique forme originelle de l’introduction d’un enseignement des arts à l’École (dans l’enseignement primaire et avant même les lois Ferry). Et ceci, quels que soient les courants pédagogiques concernés.
  • Par exemple, dans l’histoire de l’enseignement du dessin (puis des arts plastiques) tout n’a pas d’emblée été (re)centré sur la reproduction scolarisée des modèles académiques de la formation des spécialistes (il est utile de regarder des modalités des écoles centrales [1795], des écoles mutuelles [France dès 1747, Grande-Bretagne vers 1795], de lire les débats anciens entre tenants des méthodes dites « naturelles » [F. RAVAISSON, 1853] ou « géométriques » [E. GUILLAUME [1866], les tentatives du dessin « libre » [en pédagogie FREINET, 1938], etc.).
  • Sur la « traditionnelle » leçon de dessin ou de musique, il conviendrait de s’interroger pour la situer en forme et en nature, sauf au risque de la caricaturer (par méconnaissance historique, par omission volontaire, par conviction idéologique…) : laquelle et à quelle époque ? Pour qui ? Dans quels cycles de la scolarité ? Par exemple, les choses ont été très variables dans l’histoire selon que l’on était au lycée impérial, dans l’enseignement primaire avant ou après les lois Ferry, dans le primaire supérieur ou dans le lycée antérieurement aux réformes Haby, etc. Il semblerait qu’elle ne pourrait servir de point de repère ou de contrepoint qu’en étant précisément contextualisée dans le temps, dans l’espace, dans des lois portant sur l’éducation.

Des constats :

  • Cette représentation d’une certaine tradition (situation, activités, finalités rassemblées parfois commodément en un seul « cliché ») semble toujours occuper une place importante dans l’imaginaire collectif scolaire.
  • Ainsi, on peut déplorer de l’avoir vécu comme regretter son effacement (ce qui dans ce cas n’est pas seulement une question d’âge). Elle a imprimé/modelé les consciences de la forme (un idéal, un paradigme sociologique ?) d’un enseignement dit — assez — utile et aux efficacités — plutôt — visibles (mais, n’était-ce pas dans d’autres temps, pour d’autres besoins ?).
  • Au-delà de la permanence culturelle du cliché (qui ne porte pas en soi une image de ces leçons traditionnelles ?), il faut aussi considérer que ce modèle ancien n’avait guère pour but une éducation aux arts et par l’art, au sens « moderne ».
  • Restauré quasiment à l’identique, il tendrait à maintenir les arts et la culture, leurs langages et leurs conditions, dans des fonctions scolaires plutôt secondes (supplétives ? utilitaristes ? au service des autres disciplines ? d’autres apprentissages plus fondamentaux ?). Ce qui n’est peut-être pas  non plus complètement l’ambition d’une éducation artistique et culturelle « moderne ».
  • Ce positionnement assez « accessoire » des enseignements et de l’éducation artistiques prend ses racines dans l’épaisseur du temps :
    • Par exemple, nous évoquerons les enracinements dans la formation des aristocrates aux arts libéraux ou dans ceux d’une conception des loisirs (arts d’agrément).
    • Rappelons également les terreaux et les rhizomes de l’imprégnation et du modelage des esprits par des apprentissages fondés sur la copie/la restitution d’œuvres de « maîtres » (choisies pour leurs vertus édificatrices [sous l’Ancien-Régime, dans l’émergence de l’idée de Nation, dans la fabrication de la République, etc.]).
    • De même, nous pouvons convoquer des racines (académiques) du dessin dans la formation des artistes : « les académies » (représentations canoniques du corps et modèle vivant) et d’après nature (pour outiller à l’observation et l’enregistrement du réel). L’une et l’autre ayant pu être considérées comme comme apogée d’un type de savoir-faire.
    • Nous nous souviendrons aussi de quelques radicelles faites d’études graphiques, documentaires, voire techniques d’objets divers et variés, aux technicités transposables dans des besoins des métiers (artisanat, industrie, etc.), plutôt destinées en leurs temps aux cycles inférieurs ou dits « de base » de la scolarité obligatoire, ou dans des composantes secondaires de la formation des élites (science, médecine, génie civil, etc.).

Une interpellation :

Encore aujourd’hui, les politiques de l’EAC s’accordent sur l’ambition de faire progressivement reconnaître des fonctions premières (paritaires à tous les autres fondamentaux ?) :
1. une EAC ambitieuse sur les plans artistiques et culturels,
2. fondée pour elle-même,
3. contributive par sa spécificité aux objectifs fondamentaux et communs de l’éducation du citoyen.

  • Être utile : oui, mais à quoi ?

Au regard de certaines attentes sociales, dépositaires parfois implicites de valeurs pourtant à réinterroger ou réactualiser, un modèle « strictement » transmissif ferait-il perdurer une conception principalement utilitariste (donc seconde) de l’éducation artistique ? Encore conviendrait-il d’être en mesure de situer les récits embarqués et des domaines d’opérationnalité d’une utilité et de ses visées.

Δ Dans une perspective sociétale : de quoi cette opérationnalité pédagogique fondue dans l’utilité scolaire serait-elle le récit pour les enseignements et l’éducation artistiques ?

 Un récit scolaire particulier pourrait être sous-tendu par un modèle « strictement » transmissif restauré pour répondre à certaines efficacités utilitaires en éducation artistique.

Remarques :

La transmission est au cœur des déclarations de la politique publique en EAC. Elle imprègne des programmes d’enseignement, fonde les partages de savoirs auxquels sont attachés les professionnels des arts et de la culture qui, pour cela, se mobilisent à différents niveaux. Toutefois, des modèles « strictement » transmissifs en éducation peuvent s’inspirer ou tenter de réintroduire des formes pédagogiques de transmission considérées, envisagées ou devenues « obsolètes » (cf. §. supra).

Les méthodes dites strictement « transmissives » et l’idée de transmission gagneraient ni à se confondre par facilité ni à se superposer par commodité. Par ailleurs, si l’opérationnalité des apprentissages est une nécessité, la réduction des disciplines à des savoirs utilitaristes ne garantirait peut-être pas la meilleure efficacité scolaire.

Transmission (humanisme des visées et universalisme des connaissances ?) et utilitarisme (finalités applicatives ?) ne sont pas du même ordre. Ce sont des motifs ou des causes pour s’opposer sur des conceptions profondes de l’éducation artistique dans la scolarité . Ces orientations tissent les trames de récits différents sur l’École et sa valeur.

En premier lieu, il conviendrait de rappeler que l’idée de transmission n’a jamais quitté les ambitions et les approches des enseignements et de l’éducation artistiques. À la demande même des institutions et de la Nation vis-à-vis de l’École, elle s’est progressivement élargie à d’autres objets qu’initialement : dans un mouvement allant — progressivement — d’une focalisation initiale sur des objectifs techniques (plutôt un utilitarisme pour les métiers) à leur intégration dans une éducation plus large de la sensibilité (une émancipation sociale et une portée civilisationnelle par l’éducation artistique).

Ce travail sur la sensibilité intègre une attente culturelle — une transmission patrimoniale : découverte et connaissance des œuvres dans l’histoire et le temps présent, fréquentation des lieux de culture et de création, etc. — et le développement de compétences socio-comportementales — une transmission pour une citoyenneté culturelle par une prise en compte des questions de la réception de l’œuvre, des émotions, du débat, etc. —. Dans ces deux visées, il s’agit d’une opérationnalisation de la démocratisation artistique et culturelle et de sa contribution à la formation du citoyen.

En second lieu, il serait prudent d’envisager ce qui peut se projeter sur une conception restreinte de l’idée de transmission, au risque d’en nourrir une mise en œuvre très étriquée. Il pourrait affleurer l’affirmation d’une conviction éducative portant sur la « vérité » d’une performance possiblement utile ou efficace : ce qui s’apprend est essentiellement technique, le geste (technicien) « ne ment pas » ; ce qui est appris doit se voir, s’entendre, se vérifier (dans la juste reproduction/restitution d’un code inculqué). Pour les non-spécialistes à éduquer (les élèves en temps scolaire, par exemple), la visée principale porterait possiblement sur ces savoirs utiles et/ou efficaces, à nouveau réduits aux contours de la reproduction/imitation, assez faiblement en correspondance avec une éducation artistique « moderne ».

Un tel regain d’une culture de l’imitation/restitution (du modèle/du réel/d’un savoir techniciste) instituée (réinstituée au regard de l’histoire de l’éducation artistique) pourrait-il développer ou renforcer un récit particulier dans l’École ? Au service d’un idéalisme pédagogique ? D’un « redressement » vers des savoirs « sérieux » aux finalités identifiées ? D’une nostalgie d’un idéal scolaire ? D’un certain retour en éducation artistique d’un usage moralisateur et orienté de la conversion platonicienne de l’âme vers le vrai, le beau, le bien [est-ce le juste ?]) ? Peut-être.

Ces récits se feraient-ils en tension ou contre d’autres présents dans une éducation artistique « moderne », récits fondés sur d’autres convictions (qu’il faudrait également soumettre au recul critique) : ceux d’un pouvoir prêté à l’invention introduite ou imposée dans la forme scolaire, ceux de la nécessité de l’imaginaire dans les apprentissages, ceux d’une innovation et d’une créativité l’une et l’autre pensées comme intrinsèques à l’activité artistique, etc. ? Probablement.

Tous ces récits apparaissent également recevables. Ils sont ancrés dans des évolutions/révolutions repérables de l’École. Ils doivent être considérés, étudiés, élucidés. Pour autant, des ruptures d’articulation entre eux ou des déséquilibres de poids ou de valeurs dans l’offre scolaire sont un risque sérieux en éducation artistique. Du moins si on la conçoit pleinement comme une éducation de la sensibilité par les moyens du sensible. Ce qui à l’ère du 100 % EAC est toujours d’actualité, semble-t-il, et nécessite délicatesse et complémentarité.

Constats :

  • En matière d’éducation artistique, l’idée de maîtrise technique peut se superposer rapidement sur celle de la qualité artistique (d’une représentation/production/interprétation). Pourquoi pas ?
  • Selon les moyens et les langages de différents arts à considérer, dans cette conception de la qualité, il s’agirait plutôt de l’efficacité d’un résultat au regard d’une convention attendue sur : la « ressemblance » de la chose visuellement représentée, la « justesse » ou « l’harmonie » sonore de la chose interprétée, la « conviction » ou la « précision » du geste, de l’attitude ou de la diction dans la chose jouée, etc.).
  • Ressemblance, justesse, harmonie, conviction, précision sont des notions certes pertinentes en art et en éducation artistique, mais rapidement étriquées si elles se retrouvaient bloquées dans une conception rétrécie à l’efficacité immédiate. Elles s’appréhendent, s’observent, se pensent, se discutent, se grandissent, se dépassent dans et par les arts.
  • Il apparaît nécessaire de se poser des questions sur ce qui nourrit l’objectif de qualité de l’éducation artistique, sur ce que serait une éducation artistique de qualité. Il faudrait peut-être ouvrir la définition de la qualité, envisager les diverses dimensions sur lesquelles elle peut porter.
  • Cette idée de la qualité est encore fréquemment et assez basiquement traduite vis-à-vis des arts et dans leur enseignement en termes de critères de performance : plutôt ceux de la capacité à restituer, moins souvent ceux de la capacité à reconfigurer.
  • Or, dans un processus de création ou d’apprentissage de questions et de pratiques relatives à la création, proposer, soutenir et produire un écart intentionnel, plus ou moins signifiant, interprétatif, critique, etc., ouvre l’idée de qualité sur plusieurs définitions, sur diverses compétences. Ce pluralisme n’est pas un relativisme, c’est une approche des nuances.

Deux questions de nature possiblement politique :

  • S’agirait-il de maintenir l’idée (consensuelle ?) de l’intérêt principal d’une maîtrise technique « véritable » (teintée ici ou là de l’idée de talent) et vérifiable (l’immédiateté de la chose bien dessinée, bien chantée, bien jouée, bien dansée, etc.) afin de disposer de savoirs considérés comme appréhendables par les parents ? Ce qui pourrait faire peu de cas d’une diversité des attentes de ceux-ci.
  • Un enjeu serait-il être de produire des formes opérantes dans une communication sociale de et d’une évaluation de l’efficacité scolaire (des performances rapidement/immédiatement identifiables et évaluables), mais potentiellement en tension avec un objectif plus large de l’éducation artistique (porté par la visée du 100 % EAC), reposant également sur l’espérance des rencontres sensibles, elles-mêmes difficilement saisissables par les filtres d’indicateurs ou d’exerciseurs ?
  • S’agirait-il d’apprendre à se réapproprier en priorité, voire exclusivement le réel par les vertus supposées concrètes et vraies du travail de la main, de la voix, du corps et de ses résultats (une certaine réalité des « artefacts scolaires » que sont les productions des élèves ainsi orientées) ? Serait-il question de construire ce récit-là dans une sorte d’apologie du geste et de ses exercices d’entraînement, à l’ère d’une bascule de la jeunesse dans une virtualité numérique, et en réponse au risque angoissant d’une déréalisation des esprits ?
Δ Dans une perspective artistique : que veut ou peut l’éducation artistique vis-à-vis de l’idée d’utilité pour le XXIe siècle ?

 Pourrait-on considérer que, de facto, il y aurait une incompatibilité entre l’idée d’utilité et les champs des arts ou de la culture ?

Remarques :

Dans une conception potentiellement utilitariste des arts et de la culture à l’École, l’éducation artistique occupe assez systématiquement une fonction secondaire (accessoire). C’est d’ailleurs une place ancienne et traditionnelle dans l’école française (générations successives de programmes scolaires, plus ou moins explicites sur ce point, depuis les lois Ferry et jusqu’aux années 1970-80).

Dans ce schéma d’une opérationnalité scolaire à faire preuve ou démonstration d’utilité sociale et/ou économique des savoirs, pourraient se poser quelques questions pour l’éducation artistique. Quelle serait la part restante/allouée/reconnue pour la création artistique, les compétences d’expression sensible, les inventions désintéressées, individuelles ou collectives ? L’idée, plus ou moins légitime, que les arts « authentiques » et l’éducation artistique « véritable » sont par principe rétifs à leur « asservissement » à des utilités scolaires, sociales, économiques, etc., est largement partagée.

Trois rappels :

  • Des compétences (psychosociales, créativité) sont actuellement présentes, voire exigées des élèves par l’institution scolaire (dans les visées des programmes de nombreuses disciplines).
  • Dans les enseignements et l’éducation artistiques, elles apparaissent même consolidées depuis 2008 par la généralisation de l’enseignement obligatoire et transversal de l’histoire des arts, puis, en 2015, par un référentiel de l’EAC.
  • Au-delà, elles sont portées et attendues par d’autres acteurs que l’École, plutôt en attentes de créativité, insérant celle-ci dans ce que l’on désigne parmi les compétences du XXIe siècle.

Une interpellation :

Les conceptions utilitaristes vis-à-vis de l’éducation artistique peuvent, doivent, gagneraient à se débattre au-delà de possibles « éternels retours » :

  • Celui d’un parti pris selon lequel la compétence artistique ne relève pas vraiment/pleinement de la sphère des compétences et des savoirs conceptuels, mais plutôt de celle de savoirs manuels. Il faut les soutenir par l’étude de répertoires techniques. C’est alors un retour d’une hiérarchisation des savoirs dans l’École défavorable aux disciplines dites non verbales, ou non scientifiques.
  • Celui d’une programmation d’une créativité placée au service de la compétition sociale et économique. Il faut s’y préparer, augmenter ses chances pour « faire la différence » en la mobilisant dans une perspective de réponses aux besoins de nouveaux métiers. C’est dans ce cas le retour d’un utilitarisme de la culture contre un désintéressement culturel.
  • Également, celui de l’argument selon lequel, par nature, les arts sont incompatibles avec les visées de l’École, quelles qu’elles soient. C’est ici le retour d’une querelle entre l’art et l’École, particulièrement contradictoire avec l’idée d’éducation artistique et culturelle, refermant toute perspective sérieuse de démocratisation.
  • De la culture artistique, en creux ?

Sur le plan des connaissances théoriques, le modèle « strictement » transmissif peut également trouver application ou perpétuation en matière de culture artistique. On songera, par exemple, aux commentaires magistraux de tableaux, possiblement réitérés comme une unique approche, dans la classe ou en présence d’œuvres authentiques.

 

Christian Vieaux, mars 2022, d’après une première version rédigée en janvier 2009.

 

Télécharger la version PDF :

Fiche 2 – Sur le modèle transmissif celui dit de « l’empreinte » en éducation artistique

 

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[1] LOCKE, J., Essai sur l’entendement humain, 1690, Londres ; Pensée sur l’éducation, 1693, Londres.

[2] Sur ce point, le Code de l’éducation, partie législative est clair : Article L 121-6 « L’éducation artistique et culturelle contribue à l’épanouissement des aptitudes individuelles et à l’égalité d’accès à la culture. Elle favorise la connaissance du patrimoine culturel et de la création contemporaine et participe au développement de la créativité et des pratiques artistiques. L’éducation artistique et culturelle est principalement fondée sur les enseignements artistiques. Elle comprend également un parcours pour tous les élèves tout au long de leur scolarité dont les modalités sont fixées par les ministres chargés de l’éducation nationale et de la culture. Ce parcours est mis en œuvre localement ; des acteurs du monde culturel et artistique et du monde associatif peuvent y être associés. » De même, la circulaire n° 2013-073 du 3-5-2013 sur le PEAC signale la mobilisation des différents ordres éducatifs, formels et informels, dans et hors le temps scolaire : « Le parcours d’éducation artistique et culturelle conjugue l’ensemble des connaissances acquises, des pratiques expérimentées et des rencontres organisées dans les domaines des arts et de la culture, dans une complémentarité entre les temps scolaire, périscolaire et extra scolaire. »

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