Feuilleton : Nouvelle Âme – 13

13.

Clarisse marche au pas de course. Elle pianote sur son téléphone, et regarde de temps en temps si je suis. C’est effectivement ce que je fais, même si au fur et à mesure du chemin, je commence à ralentir. J’ai beau avoir retrouvé un peu d’énergie lors de ma sieste plus tôt, la douleur dans mon cœur me puise tout ce que j’ai récupéré. Je n’arrive toujours pas à croire que je ne reverrais jamais mon frère. Cela me semble irréel. Comme une sorte de blague qui dure trop longtemps. Et puis, j’ai beau faire tous les efforts possibles et imaginables, je n’arrive pas à recoudre cette blessure. J’ai la sensation qu’il me faudra du temps. Encore plus que la première fois…

Nous empruntons le même chemin que James et moi avons suivi le week-end dernier. Peu à peu, je réalise. Est-ce qu’elle m’emmène… Au bout de la rue se dessine la devanture de «Chez Persy». J’en étais sûre. Je n’avais pas rêvé, quand j’avais vu cette couleur bordeaux derrière les fenêtres.

Nous arrivons devant les portes vitrées. Elle se tourne vers moi, un air sévère, le doigt tendu, comme si elle s’adressait à un enfant de trois ans :

– Tu te tais, tu ne t’attardes pas, tu me suis.

– Mais, Cla…

Elle attrape mon poignet et entre. Nous pénétrons dans un sas d’entrée, où deux immenses gardes du corps encadrent une deuxième porte vitrée. Immédiatement, je me mets sur la défensive. Mais, à mon grand étonnement, ils saluent Clarisse et la laissent entrer, après qu’elle a précisé que «je suis avec elle».

Et là, c’est le choc.

J’ai atterri dans un bar à hôtesses. C’est la première chose que je remarque après que ma vue s’est habituée à la pénombre du lieu. L’immense salle est remplie de tables et de fauteuils magenta confortables. Les murs sont décorés par des portraits d’hommes et de femmes plus beaux les uns que les autres. Un bar impressionnant où plusieurs barmans s’activent prend un pan entier de l’endroit. Une scène est placée au fond de la salle, et des danseurs se déhanchent langoureusement sur des chansons des années 50. Des strip-teaseurs, hommes comme femmes, se pavanent au milieu de la salle, où une autre scène, plus petite, est installée. Des spots éclairent le lieu en rose, cyan, violet. L’endroit est bondé. Impossible de faire un pas sans cogner un serveur, ou un client. Mais ce qui me choque le plus, c’est le nombre de chevelures blanches immaculées qui apparaissent. Pourquoi ai-je suivi Clarisse ?! Me voilà dans un endroit où les seules personnes qui s’y trouvent sont soit des prostituées, soit des Anges !

Heureusement, Clarisse ne me laisse pas contempler le lieu plus que cela, elle me prend le bras et m’entraîne dans un couloir longeant la salle. La moquette rouge étouffe nos pas, et je devine que les murs sont insonorisés, car la musique n’essaie plus de me percer les tympans. Cependant, avec horreur, j’entends autre chose à la place. Des gémissements. Beaucoup. D’hommes, de femmes. En accord.

Clarisse accélère le pas. J’essaie de m’arrêter, de fuir, mais en un regard, elle m’intime de ne pas me débattre. Mais bon sang, où ai-je atterri ?

Clarisse s’arrête face à une porte, que je ne pourrais différencier d’aucune autre. J’essaie à nouveau de me débattre, mais elle ne me lâche pas. J’en ai les larmes aux yeux. Elle va me faire entrer là-dedans, et puis quoi ? J’en deviendrais une moi aussi ? Voilà ce que sera ma mort ? Je serais obligée de faire plaisir à des hommes pour l’éternité ?

– T’en as mis, du temps.

Clarisse entre dans la pièce, et me pousse à l’intérieur d’un coup de bras. C’est un bureau affreusement… violet. Tout ici est de cette couleur. Le bureau, le dressing, les fauteuils, les tasses, la coiffeuse remplie de produits de beauté. Cependant, ce n’est pas sur ça que je m’attarde le plus. Trois femmes, une brune, une blonde, et une d’origine asiatique, se tiennent en face de moi et me toisent, méfiantes jusqu’à leur fard à paupière violet. Elles ressemblent toutes à des tigres, prêtes à déchiqueter leur proie grâce à leurs ongles violets. J’ai beau imaginé tous les scénarios de fuites possibles, ils requièrent tous une chance inouïe. Je suis piégée.

Clarisse s’avance vers elles, et dit, le regard on ne peut plus sérieux :

– Elle en fait partie.

Les femmes soupirent, et tous leurs airs menaçants s’effacent, comme si ce masque était tout sauf naturel pour elles. Deux des femmes se désintéressent de moi, tandis qu’une s’approche de moi et me jauge du regard. Je me tortille, mal à l’aise. Elle est magnifique. J’ai beau m’accepter, je sais pertinemment que je ne suis pas aussi belle qu’elles. Savoir que cette femme scrute chaque parcelle de mon corps pour trouver un défaut me discréditant à vie me met affreusement mal à l’aise.

Tandis qu’elle pose une main sur son menton, je la détaille à mon tour. Elle est l’archétype de la pin-up des années 50. Je pourrais facilement la confondre avec Marilyn Monroe. Sa robe de la même époque cintre sa taille incroyablement fine, et met en valeur ses courbes généreuses. De hauts talons la mettent à ma taille, et elle arrive même à me dépasser. Cependant, je suis bien incapable de trouver un défaut à cette femme.

– Alors c’est ça, la mode actuelle ? fait-elle, songeuse, puis elle se tourne vers une autre femme brune, eh ! Je t’avais dit que les tailles hautes reviendraient à la mode !

Je crois entendre un « la ferme ». Elle entraîne alors Clarisse à l’écart. Je ne les suis pas, me souvenant parfaitement du « Ne parle pas » de Clarisse qui s’avère vital, en réalité. J’en profite pour détailler les personnes présentes dans la salle.

La femme à laquelle elle vient de parler n’est pas aussi clichée. Ses cheveux sont coupés au carré, et forment des boucles encadrant un visage aux traits parfaits. Si j’ignorais que le Relooking existait, j’aurais crié au complot. Elle vérifie son apparence, déjà parfaite, dans le miroir. Ses yeux bleus glacials inspectent si la longue robe noire qu’elle porte n’a aucun pli, et m’observent de temps en temps. A chaque fois qu’elle le fait, je détourne les yeux, gênée.

La femme aux traits asiatiques, elle, semble bien plus jeune que moi. Fin d’adolescence, au maximum. Elle a les cheveux coupés encore plus courts que la femme brune, et ses grands yeux bruns sont fixés sur les outils qu’elle manipule. Son air rieur revient sur son visage quand elle lève les yeux de son œuvre, et son sourire s’agrandit quand elle m’observe. Là aussi, je détourne le regard, à défaut de savoir comment interpréter ce sourire.

M’arrachant à ma contemplation, la pin-up revient vers moi :

– Alors, toi aussi, tu as perdu un proche par suicide ?

Le mot est si douloureux, la blessure si ouverte, que je mets du temps à répondre. Je prends le temps de me recomposer une façade avant de simplement hocher la tête. Je ne veux pas en parler, et certainement pas avec des inconnues dans un tel lieu.

Ma réponse provoque une réaction étonnante. Elles arrêtent toutes leur activité en synchro parfaite et se consultent du regard. La pin-up observe ensuite Clarisse et lève un sourcil. Cette dernière répond par un acquiescement.

– Moi c’est Perséphone, fait la pin-up, puis elle désigne la brunette. Voici Aphrodite et enfin Hermès, finit-elle en pointant du doigt l’adolescente. Tu te trouves dans un bar qui a une fonction très particulière. Tu sais ce qu’est le Sens avec un grand S ?

– Oui, je fais en me remémorant mes cours.

Le S est le fait de retrouver le sens du toucher, comme dans le monde des vivants. Il est donné à certains Anges par injections, pour les remercier de leurs services. C’est un des plus hauts privilèges accordés dans ce monde.

– Et bien, ici, on le distribue pour…

Elle réfléchit à ses mots.

– Pour apprécier les joies de la vie ? propose Hermès.

Elle sourit.

– C’est joliment dit, commente Perséphone. Comme tu as certainement pu le voir, la plupart des clients sont des Anges. Et nous, nous sommes celles et ceux qui les aident à profiter de ce privilège.

J’ai beau retourner la situation dans tous les sens, cela me semble logique. Les professeurs nous ont bien fait comprendre que, même si les recrutements étaient incroyablement compliqués, être Ange était la meilleure situation possible, dans ce monde. Cela m’énerve d’autant plus. Ils ont une belle mort ici, mais la refuse à d’autres ? Je me calme. Éclater ici n’apportera rien. D’autant plus que j’ai la drôle d’impression que ces femmes peuvent m’aider…

Je continue alors mon interrogatoire, fidèle à moi-même.

– Cela veut dire que ce n’est pas illégal ? je demande.

Perséphone et les autres rient.

– Non, c’est même affreusement contrôlé, lance Hermès, le regard rieur.

Je dois afficher une tête du type « Error 404 », car Clarisse vient à ma rescousse.

– Ce qu’elle veut dire par là, c’est qu’étant donné que le Sens est extrêmement surveillé, les gens qui l’utilisent le sont aussi. Mais il n’y a pas que ça, en fait…

– Eh, t’es sûre de toi, là ? fait Aphrodite, méfiante.

– Elle a perdu son frère ! Elle est dans le même pétrin que nous, répond Clarisse, puis elle se tourne vers moi : Tu veux le retrouver, n’est-ce pas ?

Un regain d’espoir naît en moi. Bien qu’il n’y ait pas besoin d’être très perspicace pour comprendre les indices, je ne m’y étais pas autorisée jusque là. Je ne voulais pas être déçue. Mais là, immense et imposant, l’espoir se dessine devant moi.

– C’est possible ?

Elles se consultent du regard. Perséphone commence :

– On le pense. Nous travaillons sur des solutions, mais elles sont compliquées…

Aphrodite l’interrompt :

– Et ce n’est pas gratuit.

Je les regarde une à une. Ai-je réellement besoin de réfléchir ? Sans ma famille, je ne suis rien. Je suis prête à tout pour la recomposer. Alors je hoche la tête, déterminée :

– Je veux retrouver mon frère.

Elles sourient.

– Parfait, fait Persy en joignant ses mains manucurées, bienvenue dans la Résistance !

Amélie

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