« Encore aussi importante que l’enseignement des contenus est la cohérence avec laquelle j’agis dans la classe, cohérence entre ce que je dis, j’écris et je fais. » (Freire, 1996).

« L’intégrité est présente lorsqu’il y a conformité ou accord entre ce que nous pensons, nous disons et faisons. » (bell hooks, 2010).

Résumé :

La thèse défendue dans cet article consiste à affirmer que l’éducation doit développer :

1. La conscience critique du sujet : cette conscience critique constitue la voix intérieure du sujet.

2. Le courage moral qui permet de briser la « culture du silence » (Paulo Freire) ainsi de faire entendre une voix dissidente si nécessaire, de mettre en cohérence la voie intérieure, la voix publique du sujet et son action dans la société.

3. La cohérence éthique (ou intégrité), qui résulte du courage moral, qui permet au sujet de mettre en adéquation sa voix intérieure, son discours et son action, est donc une caractéristique importante de cette forme de perfectionnisme éthique.

On peut appeler cette éducation: « l’éducation à la résistance éthique ».

0. Les principes d’écriture adoptés dans ce texte :

0.1. Ce texte s’inscrit dans le cadre de la philosophie de l’éducation et de la réflexion éthique.

0.2. L’approche adoptée est analytique, en ce sens où il ne s’agit pas de discuter des auteurs, mais de discuter des positions philosophiques.

0.3. Le style d’écriture doit être le plus clair et le plus simple possible (ce qui ne veut pas dire simplificateur). Cette exigence de l’écriture se trouve chez Paulo Freire.

0.4. Le style d’écriture adopté vise une exigence de concision.

0.5. La forme de la rédaction obéit avant tout à la logique de l’argumentation. Le recours aux formes analytiques et dialogiques se justifient pour favoriser au mieux à la fois une exigence de clarté et d’argumentation.

0.6. La forme analytique de l’écriture et la pratique de l’écriture dialogique sont en elle-mêmes des pratiques d’ascèse philosophique en vue de rechercher la cohérence de la conscience critique.

1. Visée philosophique de ce texte :

1.1. La thèse adoptée dans ce texte s’oppose à deux positions dominantes dans le champ de la théorie ou de la philosophie de l’éducation.

1.1.1. La première thèse qui est dominante est la suivante : L’éducation doit s’appuyer sur une compétition entre individus.

Il est possible de distinguer deux variantes de cette thèse :

1.1.1.1. La première peut-être appelée « élitiste conservatrice ». Elle consiste à considérer que l’éducation doit organiser une émulation entre individus susceptibles de dégager une élite reposant sur les mérites naturels et l’effort de chacun. Cette mise en compétition est nécessaire par ailleurs pour forger le caractère, pour développer des vertus. Il y a une dimension de perfectionnisme moral relevant d’une éthique des vertus dans cette position.

1.1.1.2. La deuxième peut-être appelée libérale économique. L’éducation doit reposer sur une mise en concurrence des individus car cette compétition entre individus correspond à l’ordre naturel de la nature et du marché. Dans ce cas, l’être humain est fondamentalement considéré comme un homo œconomicus.

1.1.2. La deuxième thèse dominante est opposée aux deux variantes de la précédente : L’éducation doit développer avant tout la coopération entre individus. Elle s’oppose à l’individualisme de la thèse précédente, à la mise en compétition ou en concurrence des individus. Cette conception peut reposer sur une anthropologie qui comme chez Pierre Kropotkine fait de l’entr’aide, de la coopération, la vocation naturelle de l’espèce humaine.

1.2. La thèse défendue dans ce texte consiste à affirmer que l’éducation doit développer :

1.2.1. La conscience critique du sujet : Cette conscience critique constitue la voix intérieure du sujet.

1.2.2. Le courage moral qui permet de briser la « culture du silence » (Paulo Freire) et ainsi de faire entendre une voix dissidente si nécessaire, de mettre en cohérence la voie intérieure, la voix publique du sujet et son action dans la société.

1.2.3. La cohérence éthique (ou intégrité), qui résulte du courage moral, qui permet au sujet de mettre en adéquation sa voix intérieure, son discours et son action, est donc une caractéristique importante de cette forme de perfectionnisme éthique.

1.2.3.1. La notion de cohérence a ici une importance fondamentale.

– En effet, elle constitue une vertu intellectuelle. En effet, la conscience critique s’appuie sur la recherche d’une cohérence interne.

– Elle est également une vertu morale. En effet, dans cette conception, la cohérence est un critère de l’action : le sujet recherche comme idéal la cohérence entre la pensée (conscience critique), le discours et l’action.

Le critère de cohérence interne est ce qui permet une éthique sans transcendance.

1.2.4. Cette position peut être appelée : éducation à la résistance éthique.

1.3. Cette thèse se distingue et même s’oppose aux deux précédentes sur au moins les points suivants :

1.3.1. Elle s’oppose aux deux variantes de l’éducation individualiste de la manière suivante :

1.3.1.1. La thèse de l’élitisme conservateur présuppose que le perfectionnisme moral ne peut être atteint que dans la compétition. La thèse qui sera défendue dans ce texte, c’est que le perfectionnisme moral doit avant tout résulter de la pratique d’exercices philosophiques qui sont un type de relation du sujet à lui-même.

1.3.1.2. Elle s’oppose également à la thèse de l’homme économique dans la mesure où elle ne repose pas sur une conception anthropologique et utilitariste de l’individu.

Une des limites de l’utilitarisme moral (qu’il faut certes distinguer de l’utilitarisme économique) c’est qu’il peut favoriser une forme de conformisme social qui peut autoriser des actes injustes contre une minorité (pouvant aller jusqu’à l’extermination de cette minorité).

Imaginons un gouvernement utilitariste. S’appuyant sur la rationalité utilitariste, il n’aurait pas besoin de s’appuyer sur des votes démocratiques pour ses choix. Néanmoins, imaginons que la population ait choisi démocratiquement ce gouvernement utilitariste justement pour son programme utilitariste.

Une fois au pouvoir le gouvernement utilitariste, après toute une réflexion rationnelle, appuyé sur un calcul informatique, décide que, pour maximiser le bien-être du plus grand nombre, il est économiquement rationnel d’exterminer les personnes dont les soins de santé sont trop coûteux en l’état des connaissances médicales actuelles.

Certes on peut arguer qu’une éducation utilitariste implique le développement de la pensée critique. Mais l’idéal de bien-être du plus grand nombre (bonheur comme maximisation du plaisir) favorise une forme particulière de conformisme social, puisque l’utilitariste peut admettre le sacrifice des droits d’une minorité pour cet idéal.

1.3.2. Elle s’oppose également à la conception de l’éducation comme apprentissage de la coopération dans le sens où il est possible de considérer que cette thèse n’accorde pas de place à l’individualité.

– Il est néanmoins sans doute nécessaire de distinguer deux conceptions là encore de la thèse de la coopération :

1.3.2.1. La première oppose individualisme et coopération. Elle considère qu’il s’agit de développer la coopération sans accorder d’importance à la construction de l’individualité.

1.3.2.2. La seconde considère qu’il s’agit de développer la coopération tout en accordant une place à l’individualité. Néanmoins, il est nécessaire d’expliciter qu’une telle position pose des difficultés :

En effet, si la coopération est la valeur première de toute éducation, alors l’individu devrait toujours choisir la coopération et ne jamais opter pour la dissidence relativement à un groupe.

Pour mieux comprendre cette difficulté, il est possible de prendre un exemple :

Prenons celui des policiers du bataillon 101, un cas historique qui a été étudié, de militaires à qui le régime nazi a ordonné de participer à des exécutions de masse de civils, ce qui constitue un crime de guerre. Leur supérieur hiérarchique direct leur a donné le choix de participer ou pas au massacre. La très grande majorité d’entre eux ne se sont pas dissociés du groupe et ont participé à l’exécution de masse.

Si la valeur principale d’une éducation vertueuse est la coopération, on peut dire qu’ils ont bien agit dans la mesure où ils ne sont pas dissociés du groupe. Une des interprétations de leur attitude est qu’effectivement il n’ont pas voulu se désolidariser de leurs camarades en laissant les autres faire le sale boulot. (On peut se référer aux travaux de Christopher Browning dans son livre Des hommes ordinaires).

Dans la version du perfectionnisme moral en philosophie de l’éducation qui est défendue dans ce texte, à savoir l’éducation à la résistance éthique, l’éducation aurait dû non pas avant tout considérer que la valeur première de l’éducation est la coopération, mais le développement de la conscience critique et de la cohérence (ou intégrité).

1.4. Position dans l’histoire de la philosophie :

Bien que ce texte n’entend pas situer son argumentation par rapport à l’histoire de la philosophie, il est possible néanmoins de considérer que certains auteurs ont déjà pu développer une conception de l’éducation morale de ce type :

– Rousseau : par l’importance accordée à la conscience morale, à l’authenticité du sujet.

– Emerson, Thoreau : par l’importance accordée à la voix propre.

– Freire : par l’importance de la conscience critique, de la critique de la culture du silence, de la cohérence éthique.

– bell hooks : par l’importance accordée à la conscience critique, à la cohérence, à la voix propre.

ect…

1.5. Enjeux socio-politique de la thèse défendue :

1.5.1. Il est possible de considérer que l’éducation de l’individu ne se limite pas à l’école, mais que d’une certaine manière l’État, mais également d’autres instances de discours publics, continuent à produire une éducation du sujet.

1.5.2. Il est possible également de considérer que ces discours publics peuvent parfois être orientés vers la soumission à l’autorité et le conformisme de masse. Ce sont des thèses que l’on retrouve de manière différente chez un certain nombre d’auteurs : l’Ecole de Francfort, Salmon Asch, Stanley Milgram…

Les individus peuvent être soumis à des discours et des forces sociales qui les poussent à se soumettre à une autorité injuste qui elle-même s’appuie sur le conformisme de groupe. L’individu a d’autant plus de difficultés à résister à la soumission à l’autorité qu’il se trouve dans un groupe qui accepte cette soumission.

C’est ce que montre par exemple une des variantes de l’expérience de soumission à l’autorité de Stanley Milgram où l’obéissance à l’autorité monte à 90 % lorsque le sujet se trouve dans un groupe qui ne proteste pas.

1.5.2.1. Il est nécessaire d’effectuer certaines distinctions pour éviter les malentendus :

Dans le cadre de ce texte, il s’agit de poser le problème de la résistance à l’autorité injuste et non pas à toute forme d’autorité.

L’objectif n’est pas de s’interroger sur l’action par conformisme social en général, mais seulement lorsque le sujet est conduit à ne pas se désolidariser d’un groupe dont le discours et/ou l’action peut-être condamné par la conscience critique.

1.5.2.2. N’est-il pas problématique de renvoyer l’avènement des régimes autoritaires de masse uniquement à des mécanismes de la psychologie sociale et de chercher à y apporter une réponse en se situant au niveau de l’éducation de l’individu ?

– Il semble en effet pertinent de considérer que l’avènement des régimes autoritaires de masse ne tient pas uniquement à des facteurs de la psychologie sociale, mais tient également à des facteurs sociaux, économiques et historiques. Car sinon, on ne comprendrait pas la différence entre ces différents régimes.

– De même, les facteurs permettant de lutter contre l’avènement de tels régimes ne se situent pas simplement au niveau de l’éducation. Cependant l’éducation peut constituer un levier.

Mais surtout, il n’est pas possible, comme on le verra par la suite, de délaisser le niveau de la responsabilité individuelle quand bien même il y a des conditions sociales et historiques données.

1.5.3. De ce fait, il s’agit dès lors de considérer que l’un des enjeux socio-politique d’une éducation morale consiste dans le développement chez l’individu des capacités à résister à la soumission à une autorité injuste dans un cadre de conformisme de masse. C’est d’une certaine manière la question posée par Adorno : Qu’est-ce qu’éduquer après Auswitch ?

1.5.4. On pourrait penser que cette situation est historiquement rare et exceptionnelle. Néanmoins, on peut contester cette affirmation. Il est possible de considérer qu’il existe des exemples tout à fait ordinaires à des échelles beaucoup plus petites de tels phénomènes :

1.5.4.1 Il est possible de prendre l’exemple du harcèlement scolaire qui peut relever d’une forme de collaboration dans le « mal » favorisée par le conformisme de groupe.

1.5.4.2 Il est possible également de prendre l’exemple des formes de harcèlement institutionnel auxquels des cadres intermédiaires dans une entreprise acceptent de participer. Ce sont les cas qui ont été par exemple étudiés par Christophe Dejours dans son livre Souffrance en France.

1.6. Le texte qui suit vise donc à examiner différentes dimensions de l’éducation à la résistance éthique et à considérer différentes objections qui pourraient lui être faite.

1.7. Le problème philosophique central discuté dans ce texte est donc le suivant : Quel type d’éducation est nécessaire pour résister à l’injustice ?

Il est ici présupposé que ces deux mécanismes mis en lumière par la psychologie sociale ont joué un rôle dans l’attitude face à l’avènement et à la perpétuation des régimes autoritaires de masse.

La réponse défendue dans la suite du texte est la suivante : L’éducation doit promouvoir le développement de la conscience critique et du courage moral nécessaire à la cohérence éthique pour parvenir à développer chez les personnes des capacités de résistance éthique.

2. Développer sa voix intérieure, sa conscience critique.

2.1. La conscience critique n’est pas la pensée critique. La pensée critique désigne une conception de l’esprit critique développée par la psychologie cognitive. Elle consiste en un ensemble d’habiletés que l’on peut entraîner et qui peuvent être évaluées par des tests psychométriques.

2.2. La conscience critique constitue une capacité du sujet à effectuer un jugement moral à l’issue d’une délibération pratique.

2.2.1. Lors de sa délibération, le sujet cherche à atteindre la plus grande cohérence interne de la pensée, entre ses valeurs propres et l’ensemble des connaissances à sa disposition, pour prendre une décision.

2.3. Ne peut-on pas considérer que la pensée critique peut-être la base d’un jugement moral ?

La pensée critique inclut des vertus intellectuelles ou épistémiques, mais ne permet pas de produire un jugement moral. En effet, il s’agit d’habilités de raisonnement logique et plus largement cognitives portant sur la validité logique ou la vérité matérielle des propositions, mais cela ne permet pas de passer au devoir être moral. Dit autrement, la pensée critique relève de l’entendement, la conscience critique de la raison pratique.

2.4. Ne peut-on pas considérer à la manière de Rousseau que la conscience morale relève d’un sentiment moral inné, interne et immédiat, présent naturellement chez tous les sujets (comme il l’affirme dans La profession de foi du Vicaire Savoyard) ?

Cette thèse pose une difficulté. En effet, elle implique qu’il y aurait d’un côté l’être-authentique du sujet et de l’autre la socialisation. De ce fait, cela supposerait que le sujet authentique préexiste au social et qu’en outre, la vie sociale serait toujours une menace pour l’authenticité du sujet. Elle amène à l’idée d’un « homme à l’état de nature ».

2.5. Au contraire, on peut admettre que le sujet est d’emblée social et se constitue dans le désir de reconnaissance (On peut reprendre ici le travaux d’Axel Honneth). C’est pourquoi il est sensible au conformisme de groupe. En cela, le désir de reconnaissance n’est pas toujours garant de moralité. Il est ambivalent.

2.5.1. C’est pourquoi la conception élitiste conservatrice n’est pas une garantie pour une résistance éthique. En effet, le désir de reconnaissance qui est présent dans une telle conception peut produire des actes de dissidence, mais il peut également produire des actes de dépassement de soi dans la soumission à une autorité injuste et/ou dans un conformisme de groupe aveugle. Ce type d’élitisme conservateur se trouve en particulier illustré par l’honneur militaire fait d’un mélange d’obéissance et de dépassement de soi.

2.6. La conscience critique suppose une mise à distance de la socialisation, du désir de reconnaissance et du conformisme de groupe. Il est donc nécessaire pour qu’il y ait conscience critique que le sujet soit en capacité de prendre ses distances avec le désir d’être socialement reconnu pour éviter de se trouver aliéné dans l’hétéronomie du jugement d’autrui.

2.7. Cette mise à distance est obtenue par un effort du sujet pour résister aux contraintes sociales psychologiques qui peuvent peser sur le jugement, mais également pour essayer de trancher de manière autonome entre différentes conceptions ethico-politiques présentes dans la société dans laquelle il vit. Cet effort peut relever de l’ascèse intellectuelle philosophique : ce qui veut dire un ensemble de pratiques qui nous entraîne à exercer notre conscience critique. Par la lecture, la méditation philosophique, le dialogue philosophique de l’âme avec elle-même, le sujet peut parvenir à prendre cette distance.

2.8. Le « dialogue de l’âme avec elle-même » (Socrate) agit comme un « autrui intériorisé » (Mead). Il ne s’agit pas de se positionner par rapport à cet autrui intériorisé de manière à être reconnu par lui, mais de manière à prendre une décision en ayant pris en compte les objections possibles, en les ayant discutées. La conscience critique vise à un jugement éclairé.

2.8.1. Le dialogue de l’âme avec elle-même permet au sujet, en réfléchissant aux objections, de travailler à la cohérence interne de sa pensée.

2.8.2. La recherche de cohérence est ce qui permet de construire une éthique sans transcendance. Le sujet recherche l’accord de sa pensée avec elle-même. Puis, il recherche l’accord de la pensée, du discours et de l’action.

L’éducation de la conscience critique rejoint ce que Kant a énoncé sous le terme de « maximes du sens commun » : « 1.  Penser par soi-même », « 2. Penser en se mettant à la place de tout autre », «3. Toujours penser en accord avec soi-même » (Critique de la faculté de juger).

2.9. Mais le fait de considérer comme Rousseau (dans La profession de foi du Vicaire Savoyard) que la conscience morale est innée et présente de manière égale en chaque sujet, ne permet-il pas de lutter contre les inégalités liées à l’éducation de la conscience morale ? Faire de une éducation morale la source de la conscience critique ne conduit-il pas à une conception élitiste de la moralité ?

L’ascèse philosophique que suppose le perfectionnisme moral n’implique pas nécessairement des pratiques intellectuelles. Par exemple, dans l’Antiquité, les cyniques avaient créé une forme d’ascèse philosophique accessible à toute personne quelque soit son milieu social.

L’ascèse philosophique doit permettre au sujet de produire une distance entre soi et les pressions sociales pour être en capacité de parvenir à une autonomie de jugement qui peut être en rupture avec le groupe d’appartenance. C’est ce qu’illustre l’anecdote attribuée à Diogène lorsqu’il réplique à Alexandre le Grand : «ôte toi de mon soleil ». Il montre par-là son indifférence à l’autorité politique et à la reconnaissance sociale.

3. Du courage moral à la dissidence éthique.

3.1. L’ascèse permet de développer chez le sujet la conscience critique. Ce que l’on peut appeler sa voix intérieure. Mais une des questions qui se pose ensuite, c’est comment cette voix intérieure peut-être capable de s’opposer à la culture du silence pour devenir, si nécessaire, une voix publique dissidente ? Comment le sujet peut-il développer sa capacité de mettre en cohérence sa voix intérieure et sa voix publique ?

3.2. La cohérence entre la voix intérieure et la voix publique suppose le développement du courage moral. Là encore, cela implique de recourir à une ascèse, à un exercice constant pour renforcer la cohérence du sujet. Le courage moral est une vertu qui nous permet de parvenir à la cohérence entre la pensée (la conscience critique), le discours et l’action.

3.3. L’exercice (ascèse) suppose d’être capable dans des situations ordinaires, impliquant peu de risques pour le sujet, de faire entendre sa voix. C’est pour cela que bell hooks exigeait de ses étudiants qu’ils fassent entendre leur voix dans son cours, qu’il s’agissait d’un réquisit pour participer à son cours.

3.4. Le courage moral est nécessaire pour aller contre la culture du silence. Celle-ci peut-être maintenue justement par le conformisme de groupe qui fait que les personnes n’osent pas briser le silence, qu’ils ont peur de se trouver isolé du groupe, voir même de subir les représailles du groupe.

3.5. La dissidence éthique est le fait de faire entendre une voix différente face à l’autorité et/ou au groupe.

3.5.1. La dissidence éthique demande du jugement. La dissidence éthique repose sur la conscience critique. Elle suppose une ascèse durant laquelle le sujet délibère pour juger de ce qu’il doit faire.

3.5.2. La dissidence éthique demande du courage moral.

3.6. La dissidence éthique peut avoir un effet d’entraînement. Il peut ainsi arriver que celui ou celle qui ose briser le silence dise en réalité tout haut ce que les autres n’osaient pas dire trop fort. De ce fait, une première voix dissidente peut entraîner d’autres voix dissidentes.

3.7. Le courage moral, pour faire entendre une voix dissidente, ne se pose pas uniquement pour les questions politiques et sociales. Il peut être également nécessaire dans des domaines de la vie intellectuelle impliquant une créativité. En effet, pour apporter une conception nouvelle, il faut être prêt à sortir du consensus qui s’était fait dans un domaine donné, ce qui peut impliquer de se trouver isolé. De fait, là encore, il faut avoir le courage de rompre avec la conception admise communément.

3.8. La dissidence éthique peut intervenir lorsque le sujet, à l’issue d’une délibération intérieure approfondie, parvient à l’intime conviction qu’il lui est nécessaire de rompre le consensus, de faire dissensus.

3.8.1. L’ascèse est nécessaire pour avoir le courage et la force morale de supporter la situation de dissensus qui peut se traduire par de l’isolement et de l’hostilité.

3.8.2. La dissidence n’a pas pour but de maintenir le sujet dans l’isolement, mais de parvenir à modifier le consensus. Elle est nécessaire pour créer un nouveau consensus que le sujet estime plus conforme à ce qui lui paraît être juste ou/et vrai.

3.9. La résistance passive peut-elle être considérée comme une forme de la résistance éthique ?

La dissidence éthique se trouve au-delà de la résistance passive. Dans la résistance passive, le sujet est intérieurement en désaccord avec une situation, il n’y participe pas activement, mais il ne fait pas entendre une voix pour s’y opposer.

On peut ainsi distinguer différentes attitudes :

Les formes de la collaboration. On peut appeler « collaboration » un ensemble de positions où le sujet accepte de se soumettre à l’autorité injuste et d’agir par peur d’être exclu du groupe (conformisme de groupe négatif). On peut alors réserver la notion de «coopération » à une situation où le sujet accepte d’agir collectivement en accord avec sa conscience critique. Même si on distingue ici collaboration et coopération, ce qui reste fondamental dans l’éducation n’est pas la coopération, mais l’éducation de la conscience critique qui permet de distinguer entre les situations de collaboration et les situations de coopération.

Deux types de collaboration :

– La collaboration zélée : le sujet devance les ordres, il va plus loin que ce qui est demandé par l’autorité injuste.

– La collaboration simple : le sujet se soumet à l’autorité injuste et lui obéit sans résistance.

– La résistance passive : il s’agit d’un ensemble d’attitudes où le sujet résiste à l’autorité, mais de manière non publique. Ici le sujet manque au principe éthique de cohérence entre la pensée, le discours public et l’action publique.

La résistance éthique :

– La dissidence éthique

– L’action collective légale

– La désobéissance civile.

– Les actions de violence physique contre les personnes : elles posent des problèmes éthiques particuliers dans une théorie éthique qui fait du critère de l’éthique la cohérence. En effet, les actions violentes posent des problèmes relatifs à la cohérence entre les moyens et les fins.

Certains ont pu affirmer, comme James Scott, avec la notion d’infrapolitique, que la résistance passive, avec un script caché (c’est-à-dire que les sujets s’opposent passivement, mais pas ouvertement) est une forme de résistance. Il y a donc néanmoins dans ce cas une disjonction entre le discours privé et l’action publique des sujets.

Il s’agit là d’une thèse qui est discutable. En effet, on peut supposer que cette position est légitime, au moins dans les régimes autoritaires, où le niveau de répression physique peut justifier l’absence de dissidence publique.

Néanmoins, Vaclav Havel, dans Le pouvoir des sans pouvoirs, avait également montré l’ambivalence de ce type de pratique. En effet, ce type de résistance passive contribuait paradoxalement à perpétuer les régimes autoritaires en place. Il y avait certes une résistance passive, mais rien n’était fait ouvertement pour mettre fin au régime autoritaire.

On peut donc s’interroger d’autant plus sur la valeur de la résistance passive dans un contexte qui n’est pas autoritaire et où les sujets ne risquent pas de perdre leur vie, mais tout au plus un avancement de carrière.

4. Résistance éthique individuelle et action collective.

4.0.1. On appellera résistance éthique, l’ensemble des pratiques de résistance socio-politique que le sujet décide de réaliserCela peut être la dissidence éthique, mais également l’engagement dans des collectifs (syndicats ou mouvements sociaux), la désobéissance civile…

4.1. La thèse défendue ici fait reposer la résistance à l’autorité injuste et au conformisme de groupe sur le courage moral du sujet. Est-ce que cette thèse n’accorde pas trop de responsabilité au sujet ?

La thèse inverse est problématique. En effet, si on considère que le sujet n’a aucune responsabilité dans ses choix éthiques du fait de la soumission à l’autorité et du conformisme de groupe, il nous devient impossible de condamner des dignitaires nazis comme Eichmann.

Or la justification d’une éducation, qui repose sur le développement de la conscience critique, le courage moral et la cohérence éthique, c’est justement de développer la capacité du sujet à pouvoir résister aux situations de contraintes sociales.

4.2. Est-ce que la thèse défendue ne tend pas à accorder trop d’importance à l’individu dans la transformation sociale ? Ne peut-on pas affirmer plutôt que les transformations sociales ne sont pas le fait d’individus, mais de mouvements sociaux de masse ?

Il ne s’agit pas de nier que les transformations sociales soient le fait des mouvements sociaux. Mais de se situer au niveau de la responsabilité éthique individuelle dans la participation aux mouvements de transformation socio-politiques. En effet, le sujet peut prendre la décision éthique de participer à des mouvements sociaux politiques ou ne pas prendre cette décision.

4.3. Mais est-ce que la participation à des mouvements de masse n’inclut pas le risque d’une aliénation du sujet dans un conformisme de groupe ?

Il ne s’agit ni de s’abstraire de la vie sociale, ni de ne pas participer aux mouvements sociaux. Mais il s’agit de développer chez le sujet la capacité à ne pas laisser sa conscience totalement écrasée par les organisations de masse. On peut penser comme contre exemple aux personnes qui étant membre du parti communiste ont refusé de critiquer le stalinisme alors que se multipliait les preuves des crimes commis par ce régime.

4.4. La cohérence éthique implique que le sujet ait le courage moral de mettre en accord non seulement sa voix intérieure (la conscience critique) et sa voix publique (voix dissidente), mais également sa voix publique et son action.

4.5. Ce souci de cohérence du sujet dans la résistance éthique fait que l’utilitarisme ne peut pas être l’orientation de l’agir éthique. En effet, la cohérence éthique implique une fidélité du sujet à ses principes qui fait que le sujet ne peut pas les sacrifier à la recherche de l’efficacité et au résultat à obtenir.

4.6. Est-ce qu’en situant la réflexion au niveau du perfectionnisme éthique, le passage au socio-politique ne devient-il pas impossible ou tout du moins aléatoire ?

Il est vrai que l’on pourrait objecter qu’en centrant la réflexion sur l’éthique individuelle, on réduit la réflexion à la relation du sujet de soi à soi, et que de ce fait rien ne garantie son engagement socio-politique. Philippe Breton a écrit un ouvrage sur Les Refusants, ceux ou celles qui ont refusé d’obéir à un ordre injuste. Pour nombre d’entre-eux ou d’entre-elles, la justification de leur refus, leur limite, tient au fait que « l’on ne fait pas cela à un autre être humain ».

Néanmoins, dans l’approche que nous défendons dans ce texte le principe de cohérence du sujet implique qu’il ou elle mette ses paroles et son action en adéquation. De fait, si les convictions intimes du sujet consistent à considérer que « l’on doit s’engager collectivement, pour transformer la société », l’approche défendue ici implique qu’il s’engage pour mettre en cohérence sa pensée et son action.

4.7. Mais ne peut-on pas objecter que rien ne garantie dans une telle éthique que le sujet choisisse l’engagement et que cet engagement soit tourné vers la justice sociale ?

Ces questions ont déjà été discutées par Sartre qui y a apporté deux réponses.

En ce qui concerne la relation avec la justice sociale : Sartre a mis en avant que lorsque le sujet effectue un choix concernant son individualité, ce choix implique à travers lui, une représentation de l’humanité dans son ensemble. Donc le choix du sujet n’implique pas une responsabilité simplement relative à son individualité, mais relative à l’humanité dans son ensemble dans la mesure où il est un être humain.

Concernant l’absence d’engagement du sujet, là encore Sartre a défendu l’impossibilité de la neutralité. Ne pas choisir, c’est choisir de ne pas choisir. De fait, à partir du moment où le sujet effectue un choix, en accord avec le principe de cohérence, il doit en tirer les conséquences.

On voit que dans la conception de Sartre, par différence avec celle de Michel Foucault, le souci de soi est lié au souci des autres. Il n’y a donc pas de disjonction entre l’éthique et la morale dans une telle conception.

4.8. Est-ce qu’une telle conception de l’éducation n’est pas conduite à nier les effets socio-structurels sur l’action humaine au profit d’une conception centrée sur le sujet et sa liberté individuelle ?

Là encore, il faut tout comme Paulo Freire reprendre la distinction présente chez Sartre entre déterminé et conditionné. Il ne s’agit pas de nier l’existence des conditions sociales. Mais dans le cadre des conditions sociales données, les sujets gardent la possibilité d’orienter leurs actions. Prenons la montagne comme métaphore des situations-limites chez Paulo Freire. Le sujet peut considérer la montagne comme un obstacle infranchissable (« conscience fataliste ») ou alors la considérer comme un défi qu’il faut relever (« conscience transformatrice »).

4.9. Mais chez Paulo Freire la prise de conscience s’effectue collectivement, dans « les cercles de culture », et non pas dans la conscience individuelle ?

Il ne s’agit pas de s’opposer à des pratiques de prise de conscience collective. Néanmoins, la conscience collective ne peut pas complètement se substituer à la conscience individuelle. En effet, sinon comme on l’a vu, cela conduit à admettre que le sujet abdique totalement sa conscience critique individuelle lorsqu’il ou elle est dans un groupe. D’où le fait que la « communauté d’apprentissage », telle que la conçoit bell hooks, soit un espace dans lequel peuvent se faire entendre des voix qui soient des « voix propres » et des « voix différentes ».

De même, chez Paulo Freire, le fait que la prise de conscience passe par la discussion montre que là encore la prise de conscience ne peut pas s’effectuer en abdiquant sa conscience individuelle. Le sujet garde toujours la liberté de faire secession par rapport au groupe, de ne pas adhérer à la vision éthico-politique du pédagogue critique.

5. L’éducation à la résistance éthique.

5.1. On peut appeler éducation morale et civique des pratiques qui visent à développer chez le sujet un ensemble d’attitudes qui lui permettent d’agir de manière juste dans un certain contexte socio-politique historique.

5.2. L’éducation à la résistance éthique peut être une éducation de soi par soi. C’est en ce sens que Pierre Hadot a parlé de la philosophie comme une éducation des adultes. Les exercices spirituels de la philosophie antique pouvaient être considérés comme une forme d’éducation éthique qui se continuait tout au long de l’existence.

5.3. L’éducation à la résistance éthique peut être également considérée comme une forme d’éducation à la citoyenneté. La capacité du sujet à adopter une posture de résistance éthique serait nécessaire à la citoyenneté. De ce fait, l’éducation à la résistance éthique aurait sa place en éducation morale et civique.

5.4. L’éthique, au sens strict, désigne le domaine de la relation de soi à soi. La résistance éthique repose sur une éthique dans la mesure où elle s’appuie sur un perfectionnisme éthique.

5.4.1. La morale désigne le domaine de réflexion normative (devoir-être) portant sur la relation du sujet à autrui.

La conception de l’éthique, qui est défendue dans ce texte, est reliée à une morale. La cohérence éthique n’est pas recherchée simplement par rapport à un idéal du moi, mais également parce que cet idéal du moi implique une vision de l’humanité.

Il doit donc y avoir une cohérence entre la relation de soi à soi (devoirs envers soi-même) ou éthique, et la morale (devoirs envers autrui).

Néanmoins, on peut dire que la forme de perfectionnisme éthique défendue par Sartre, par exemple, accorde un primat aux devoirs envers soi-même pour définir les devoirs envers autrui, alors qu’il en va inversement pour Kant.

Tout comme dans la conception sartrienne, le perfectionnisme éthique est la base de l’engagement socio-politique.

5.4.1.1. Néanmoins la référence sartrienne n’est elle pas ici problématique dans la mesure où chez Sartre le sujet est toujours absolument libre ? Même en prison, par exemple le sujet est absolument libre.

Avec cette question, on revient ici au problème de la place respective de la responsabilité du sujet et des conditions socio-historiques dans l’action humaine qui a déjà été abordée précédemment. La liberté est toujours en situation.

5.5. La résistance éthique est une praxis (action-réflexion au sens de Freire).

En effet, le sujet recherche la cohérence interne de la pensée dans l’ascèse qui l’amène à produire une conscience critique.

Dans la mise en cohérence de sa pensée et de son action, le sujet se confronte à la réalité des conditions socio-historiques. Cela peut le conduire de nouveau à la réflexion et à redéfinir sa position interne.

5.5.1. N’est-il pas néanmoins problématique de situer la résistance éthique au niveau de l’individu ? Ne peut-on pas considérer qu’en réalité, la plupart du temps, si les personnes résistent dans une situation socio-politique donnée, c’est parce qu’elles se trouvaient dans un groupe qui a résisté ?

C’est peut être exact sur le plan empirique, mais sur le plan de la raison pratique, cette position n’est pas pleinement satisfaisante car elle ne répond pas au cas des personnes qui sont par exemple isolées ou au rôle de la responsabilité individuelle face aux évènements sociaux socio-politiques.

5.6. Mais la conscience critique telle qu’elle a été définie précédemment ne relève-t-elle pas plutôt de la conception de l’esprit critique chez Kant, que de la « conscience sociale critique » (conscientisation) présente chez Paulo Freire ?

Il est vrai pour l’instant que la question de la relation entre la conscience et les conditions sociopolitiques n’a pas été clairement abordée.

La « conscience sociale critique » (conscientisation) trouve son origine dans une expérience vécue d’ordre phénoménologique. Le sujet éprouve une expérience d’oppression. C’est ce que l’on peut appeler le « ressenti des personnes les premières concernées ».

Ce ressenti ne peut pas être critiqué. Il est une « vérité subjective ». Mais la difficulté consiste à passer d’une vérité subjective à une connaissance objective de la réalité sociale pour la transformer.

De ce fait pour que ce ressenti devienne une conscience sociale critique, il est nécessaire qu’il soit pensé en cohérence avec un ensemble possible d’objections à la généralisation d’un tel ressenti. Ces objections peuvent provenir d’études sociologiques concernant la réalité sociale.

5.7. Cette explication concerne le cas de la conscience des personnes qui ont vécues directement une oppression. Pour les personnes en situation de privilège social relativement à une oppression donnée, elles n’ont pas vécue en tant que sujet l’expérience de cette oppression. De ce fait, la pédagogie critique se donne pour objectif de leur donner accès à une connaissance du vécu d’oppression (par exemple par des témoignages), mais également à une conscience critique des oppressions.

5.8. L’approche proposée accorde une grande importance au critère de cohérence. Mais n’est-il pas discutable sur plusieurs points :

5.8. 1. Le critère de cohérence n’est-il pas relatif ? Ne peut-on pas imaginer s’en passer ?

Toute personne qui remet en question le critère de cohérence est conduite donc à se contredire et donc à nier son propre discours. Cela conduit donc au problème du relativisme.

5.8.2. Le critère de cohérence ne peut-il pas produire une conscience critique paranoïaque ? Au sens où ce serait une conscience critique qui est cohérente, mais dont les prémisses ne correspondent pas à la réalité. Le complotisme ne repose-t-il pas sur une conscience critique cohérente ?

La cohérence est certes une vertu épistémique recherchée par la conscience critique. Mais la recherche de cohérence s’effectue également en prenant en compte des arguments factuels de correspondance avec la réalité et pas seulement logiques.

5.9. Cependant on ne voit pas exactement pour l’instant le lien entre la résistance éthique et la citoyenneté. En effet, la conception de la citoyenneté qui est celle de la pédagogie critique est la citoyenneté radicale qui s’oppose à la citoyenneté libérale. La citoyenneté libérale considère que la citoyenneté consiste dans la participation au système représentatif. La citoyenneté radicale affirme que les progrès des droits civils, politiques et sociaux se sont effectués par les mouvements sociaux. Or avec la résistance éthique n’en reste-t-on pas à une conception simplement négative de l’action citoyenne ? Il s’agit de résister à l’injustice, mais non pas de proposer des avancées civiles, sociales et politiques.

Il est vrai que l’approche à partir de la conscience critique consiste surtout à pouvoir se déterminer face à une situation sur ce qu’il est juste ou non de faire, et à agir en conséquence. Mais il est possible de supposer que cela implique de proposer des revendications qui aillent plus loin que la réalité sociale telle qu’elle est puisque celle-ci est injuste.

6. Structure sociale, conscience sociale critique et résistance éthique.

6.1. Est-ce que s’appuyer sur la critique de la soumission à l’autorité et au conformisme social, ce n’est pas appeler une évaluation expérimentale de l’éducation morale ?

L’éducation à la résistance éthique repose sur une exigence éthique du sujet avec lui-même : la cohérence. Elle n’est pas fondée sur l’évaluation de l’efficacité du résultat. Sur le plan éthique, chercher à être une personne cohérente dans sa pensée et ses actes a une valeur en soi, indépendamment du résultat.

Il ne s’agit pas seulement d’une question d’efficacité du résultat, il s’agit également de la possibilité de se considérer comme un sujet responsable de ses discours et de ses actions.

6.2. On peut appeler justice globale, la lutte contre toute forme d’injustice que celles-ci soient politiques, sociales, sociétales ou encore écologiques. On peut considérer que ce qui produit les injustices sociales, c’est une certaine forme d’organisation de la société tant sur le plan économique, politique et technique.

6.3. On peut également considérer qu’un des problèmes, c’est que les citoyens peuvent être victimes, témoins ou spectateurs d’injustices sociales et ne pas réagir.

6.3.1. La pédagogie critique est une pédagogie dont l’objectif est la prise de conscience de ces injustices sociales par la « conscience sociale critique » (conscientisation) en vue de transformer la société vers plus de justice sociale.

6.4. Une question se pose : est-ce que la résistance éthique constitue une réponse possible à cette lutte contre l’apathie des individus face à l’injustice ?

On se trouve là face à plusieurs difficultés :

6.4.1. Parler d’apathie semble renvoyer la difficulté à une responsabilité individuelle, alors qu’il y a des conditions sociales.

Il est possible de répondre sur ce plan ce qui a été déjà répondu précédemment. On ne peut pas abolir totalement la place de l’action individuelle et de la responsabilité individuelle du fait de l’existence de conditions sociales. C’est pourquoi il s’agit plutôt de conditions sociales que de structures sociales.

6.4.2. Les injustices sociales ne trouvent leur origine ni dans une autorité injuste, ni dans le conformisme de groupe.

Il est exact que les injustices sociales se trouvent générées pour la plupart par les conditions sociales. Mais elles doivent également s’incarner dans le comportement des individus à l’intérieur de ses conditions sociales : le comportement des capitalistes, des cadres, des hommes, des personnes blanches, des personnes cisgenre, des personnes hétérosexuelles, des personnes valides…

Les individus membres de ces groupes sociaux participent structurellement, de par leurs positions sociales, à des injustices sociales. Mais en tant que personne, leur comportement individuel peut se dissocier de celui que leur assigne les structures sociales : ils peuvent soutenir les luttes des personnes opprimés, ils peuvent refuser d’avoir certains comportements et renoncer à certains privilèges sociaux…

Il n’y a d’ailleurs pas un lien mécanique simple entre la positionnalité sociale d’une personne, ses convictions personnelles, ses discours et ses actions.

6.4.3. Toutes les injustices sociales ne semblent pas impliquer des phénomènes de psychologie sociale pour se réaliser.

En réalité, il s’agit ici plutôt, non pas d’expliquer comment sont générées les injustices sociales, mais de se tourner vers les attitudes individuelles qui participent du maintient de ces injustices sociales, qui les perpétuent. Il s’agit plutôt du problème de la servitude volontaire.

Il s’agit ici d’agir sur plusieurs dimensions de la non-résistance à l’injustice :

6.4.3.1. L’absence de jugement critique : le sujet ne résiste pas à l’injustice car il ou elle ne perçoit pas le problème de l’injustice. La position cohérentiste qui est défendue dans ce texte ne prétend pas trancher ce qui est juste ou injuste. Néanmoins, le critère de l’ascèse intellectuelle, que nécessite la conscience critique telle qu’elle a été définit, suppose de ne pas assimiler la conscience critique à une conscience immédiate, à un simple sentiment.

6.4.3.2. L’absence de cohérence entre la conscience critique, le discours public et l’agir éthique : L’éducation à la résistance éthique suppose que si le sujet juge qu’une situation est injuste, il doit la dénoncer et s’engager activement pour la combattre.

6.4.4. De ce fait, on peut dire que l’éducation à la résistance éthique en réalité permet une critique de toutes les attitudes de non-résistance à l’injustice : pas seulement la soumission à l’autorité injuste et le conformisme social aveugle.

6.5. Est-ce qu’il ne s’agit pas là d’une éducation par trop idéale ? En effet, nul ne peut parvenir à s’engager à combattre toutes les formes d’injustice sociale ? C’est là une tâche qui dépasse les possibilités d’un simple individu.

Il faut sur ce plan distinguer deux types d’injustice. Le sujet doit être en capacité de définir les limites où l’inacceptable a été franchi. Il ne s’agit pas ici de discuter de ce point. Mais, a priori, par exemple, on semble bien admettre qu’un sujet habituellement n’est pas tenu responsable de la même manière de toutes les injustices. Par exemple, dans le cas du droit, la non-assistance à personne en danger se produit face à une situation dont le sujet est témoin directement, et non pas par exemple en tant que spectateur devant son écran de télévision.

Concepts clefs : conscience critique, voix, ascèse, courage moral, cohérence éthique, dissidence éthique, résistance éthique.

Notions générales : éducation, éthique/morale, citoyenneté, individu/société.

Les dissident-e-s.

(Aphorismes)

0.0. En ce temps là, le pouvoir avait cesser d’emprisonner, de torturer et de tuer.

0.1. C’était plus insidieusement qu’opérait la domination.

0.2. Il fallait atteindre des objectifs.

0.2. Ce faisant la pénurie de moyens était organisée.

0.3. On devait se soumettre aux contrôles des logiciels numériques.

0.4. Tous et toutes étaient mis en concurrence.

0.5. Cela était valable pour le travail, pour se nourrir ou pour se loger.

0.6. En ce temps-là, on formait les dissident-e-s en secret.

0.7. On posait des questions et on ne savait pas qui posait la question.

0.8. On répondait et on ne savait pas qui répondait.

1. Qu’est-ce qu’une personne dissidente ?

1.0.1. Les personnes dissidentes osent dire ce qui habituellement est tu.

1.1. Pourquoi habituellement est-ce tu ?

1.1.1 Parce que les personnes ont peur.

1.1.2. Elles ont peur et pourtant rien ne menace leur vie le plus souvent.

1.2. Qu’est-ce qui est tu ?

1.2.1. Ce que tout le monde entend.

1.2.2. Ce que tout le monde voit.

1.2.3. Ce que tout le monde sait.

1.2.4. C’est la « banalité du mal ».

1.3. Pourquoi acceptent-elles alors de faire le mal ?

1.3.1. Parce que les autres le font.

1.3.2. Parce que c’est devenu habituel.

1.3.3. Parce que c’est comme cela qu’il faut faire pour réussir.

1.4. Ne vaut-il pas mieux se taire ?

1.4.1. C’est ce que beaucoup font.

1.4.2. Mais se taire à un coût.

1.4.3. Cela a un coût pour l’âme.

1.5. Ne vaut-il mieux pas résister en secret ?

1.5.1. C’est ainsi que le système se maintient.

1.5.2. Il a besoin du silence.

1.5.3. Il a besoin de la soumission.

1.6. Que risquent les dissident-e-s ?

1.6.1. Le silence et la feinte indifférence accueillent bien souvent leurs révélations.

1.6.2. En réalité, ils et elles risquent la tacite exclusion, l’isolement.

1.6.3. Beaucoup craignent plus que tout, l’isolement.

1.6.4. Si les dissident-e-s insistent, cela peut être la franche hostilité, voire parfois la persécution.

2. Que recherchent les personnes dissident-e-s ?

2.0.1. Elles recherchent la cohérence interne.

2.0.2. Elles refusent les beaux discours de façade qu’accompagnent des actes quotidiens en inadéquation.

2.1. Quelles sont les plus grandes difficultés ?

2.1.1. S’y tenir lorsqu’on est seul à parler et à agir.

2.1.2. S’y tenir lorsque le groupe est en désaccord.

2.1.3. S’y tenir lorsque tout le système pousse vers une autre logique.

2.2. Les personnes dissident-e-s agissent-elles seules ?

2.2.1. Pas nécessairement, mais la dissidence suppose de ne pas abandonner l’autonomie de la conscience individuelle face au groupe et aux liens de sociabilité.