Résumé : L’objectif de cet article est de produire une critique sociale à partir d’une éthique libertaire. Dans ce texte, le point de vue libertaire consiste à partir du ressenti subjectif, du ressenti des personnes les premières concernées par une oppression et de prendre ce ressenti au sérieux, de ne pas le mépriser. A partir de ce point de départ, il s’agit alors d’en tirer les conséquences en montrant comment ce point de vue permet d’élaborer une théorie sociale. Ce texte discute entre autres l’accusation d’idéologie victimaire qui est associé aux revendications de reconnaissance des souffrances sociales.

La construction d’une théorie sociale cohérente est ici pensée comme un moment d’une éducation de soi dans le processus d’une éthique de résistance et de lutte sociale.

Prologue : Principes d’écriture

1. Principe analytique : un texte d’éthique libertaire doit valoir pour sa cohérence interne.

2. Principe dialogique : un texte d’éthique libertaire doit rechercher une cohérence élargie.

3. Principe ascétique : l’écriture d’un texte d’éthique libertaire est un exercice ascétique qui vise la cohérence de la pensée.

4. Principe d’élégance : c’est un texte qui doit être le plus clair et le plus concis possible.

Premier moment : Les postulats de base.

Ci-dessous une présentation des éléments de base d’une éducation de soi à une éthique libertaire.

0. Qu’est-ce qu’une éducation de soi à une éthique libertaire ?

0.1. La « notion d’éthique » correspond ici à une certaine conception de la conduite de son existence par une subjectivité.

0.1. L’éthique libertaire s’intéresse à la conduite de résistance et de lutte d’une subjectivité face à l’oppression socio-politique.

0.3. « L’éducation de soi » est une certaine relation de soi à soi qu’une subjectivité donnée entretien pour mettre en œuvre une certaine éthique.

1. La subjectivité libertaire.

1.1. La subjectivité est le point de départ d’une éthique libertaire.

1.1.1. L’objectif d’une éducation de soi à une éthique libertaire est le passage d’un sentiment d’oppression socio-politique, par une subjectivité, à une résistance et une lutte contre l’oppression socio-politique de cette même subjectivité.

1.1.2. La question de l’éducation de soi à une éthique libertaire est donc la question de l’engagement d’une subjectivité dans une résistance et une lutte socio-politique.

1.2. La subjectivité libertaire n’est pas une subjectivité transcendantale, détachée de tout temps et de tout espace, un sujet neutre et universel.

(En ce sens, la question de la subjectivité ne s’inscrit pas dans une conception cartesienne ou kantienne du sujet.)

1.2.2. En effet, on peut opposer à un telle subjectivité désincarnée de s’ériger en norme universelle, inconsciente de ses biais, de son point de vue socialement situé.

(Ce type de subjectivité de la philosophie moderne et du libéralisme politique a été entre autres critiqué par les épistémologies féministes ou par la pensée décoloniale)

1.3. La subjectivité qui est le point de départ d’une éducation de soi libertaire est une subjectivité phénoménale. Il s’agit d’une subjectivité relative, d’une subjectivité située.

1.4. Cette subjectivité a néanmoins accès à des vérités subjectives.

1.4.1. Ainsi par exemple une subjectivité queer peut s’identifier comme non-binaire. Ce ressenti est une vérité subjective.

1.4.1.1. La non-reconnaissance sociale de ce ressenti peut entraîner une souffrance subjective.

1.4.2. Nul ne peut contester la vérité subjective de ce ressenti, y compris ceux et celles qui en conteste la vérité objective. Ce ressenti a une réalité pour le sujet qui le ressent, et nul ne peut savoir mieux qu’une subjectivité donnée ce qu’elle ressent.

1.4.3. C’est pourquoi il y a dans le subjectivisme une dimension libertaire. En effet, le subjectivisme accorde une valeur au ressenti subjectif.

1.5. La subjectivité libertaire est une subjectivité qui adopte une éthique libertaire.

1.5.1. Cette subjectivité est d’abord une subjectivité qui ressent une souffrance.

1.5.2. C’est une subjectivité qui associe cette souffrance à une oppression socio-politique.

1.5.3. Enfin, il s’agit d’une subjectivité qui s’est tournée vers la résistance et la lutte contre l’oppression socio-politique.

1.6 . Néanmoins, cette subjectivité peut être confrontée :

– à des contradictions internes entre ses idées,

– à des contradictions entre ses ressentis subjectifs et des idées qui lui viennent de la vie sociale.

1.7. De ce fait, il en résulte que l’unité de la subjectivité n’est pas donnée. La cohérence de la subjectivité est à construire.

1.7.1. Le critère de cohérence peut donc être une voie dans un perfectionnisme éthique libertaire.

2. Le critère de cohérence 

2.0.1. La recherche de cohérence est un idéal perfectionniste que peut choisir d’adopter une subjectivité libertaire.

2.1. La cohérence interne.

2.1.1. Une subjectivité libertaire peut se donner comme idéal perfectionniste, un principe de cohérence interne.

2.1.2. Il s’agit d’une recherche de cohérence interne à sa pensée afin d’éviter les contradictions entre les différentes idées à laquelle adhère cette subjectivité.

2.1.2.1. La cohérence interne est la recherche de cohérence entre les présupposés et les conséquences dans la pensée.

2.1.2.2. La cohérence interne est la recherche de cohérence entre les différents domaines pensés par une subjectivité.

2.1.3. Pourquoi se donner ce principe de cohérence interne ?

2.1.3.1. La cohérence est un principe interne et non hétéronome de la pensée.

2.1.3.1.1.Elle permet de respecter l’autonomie de la subjectivité libertaire.

2.1.3.1.2. Elle n’introduit pas de transcendance par rapport à la subjectivité.

2.1.3.2. Une subjectivité libertaire peut admettre qu’il y a plus de perfection à rechercher la cohérence qu’à être incohérent.

2.1.3.3. Elle peut y voir une esthétique de la pensée.

2.1.3.4. Une subjectivité qui admet un principe de non-cohérence de la pensée est conduite à se contredire. Ce qui conduit aux apories du relativisme.

[ Sur la question de la cohérence interne en éthique : Benoît Basse, « Glover et l’exigence de cohérence pratique », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 15 | 2019]

2.2. La cohérence élargie.

2.2.1. Une subjectivité libertaire peut admettre qu’il y a plus de perfection à discuter les objections externes qu’à se limiter à une cohérence interne.

2.2.2. En effet, une subjectivité libertaire qui rechercherait seulement une cohérence interne pourrait s’exposer à une forme de délire paranoïaque.

2.2.2.1. Dans ce cas, la pensée est cohérente de manière interne, mais ne résiste pas aux objections externes parce que ses prémisses sont erronées.

2.2.3. Une subjectivité libertaire est donc une subjectivité porteuse « d’autrui intériorisés ».

2.2.3.1. Il s’agit d’une subjectivité qui n’est pas une conscience monologique, mais une conscience dialogique.

2.2.3.2. Il s’agit d’une subjectivité qui ne cesse de penser contre soi-même, de tester sa propre validité.

2.2.3.3. C’est pourquoi cette subjectivité est critique et non dogmatique.

2.3. La cohérence pratique.

2.3.1. Une subjectivité libertaire peut considérer qu’il y a plus de perfection à rechercher une cohérence pratique entre la pensée, le discours et l’action.

2.3.2. Néanmoins, le passage de la cohérence logique de la pensée à la cohérence pratique n’est pas sans poser des problèmes et soulever des objections. Peut-on parvenir à être toujours cohérent dans le cadre de la vie sociale ? Est-il toujours souhaitable d’être cohérent ?

2.3.4. C’est pourquoi la cohérence pratique relève d’un idéal de perfectionnisme éthique pouvant être adopté ou non par une subjectivité.

2.3.3. Cette notion de cohérence pratique a pu être parfois appelée intégrité, comme idéal de fidélité à soi-même. Elle relève donc d’une certaine conception de soi-même.

(Paulo Freire et bell hooks, par exemple, ont fait de la cohérence pratique le critère central de leur éthique perfectionniste).

2.3.4. La cohérence pratique présuppose la cohérence interne.

2.3.4.1. En effet, si la subjectivité ne parvient pas une cohérence interne, elle sera incapable de donner une cohérence à sa pratique.

[Sur la question de la relation entre cohérence interne et cohérence pratique : Isabelle Pariente-Butterlin, « L’exigence de cohérence éthique chez Jonathan Glover », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 15 | 2019 ]

3. L’éducation de soi est l’effort pour produire une conduite éthique.

3.0. L’éducation de soi est une praxis (action-réflexion). Elle repose pour cela sur ascèse avec des exercices philosophiques.

3.0.1. La philosophie peut-être en effet considérée comme l’éducation des adultes (voir à ce propos : Pierre Hadot, Sandra Laugier…)

3.1. La méditation philosophique est une ascèse pour produire une cohérence interne.

3.2. L’écriture philosophique analytique est une ascèse pour produire une cohérence interne.

3.3. L’écriture dialogique est une ascèse pour produire une cohérence élargie.

3.4. Il en résulte que l’éducation de soi libertaire implique une ascèse pour éviter le manque de cohérence dans la pensée.

3.4.1. Une pensée incohérente ressemble à un patchwork. Elle juxtapose des idées sans se rendre compte de leur incohérence entre elles.

3.4.2. Une pensée incohérente est superficielle. Elle semble résistante en apparence, mais elle menace de s’effondrer lorsqu’on la regarde en profondeur.

3.4.3. Une telle éducation de soi est une aspiration à la profondeur et à l’amplitude de la pensée.

3.4.4. Elle est une esthétique de la pensée.

3.5. Ecrire ce texte relève donc d’une éducation à une éthique libertaire.

3.6. Méditer la cohérence de textes à portée philosophique écrits par d’autres relève d’une éducation à une éthique libertaire.

3.7. La discussion peut relever d’une ascèse liée à une éducation à une éthique libertaire quand elle vise à tester la cohérence d’une théorie sociale et d’une éthique de l’engagement.

3.7.1. C’est le cas par exemple dans les groupes de conscience où il s’agit par la discussion d’arriver à une cohérence élargie par la prise de conscience des oppressions vécues par plusieurs personnes.

3.8. L’exercice au courage moral a pour objectif de produire une cohérence pratique.

3.9. Le moment le plus fondamental d’une éducation critique libertaire n’est donc pas celui qui consiste à participer à éduquer les autres, mais à s’éduquer soi-même.

3.9.1. Néanmoins cette éducation de soi est toujours en relation avec autrui du fait de l’impératif de la cohérence élargie.

[Sur la question de l’éducation de soi, voir par exemple : Sandra Laugier, « L’éducation des adultes comme philosophie morale », Éducation et didactique [En ligne], 5-3 | 2011]

4. Le point de vue éthique.

4.1. Une philosophie libertaire doit intégrer le point de vue éthique.

4.2. En effet, une philosophie libertaire qui refuserait le point de vue éthique renoncerait à penser la responsabilité de l’individualité dans la résistance et la lutte contre l’oppression socio-politique.

4.3. Elle serait contrainte d’accepter l’argument d’Eichmann selon lequel les conditions socio-politiques déterminent totalement l’action humaine et lui enlève toute responsabilité individuelle.

4 .4. Le point de vue éthique consiste à partir de la subjectivité pour penser la résistance et la lutte socio-politique.

4.4.1. A l’inverse, par exemple, le point de vue matérialiste historique consiste à penser la lutte sociale à partir des conditions matérielles de production.

4.5. Le point de vue éthique considère que la subjectivité n’est non pas déterminée par des structures sociales, mais placée dans des conditions sociales, existentielles et naturelles données.

4.6. Le point de vue d’une éthique libertaire n’est pas le point de vue de la totalité.

4.6.1. Le point de vue de la totalité consiste à partir de la totalité et non de la subjectivité pour penser une éthique.

4.6.2. Il peut s’agir d’une éthique possible, mais elle réduit la subjectivité à n’être qu’un effet de la totalité.

4.7.3. Elle réduit également l’action individuelle a n’être qu’un effet de la totalité.

4.7.4. En définitif, le risque de cette éthique de la totalité, c’est d’être contrainte d’accepter l’argument de Eichmann.

4.7. Le point de vue d’une éthique libertaire ne peut pas renoncer à la conscience individuelle au profit uniquement d’une conscience collective.

4.7.1. Une éthique libertaire suppose que la subjectivité ne renonce pas à sa réflexion critique dans un groupe pour éviter les effets qui ont conduit les militants communistes à refuser de condamner le stalinisme.

4.7.2. La recherche d’une cohérence de la pensée doit permettre le jugement critique.

4.8. Le point de vue d’une éthique libertaire ne conduit pas à penser que le sujet peut se libérer ou s’émanciper seul.

4.8.1. Car la recherche de cohérence implique une conscience dialogique et non monologique.

4.8.2. Car la libération y est pensée comme un problème socio-politique.

Résumé du premier moment. Une éducation de soi à une éthique libertaire implique :

1. Le ressenti subjectif est le premier moment d’une éthique libertaire.

2. La recherche de la cohérence interne dans la pensée et l’écriture peut-être un idéal de l’éthique perfectionniste libertaire.

3. La recherche de la cohérence élargie dans la conversation et l’écriture peut-être un idéal de l’éthique perfectionniste libertaire.

4. La recherche de la cohérence pratique entre la pensée, le discours et l’action peut-être un idéal adopté par une éthique perfectionniste libertaire.

5. On appellera «éducation de soi » l’effort intellectuel et pratique pour parvenir à la cohérence intellectuelle et pratique.

Deuxième moment : Critique subjective et Théorie sociale.

L’élaboration d’une théorie sociale cohérente à partir d’une souffrance subjective d’origine socio-politique est la première étape d’une éducation de soi à une éthique libertaire.

0. Education de soi et ressenti d’oppression.

0.1. On appellera ici oppression, le ressenti qu’éprouve une subjectivité libertaire d’être soumise à une contrainte.

0.1.1. Lorsque ce ressenti trouve son origine dans une contrainte socio-politique, on parlera d’oppression socio-politique.

0.2. Une subjectivité libertaire peut éprouver un ressenti d’oppression qui peut être la base d’une enquête philosophique pour déterminer sa conduite éthique.

0.3. Comme il a été dit, le ressenti d’oppression ne peut être nié en tant que ressenti. Il y a une vérité subjective de ce ressenti.

0.4. Mais la subjectivité libertaire est confrontée à une contradiction entre son ressenti et les idées dominantes dans la société, entre son ressenti et l’organisation socio-politique.

0.5. Une éducation de soi libertaire consiste dans le fait de parvenir à une position cohérente sur la question de l’oppression socio-politique et d’agir en conséquence.

0.6. La visée de cette éducation de soi libertaire doit être considérée comme relevant d’une éthique perfectionniste. Elle relève d’un choix fait par une subjectivité concernant la manière dont elle pense devoir mener son existence.

1. Contrainte sociale et Théorie sociale.

1.0.1. Problème : Toute contrainte de la vie sociale peut-elle être considérée comme une oppression ?

1.1. On appellera théorie sociale, une théorie cohérente de la société visant à rendre compte du phénomène de l’oppression socio-politique.

1.2. Il est nécessaire de distinguer entre contrainte sociale et contrainte socio-politique.

1.2.1. Les relations sociales ne doivent pas être confondues avec l’oppression socio-politique.

1.2.1.1. Ainsi des pathologies de la vie sociale, comme la jalousie, l’hypocrisie ou le désir de reconnaissance peuvent résulter de la simple vie en société. Car nous sommes confrontés au fait de vivre sous le regard d’autrui.

1.2.1.2. Il est possible de développer une éthique de la relation à autrui, mais l’éthique libertaire est une éthique de l’oppression socio-politique. Elle s’intéresse avant tout à la question du comportement de la subjectivité libertaire face à une oppression de type socio-politique.

1.2.2. Mais l’oppression socio-politique ne relève pas seulement de la vie sociale, elle relève d’une oppression liée à l’organisation historique économique, sociale et politique de la société.

1.2.3. Une éthique libertaire est orientée vers la résistance et la lutte contre l’oppression socio-politique.

1.2.3.1. On s’accorde aujourd’hui à considérer que l’esclavage est une oppression socio-politique et ne découle pas d’une nature esclave de certains êtres humains.

1.2.3.2. De même, il est courant aujourd’hui de penser au vu de la transformation de la condition des femmes que l’oppression subie par les femmes est au moins en partie d’origine socio-politique, et non pas naturelle.

1.3. Une théorie sociale doit se donner pour objectif de déterminer dans quelle mesure le ressenti d’oppression de la subjectivité libertaire correspond à une oppression socio-politique.

1.3.1. Une théorie critique se donne pour objectif de penser la critique sociale et la transformation socio-politique.

1.3. L’éthique libertaire se donne pour objectif de penser au niveau de l’individu sa résistance et son engagement dans une transformation socio-politique.

1.4. Confondre la vie sociale relationnelle et l’oppression socio-politique revient à naturaliser l’oppression socio-politique.

1.4.1. C’est pourquoi d’ailleurs, La pédagogie des opprimés insiste sur le fait que la conscientisation doit produire une dénaturalisation du social faisant apparaître le caractère non pas naturel des « situations limites », mais leur caractère historico-social et donc transformable.

2. Ressenti d’oppression et théorie sociale

2.0.1. Problème : La souffrance peut-elle être un critère à prendre compte pour une réflexion socio-politique ?

2.1. Les ressentis d’oppression ont pris des appellations diverses souvent en lien avec une théorie sociale donnée : le sentiment d’être exploité, le sentiment d’être réifié, le sentiment d’être aliéné. …

2 .2. Quelque soit le concept utilisé et la théorie sociale, le ressenti d’oppression se caractérise par un sentiment de souffrance subjective.

2.3. Néanmoins le sentiment d’oppression ne relève-t-il pas d’un délire d’oppression ?

2.3.1. Le délire d’oppression consisterait dans un ressenti d’oppression qui relèverait d’une pathologie mentale sans cause extérieure au sujet, ou relevant tout au plus d’une pathologie de la relation sociale. Ce serait par exemple le fait de se retrouver confronté à un pervers narcissique.

2.3.2. C’est pour échapper à cette objection que l’éthique libertaire recours à la cohérence élargie et pas seulement à la cohérence interne.

2.4. Le point de départ d’une subjectivité libertaire est donc un ressenti de souffrance intérieure.

2.4.1. C’est ensuite l’interrogation sur le fait de savoir dans quelle mesure cette souffrance a une origine socio-politique.

2.4.1.2. Les souffrances qui ne sont pas liées à une réalité socio-politique ne relèvent pas d’une éthique libertaire.

2.4.1.3. Il existe par exemple des angoisses existentielles comme l’angoisse de la maladie, de la vieillesse et de la mort qui ne sont pas en soi des souffrance d’origine socio-politique.

2.4.2. La théorie sociale permet à la subjectivité libertaire de posséder une conception cohérente de ce qui provoque sa souffrance socio-politique.

2.4.3. Cette théorie cohérente lui permet de mieux organiser son éthique de résistance et de lutte pour se libérer de l’oppression.

2.5. Néanmoins en centrant la question de l’oppression socio-politique sur une subjectivité l’éthique libertaire ne risque pas d’ignorer la souffrance des autres subjectivités qui peuvent être différentes ?

2.5.1. C’est pourquoi l’éthique libertaire implique la recherche d’une cohérence élargie.

2.6. Est-il réellement possible de penser une théorie sociale qui puisse rendre compte de l’ensemble des origines socio-politiques des souffrances ? En effet, on le voit il y a des concepts très diverses pour rendre compte de la réalité socio-politique de l’oppression : tyrannie, autoritarisme, violence, exploitation, domination, réification…

2.6.1. En tout cas, on peut considérer qu’il s’agit d’un idéal régulateur d’une théorie sociale résultant du principe de cohérence. Elle devrait être en mesure de rendre compte l’ensemble des formes d’oppressions liées à une réalité socio-politique.

2.7. Ne peut-on pas considérer que la souffrance éprouvée par le sujet ne soit pas tant l’effet d’une réalité socio-politique que de la subjectivité du sujet ?

2.7.1. On pourrait effectivement affirmer que face à une oppression socio-politique, en réalité le sentiment de souffrance varie selon les sujets et ne constitue pas un critère d’appréciation de l’oppression. Néanmoins, il est possible de citer des contre-exemples qui semblent argumenter dans le sens d’un lien entre souffrance subjective et oppression socio-politique :

2.7.1.1. Dans le cas des nouvelles formes d’organisation du travail, qui se présentaient comme plus rationnelles, c’est bien la souffrance provoquée par ces formes d’organisation du travail qui ont mis en lumière leur caractère pathologique.

2.7.1.2. De même, dans les relations sexuelles entre adultes et mineurs, c’est bien la souffrance éprouvée par la suite par les personnes qui étaient mineures (comme dans l’affaire Vanessa Springora) qui est devenue un critère pour ne pas considérer ces relations comme une libération sexuelle, mais comme une oppression sexuelle patriarcale.

2.8. Néanmoins, la contrainte à l’hétérosexualité ou la binéarité de genre ne provoquent pas de souffrance chez la majorité des personnes ? Peut-on adapter la société à la souffrance d’une minorité ?

2.8.1. La réponse à cette question pose un problème éthique. En effet, cela suppose que l’on peut sacrifier une minorité pour assurer la tranquillité du plus grand nombre.

2.8.2. A l’inverse, on peut supposer que la société doit avoir le souci de reconnaître les souffrances sociales de chaque groupe. Il s’agit dès lors non pas avant tout d’une question de bonheur du plus grand nombre, mais de reconnaissance de l’égale dignité de chaque personne.

2.9. Mais est-ce que cela ne veut pas dire à l’inverse que la souffrance sociale ne peut pas être le seul critère d’un choix éthico-politique ?

2.9.1. En effet, il peut y avoir des contradictions entre par exemple la souffrance des couples gay qui veulent recourir à la GPA et la souffrance sociale de femmes de milieux populaires qui acceptent de recourir à cette pratique par manque d’argent.

2.9.2. Dans ce cas, la souffrance amène à s’interroger sur ce qui peut être reconnu comme un droit humain fondamental. Est-ce que par exemple il existe un droit à l’enfant pour tous les couples ?

3. La souffrance sociale comme critère d’une théorie sociale

3.1. Il serait possible d’affirmer qu’une souffrance est considérée comme une oppression lorsqu’un groupe parvient à faire reconnaître cette souffrance comme un problème socio-politique.

3.1.2. Le critère du nombre de personnes concernées par la souffrance n’est pas le plus pertinent. Il n’est pas nécessaire que ce groupe soit statistiquement majoritaire, il peut s’agir d’une minorité.

3.1.2.1. Mais pour qu’il s’agisse d’une souffrance socio-politique, il est nécessaire que cette souffrance ne touche pas qu’un individu, mais un groupe social.

3.1.2.2. Il y a donc un passage de la conscience de la souffrance individuelle à la conscience de la souffrance sociale. C’est la conscientisation.

3.1.3. Mais ce groupe parvient à :

– faire reconnaître une souffrance sociale.

– à faire reconnaître que cette souffrance à une origine socio-politique.

– qu’il est nécessaire de transformer cette réalité socio-politique pour atténuer la souffrance sociale.

3.1.4. Néanmoins, ce processus suppose deux éléments :

– d’un point de vue d’une théorie critique : que les individus prennent conscience que leur oppression individuelle est une oppression sociale. C’est le rôle de la pédagogie des opprimés.

– du point de vue d’une éthique libertaire :

a) que la subjectivité souffrante prenne conscience qu’il s’agit d’une souffrance sociale.

b) qu’il s’agit de s’engager collectivement pour agir sur les conditions sociales qui sont à l’origine de cette souffrance sociale.

3.2. Peut-on vraiment prendre la souffrance comme mesure de l’oppression sociale ? Par exemple avec les micro-aggressions n’a-t-on pas l’exemple d’une souffrance liée à des jeunes trop sensibles qui favorise une culture de la fragilité psychologique et une culture victimaire ?

3.2.1. Ce qu’il semble possible de remarquer c’est que la reconnaissance de la souffrance sociale a été liée à des travaux d’objectivation scientifique :

– sociologie clinique et psychologie du travail pour les organisations du travail.

– statistique sur le taux de suicide des jeunes homosexuels et trans du fait des discriminations

– stress post-traumatique chez les personnes victimes de violences sexuelles

Ect…

3.2.2. Il semble donc possible de supposer que l’objectivation du caractère social d’une souffrance subjective fait actuellement partie du processus de reconnaissance de son origine socio-politique.

3.2.3. Néanmoins, pour que cette objectivation scientifique d’une souffrance subjective soit effectuée dans le respect de la subjectivité des personnes, il est nécessaire de passer par des pratiques telles que la sociologie clinique. Ce qui veut dire les approches compréhensive qui respectent la vérité subjective.

3.4. Le fait d’aborder les questions socio-politique par le pôle de la subjectivité et de l’éthique ne laisse-t-il pas de côté certaines questions, comme par exemple les questions écologiques ? En effet, les problèmes écologiques ne sont pas des facteurs de souffrances immédiates subjectives.

3.4.1. On peut néanmoins remarquer que les connaissances concernant l’avenir de la planète provoque une éco-anxiété (la solastalgie) qui peut être un facteur d’engagement dans des mouvements sociaux environnementaux.

[Sur la question de la souffrance sociale : Renault, Emmanuel. Souffrances sociales. Sociologie, psychologie et politique. La Découverte, 2008]

4. Les différents types de souffrance sociale.

4.0.1. On peut appeler souffrance sociale, une souffrance subjective qu’un groupe de personnes parvient à faire reconnaître comme une souffrance d’origine socio-politique.

4.0.2. Il ne s’agit pas de porter ici un jugement normatif sur la légitimité ou non de la reconnaissance de cette souffrance sociale.

[ Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, 2013].

4.0.3. Il ne s’agit pas ci-dessous d’établir une typologie complète des types de souffrance, mais de faire voir la diversité des situations que peut recouvrir la souffrance sociale.

4.1. Les souffrances psychique d’origine physique :

4.1.1. La souffrance liée aux violences physiques.

4.1.2. La souffrance liée aux privations physiques comme la sous-nutrition.

4.1.3. La souffrance liées à des violences sexuelles.

4.1.4. La souffrances liée à la torture physique.

4.1.5. La souffrance liée aux conditions matérielles de travail

4.2. Les souffrances psychiques d’origine psychologiques :

4.2.1. La souffrance liée à un harcèlement institutionnel.

4.2.2. La souffrance liée au sentiment d’aliénation de soi (de ne pas pouvoir être soi-même)

4.2.3. La souffrance liée au mépris social, à la marginalisation, l’invisibilisation…

4.2.4. La souffrance liée aux violences psychologiques (l’injure, l’humiliation, torture blanche…)

4.3. La reconnaissance des souffrances liées à la mort et au deuil de proches.

4.3.1. Dans certains cas, ce n’est pas directement la souffrance des victimes qui est reconnue, mais celle de leurs proches et donc par la reconnaissance des proches des victimes, la reconnaissance du tort fait aux victimes est reconnu.

4.4. Est-ce que le fait de partir d’une réalité subjective, comme la souffrance, ne conduit pas à ne faire de la théorie sociale qu’une question de souffrance subjective au lieu de la construire à partir de la réalité objective du fonctionnement social ?

4.4.1. Cela peut être une objection en particulier si on se place selon un point de vue scientifique, et non pas philosophique.

4.4.2. Ici la philosophie est considérée comme une pratique qui permet à la subjectivité de produire de la cohérence, de produire des théories cohérentes de l’expérience sociale et plus largement existentielle d’une subjectivité.

4.4.3. Dans ce texte, la perspective est éthique. Il s’agit de se situer à partir de la problématique de la conduite que peut se donner une subjectivité confrontée à la souffrance.

4.5. Est-ce que le fait de se centrer sur la souffrance sociale ne conduit pas à mettre de côté les revendications matérielles au profit des revendications psychologiques de reconnaissance ?

4.5.1. C’est une thèse qui est discutable dans la mesure où la souffrance sociale peut-être liée à des conditions sociales matérielles.

4.5 bis. Est-ce que la revendication de reconnaissance d’une souffrance sociale ne risque pas de laisser de côté la revendication de redistribution économique ?

4.5.1. C’est le cas si on limite la question de la souffrance sociale uniquement à la reconnaissance sans prendre en compte l’objectif de transformation socio-politique nécessaire pour mettre fin à la souffrance ou pour l’atténuer.

[Sur ce débat voir : FRASER, Nancy. Qu’est-ce que la justice sociale?. Reconnaissance et redistribution. La Découverte, 2011].

4.6. Est-ce qu’il ne manque pas un critère permettant de distinguer dans les souffrances sociales, celles qui ont un caractère simplement statistique et celles qui ont un caractère socio-politique ? Par exemple, les accidents de voiture peuvent occasionner une souffrance sociale, mais il n’ont peut être pas le caractère socio-politique des violences patriarcales ou capitalistes ?

4.6.1. Il est possible de contester cet argument dans la mesure où le caractère socio-politique d’une souffrance sociale provient sans doutes de la capacité des collectifs de lutte à politiser l’objet de la lutte.

4.6.2. Par exemple, le militantisme anti-validiste constitue une politisation de la question du handicap en montrant qu’il ne s’agit pas d’une souffrance liée à une réalité biologique (modèle médical du handicap), mais liées à des condition socio-politique du handicap (modèle social).

4.7. Cependant, le fait de vouloir refonder une théorie sociale critique à partir de la subjectivité ne conduit-il pas à laisser de côté le problème de l’aliénation objective. Ce qui veut dire les situations où le sujet ne ressent pas de souffrance subjective, alors que sa situation serait objectivement une situation d’oppression. Ne peut-on pas d’ailleurs penser que tout le problème du non-engagement dans les luttes sociales provient de l’aliénation de la conscience ?

4.7.1. D’un point de vue libertaire admettre que le sujet n’a pas conscience de son aliénation, c’est introduire l’idée qu’il doit être libéré de l’extérieur. Or la perspective libertaire implique de considérer que la subjectivité est seule juge de son état d’oppression.

4.7.2. Dès lors le problème de l’engagement ne provient pas de l’absence de conscience de l’oppression subie, mais d’autres facteurs  tels que :

– comme l’avait vu Freire de l’incapacité à donner une origine socio-politique, et non naturelle, à la souffrance vécue par le sujet.

– de la tendance à la résistance infra-politique de maintenir le système d’oppression sociale plutôt que de l’attaquer. C’est la critique qu’avait fait Vaclav Havel face à la résistance infra-politique dans les anciens régimes soviétiques.

4.7.3. Pour que d’un point de vue éthique, il y ait engagement socio-politique, il faut :

– une conscience de l’origine sociale de l’oppression (« conscience sociale critique » ou conscientisation)

– le courage moral permettant une cohérence entre la pensée (théorie sociale critique), le discours (dissidence) et l’action (résistance et lutte sociale)

4.7.4. L’éducation de soi au courage moral nécessite une ascèse spécifique.

4.8. Est-ce qu’en parlant de reconnaissance de la souffrance sociale, on n’est pas dès lors confronté aux pathologies de la reconnaissance. Ce n’est pas une cause objective de la souffrance qui devient important, mais la reconnaissance narcissique de cette souffrance ? Chaque individu voudrait alors être reconnu comme victime souffrante. La souffrance serait en réalité davantage une pathologie de la vie sociale que la marque d’une réalité socio-politique. Comment alors différentier la simple pathologie de la vie sociale de la véritable oppression socio-politique ?

4.8.1. Il n’existe pas de critère externe pour une telle distinction. Ce sont les luttes sociales qui a un moment donné conduisent ou non à parvenir à définir ce qui est une revendication dont il est légitime de considérer qu’elle relève d’une oppression socio-politique.

4.8 bis. Mais est-il légitime de reconnaître les souffrances de toutes les minorités ou groupes sociaux ?

4.8.1. Du fait que l’éthique libertaire admet un principe de cohérence élargie, cette reconnaissance d’une souffrance implique une compatibilité avec la reconnaissance d’autres souffrances.

4.8.2. Cela veut dire qu’avec le principe de cohérence élargie, il n’est pas possible de revendiquer la reconnaissance de sa souffrance si cela conduit non pas au rétablissement de la justice sociale, mais à l’oppression d’un autre groupe social.

Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés précise que l’objectif de l’opprimé ne peut être de prendre la place de l’oppresseur.

4.8 ter. Est-ce que la reconnaissance suffit ? Ne peut-on pas reconnaître une souffrance sans rien faire pour transformer la réalité socio-politique qui cause cette souffrance ?

4.8.1. En effet, c’est pourquoi, il a été précisé qu’il s’agissait non seulement de faire reconnaître, mais de transformer la réalité socio-politique.

4.9. Dans quelle mesure la centration sur la souffrance ne conduirait-elle pas plutôt à une éthique utilitariste qu’à une éthique perfectionniste ?

4.9.1. Le problème de la conception utilitariste, c’est qu’elle admet le possible sacrifice des droits des minorités, ce qui est problématique pour une éthique libertaire qui peut prendre pour point de départ le ressenti subjectif de souffrance d’une subjectivité minoritaire.

Résumé du deuxième moment :

1. Une éthique libertaire part de l’expérience d’une souffrance subjective.

2. Elle cherche à établir le caractère socio-politique de cette souffrance.

3. L’objectivation scientifique constitue une des instances de reconnaissance du caractère social d’une souffrance.

4. Les collectifs et les mouvements sociaux cherchent à obtenir des transformations socio-politique pour agir sur les facteurs sociaux des souffrances subjectives.

5. Une éthique libertaire se situe au niveau de l’engagement de la subjectivité individuelle dans ces transformations socio-politiques.

6. L’éducation de soi dans une éthique libertaire constitue l’ensemble des pratiques qui visent à favoriser cet engagement au niveau individuel.