Les dialogues de pédagogies radicales présentent sous forme de dialogue une thématique des pédagogie critique. Le texte ci-dessous est consacré à la question de la cohérence éthique.

Demande : Est-il facile de mettre en œuvre la pédagogie critique ?

Réponse : Tout d’abord, il faut comprendre qu’avec la pédagogie de Paulo Freire nous ne sommes pas dans une méthode, mais dans une éthique. Une méthode, c’est un ensemble de techniques. Il suffit de savoir les utiliser sans avoir besoin d’en comprendre le sens pour que cela marche. On est donc dans une approche uniquement fonctionnelle. Cela veut dire qu’on peut espérer que cela marche même si on a une approche assez superficielle et que l’on ne comprend pas vraiment le sens de ce que l’on fait.

L’éthique de la pédagogie critique ne peut être mise en application que par une méditation philosophique. Elle pré-suppose des « exercices spirituels » (Hadot) qui permettent d’en approfondir le sens. C’est ce qu’a très bien compris bell hooks avec la « pédagogie engagée ». Ces exercices spirituels peuvent être la lecture réflexive de textes, le dialogue dans des cercles de conscientisation…

Mais en outre, cela ne suffit pas car la pédagogie critique implique la mise en œuvre de vertus qui s’acquièrent par la pratique, l’exercice. Ce que Paulo Freire appelle praxis est donc la dialectique entre la réflexion et l’action, entre des exercices spirituels et l’exercice pour acquérir des vertus dans la pratique enseignante.

En conséquence, si on cherche uniquement des techniques efficaces, la pédagogie critique n’est que de peu d’utilité. Car elle implique véritablement un autre état d’esprit et une autre mise en œuvre qui suppose un réel effort sur soi.

Demande : La « cohérence » est une dimension très importante pour Paulo Freire dans sa conception de l’éthique. Il y revient à plusieurs reprises dans son oeuvre en particulier dans Pédagogie de l’autonomie. Il doit y avoir une cohérence entre « ce que je pense, ce que j’écris et ce que je fais ». Pourquoi la cohérence a une telle importance ?

R : Paulo Freire est un penseur croyant, mais qui n’a pas voulu faire de la religion la base de sa philosophie éducative. Il n’y a pas besoin d’être croyant pour admettre la pédagogie critique. Mais pour que cela soit possible, il faut que l’éthique ne repose pas sur la légitimation d’une transcendance religieuse. En outre, le critère de cohérence éthique permet de maintenir une exigence éthique tout en admettant le pluralisme éthique des sociétés modernes.

La recherche de cohérence est ce qui permet de se passer d’une transcendance. Dans son existentialisme athée Sartre considère que le sujet doit choisir ses valeurs en ayant conscience de la responsabilité que cela implique par rapport à une conception de l’humanité. La cohérence, c’est le fait de considérer que l’éthique implique une exigence d’adéquation entrela pensée, la parole et l’action. Si le sujet se contente de choisir des valeurs, mais qu’il n’est pas capable d’agir pour les mettre en application, on est face à de l’inconsistance. Or peut-on véritablement considérer qu’une personne qui adhère à des valeurs, mais n’est pas capables de les défendre publiquement ou d’agir en leur faveur, constitue une attitude satisfaisante ? En effet, l’éthique implique une pratique et n’est pas seulement un discours. Une telle attitude risque d’apparaître comme insuffisante.

Rawls considère que l’un des tests éthiques, c’est le fait de pouvoir soutenir publiquement une position. C’est le principe de publicité (Rawls, J. (2001). L’indépendance de la théorie morale. Cités, 5(1), 161-182). Il y a des personnes qui tiennent des propos ou agissent d’une certaine manière, mais qui ne le diraient pas publiquement car justement elles savent très bien en réalité que leurs discours et leurs actions sont contraire à la morale. Dans Souffrance en France, Déjours souligne que les cadres qui infligent des souffrances au travail à leurs subordonnés ont conscience que ce qu’ils font est contraire à la morale. En outre, ils ne sont pas disposés à assumer publiquement leurs actes dans la mesure où en réalité, ils savent qu’il ne s’agit pas d’un comportement moral. Il y a donc là une forme de mauvaise foi. L’incohérence entre pensée et action, la dissimulation de l’action, est la marque de cette mauvaise foi.

En réalité, l’exigence de cohérence n’est pas seulement une manière d’éviter le recours à une transcendance religieuse dans la définition de l’éthique, mais également une contradiction avec l’approche utilitariste. L’utilitarisme admet une possible déconnexion entre la pensée et l’action si cela vise à atteindre plus efficacement une finalité.

Néanmoins, il est un fait que l’on tend davantage à admirer moralement la cohérence que la recherche de l’efficacité. Par exemple, lorsqu’on admire une personne pour ne pas avoir renié ses convictions devant un pouvoir politique y compris si cela lui coûte la vie. Il s’agit certes du fondement de la matyriologie chrétienne, mais pas seulement, les mouvements révolutionnaires ont également valorisés de telles conduites.

A l’inverse, on peut se demander s’il n’existe pas une tendance à justifier théoriquement l’incohérence entre pensée, discours et action sans que cela soit véritablement impliqué par les exigences de l’action. D’une certaine manière le discours de Machiavel sur les vices privés du Prince sont par exemple de plus en plus remis en question concernant le sexisme. On peut de fait se demander dans quelle mesure sous couvert d’autonomie du champ politique et d’efficacité, ce discours n’a pas servit avant tout à justifier les turpitudes des puissants.

L’exigence de cohérence ou congruence consiste à considérer au contraire que nous avons tendance à trop facilement justifier au nom d’une prétendue efficacité, la déconnexion entre la pensée, le discours et l’action.

La cohérence est un test d’authenticité ou à l’inverse de mauvaise foi : assumer des valeurs, c’est être capable à la fois de les exprimer publiquement et de les mettre en œuvre dans l’action.

L’incohérence du sujet éthique apparaît ici problématique comme l’incohérence logique : dans l’incohérence logique c’est une contradiction interne au discours, dans l’incohérence éthique, c’est une incohérence pratique entre l’acte de langage et l’action. On pourrait se demander dans quelle mesure l’incohérence n’est pas source de mal-être psychique. On peut imaginer la difficulté pour un sujet à être contraint, par une institution par exemple, de toujours penser une chose et d’en dire une autre, ou de faire des déclarations et de ne pas pouvoir les mettre en œuvre.

Demande : On sait que la théorie révolutionnaire de Paulo Freire admet une cohérence de ce fait entre les moyens et les faits. Peut-être que sur ce plan la non-violence, en tant que philosophie et pratique politique, peut constituer un parallèle intéressant.

Réponse : Même si Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés ne parle pas de la non-violence, il est vrai que certaines de ses réflexions par l’usage qu’il fait du concept « d’amour » peuvent rappeler celles de Martin Luther King. On trouve dans cette conception un refus qui est celui de la réification de l’être humain, de sa déshumanisation. C’est pourquoi la lutte des opprimés doit libérer aussi bien les opprimés que les oppresseurs. C’est en cela qu’elle est un acte d’amour.

Il faut néanmoins avant cela, faire quelques remarquesplus générales sur la non-violence.

Un aspect intéressantde la comparaison avec la non-violence, c’est qu’effectivement, la non-violence peut-être divisée en deux dimensions comme le fait Jean-Marie Muller : la philosophie de la non-violence (l’éthique) et les pratiques utilisées (les répertoires d’action). Sur ce deuxième plan, Gene Sharp distingue près de 200 pratiques utilisées se distinguant en trois grandes familles : « 1. Protestation et persuasion 2. Non-coopération 3. Intervention nonviolente » (La lutte nonviolente : pratique pour le XXIe siècle). On peut comparer cette distinction entre philosophie et répertoires d’action, à la distinction entre pédagogie (agir éthique) et didactique (agir technique).

On peut remarquer que la lutte non-violente se décompose en trois types d’action : a) les actions légales (ex : la grève), b) les actions illégales (ex: la désobéissance civile) c) les actions qui se trouvent dans la zone grise du droit où tout ce qui n’est pas formellement interdit est autorisé (voir Xaviez Renou, Désobéir, le petit manuel).

Dans les actions légales, Gene Shap inclut ce qu’il appelle les « alternatives citoyennes à la désobéissance : « Consentement lent et à contrecœur, Non-exécution des ordres sans supervision directe, Désobéissance déguisée (prétendre obéir) ». Autant d’attitudes que la psychologie militaire a eu tendance à attribuer à des personnalités « passives-agressives ». Ce qui traduit sous un vocable psychologique, des stratégies de résistance à une institution maltraitante. Ce qui relève, chez James Scott, de l’infrapolitique.

La non-coopération constitue selon Jean-Marie Muller, un des présupposés majeur de la non-violence qui trouve sa formulation dans le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie : il s’agit de refuser de coopérer avec le pouvoir injuste (Muller, Jean-Marie. « Apprendre la langue de la non-violence », Diogène, vol. 243-244, no. 3, 2013, pp. 6-21). Là encore, c’est un point intéressant, car cela veut dire qu’une éducation à la résistance non-violente ne peut pas s’appuyer uniquement sur le développement de la capacité à coopérer, mais que la capacité à désobéir implique également celle d’être capable de ne pas coopérer.

Autre point qu’il faut souligner, c’est que la non-violence ne s’oppose pas au conflit. Les leader de la non-violence active, comme Gandhi, Luther King ou Cesar Chavez, ont assumé les rapports de force sociaux. La non-violence implique la mise en œuvre d’une force, d’un rapport de force, mais non-violent, qui ne s’appuie ni sur la violence physique, ni sur la manipulation psychologique.

Enfin, il faut souligner qu’il y a une progressivité dans la lutte non-violente : toutes les actions légales doivent être épuisées avant de recourir aux actions illégales.

D : Néanmoins, pour revenir à la question de la cohérence…

R : Concernant la question de la cohérence, on peut prendre le cas de Gandhi. Il y a bien évidement de nombreux éléments dans son action. Il existe en particulier des déterminants religieux. Mais, il existe également une éthique de la cohérence. Gandhi est une personne qui recherche une cohérence dans son existence. On le voit dans son auto-biographie : il y a chez lui une recherche de la vérité et de ce fait une dévalorisation du mensonge. Cela le pousse à rechercher une cohérence entre ses paroles et ses actions. (Gandhi, M., (2012). Autobiographie ou mes expériences de vérité. ). C’est pourquoi Jean-Marie Muller peut écrire : « la non-violence n’est pas avant tout une méthode d’action, mais une attitude ».

La cohérence entre les moyens et les fins est donc la conséquence de la recherche de cette cohérence éthique dans l’existence. Mais également, c’est un deuxième aspect dans l’idée que les moyens ne peuvent pas être déconnectés des fins : «  Gandhi considère que non seulement la fin ne justifie pas les moyens, mais ceux-ci sont aussi importants que celle-là : « Il n’est jamais sorti un bon arbre d’une mauvaise graine » commente-t-il » (Deliège, Gandhi, sa vie, sa pensée (2008)).

Il existe ici un paradoxe, c’est que la force, et donc l’efficacité de la non-violence, ne provient pas de sa recherche d’efficacité. C’est en cela que l’utilitarisme ne peut pas comprendre ce type d’approche. C’est cela que les partisans de la non-violence appellent la « force morale » de la non-violence. Celle-ci induit chez les individus une détermination supérieure à celle de l’action utilitariste. On lit souvent dans des ouvrages des partisans de la non-violence des arguments qui visent à convaincre que c’est efficace. Mais en réalité, c’est une mauvaise approche. L’histoire du XXe siècle a montré à plusieurs reprises que l’action non-violente avait été efficace. Ce qui est en réalité plus étonnant, c’est comment une approche qui n’est pas avant tout orientée vers l’efficacité, mais par d’autres considérations de type éthique, spirituelles ou morales, ait pu avoir une telle efficacité. Et surtout une efficacité plus grande que des stratégies qui s’appuyaient avant tout sur la recherche de l’efficacité.

On rencontre ici la même difficulté dans la pédagogie critique : on ne pratique pas de la pédagogie critique parce que cela est efficace, mais pour d’autres raisons, qui sont en relation avec une recherche de cohérence. On ne lutte pas contre les discriminations car c’est plus efficace dans la lutte contre l’échec scolaire. On lutte contre les discriminations scolaires parce qu’on adhère à des valeurs humanistes qui s’opposent à la discrimination.

D : On peut néanmoins constater des limites à ce désir de cohérence. En effet, Gandhi lui-même n’a pas toujours été cohérent dans son affirmation de la non-violence. Il a pu soutenir la participation active des indiens à la guerre au côté des anglais.

R : La recherche éthique de cohérence interne entre ses pensées, ses discours, ses actions, entre les moyens et les finalités, est un idéal régulateur. Il s’agit d’une hypothèse qui doit être portée le plus loin possible. L’idée est ici que l’on cède trop facilement souvent, sans que cela soit justifié en réalité, à l’utilitarisme ou au machiavelisme de l’action.

L’hypothèse que la cohérence entre les moyens et les fins est celle qui doit prévaloir dans l’action, on la retrouve également chez Dewey. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’un dogme intangible. En effet, Dewey soutient le recours à la violence armée des Républicains espagnols contre le franquisme. Mais, il refuse l’idée que l’histoire avance nécessairement par le mauvais côté, ce qui veut dire par la violence, ce qui constitue le dogme inverse.

D : Alain Refalo qui a théorisé la « désobéissance éthique » en éducation est un militant du « mouvement pour une alternative non-violente ».

R : Il y a effectivement une logique. Si on aborde la question de la résistance éthique au travail, on peut en effet distinguer deux niveaux d’action. Il y a la dissidence éthique qui constitue une forme légale de résistance éthique alors que la désobéissance éthique en constitue la forme illégale.

D : Peut-on revenir sur l’éducation à un agir éthique ?

R : Si l’exigence éthique la plus forte est celle de la cohérence interne que le sujet donne à son existence, alors comme on l’a vu, cela suppose que l’éducation éthique recouvre un travail sur la pensée, le discours et l’action.

Il appartient d’abord au sujet de réfléchir aux valeurs qui sont les siennes et qui peuvent orienter un projet d’existence. C’est la clarification de valeurs. Cela est d’autant plus important que le sujet doit être en capacité de se constituer une intériorité, « une citadelle intérieure » (Marc-Aurèle, Hadot), qui puisse lui permettre de prendre la décision de refuser de coopérer avec un pouvoir injuste (que cela soit celui d’une autorité supérieure ou celle d’un groupe de pairs).

Mais comme on l’a vu, cela est insuffisant. Il faut être capable de faire entendre sa « voix propre ». C’est un point sur lequel insiste beaucoup bell hooks. L’émancipation implique d’être capable de faire entendre une voix propre publiquement. L’éducation doit donc entraîner le sujet à faire entendre sa voix.

Enfin, il faut être capable d’agir en accord avec ses valeurs et ses discours. Cela on l’a dit passe par deux dimensions. Les « exercices spirituels » (Hadot) qui visent une transformation de soi par soi et l’exercice des vertus, comme le courage éthique, dans la pratique.

Dans une société dominée par la rationalité instrumentale, la première dimension de la résistance éthique, c’est de refuser le primat d’une logique utilitariste d’action pour au contraire viser la cohérence existentielle.

D : Est-ce que changer est impossible dans une telle vision ? Par exemple, changer d’avis.

R : Il est possible de changer d’avis. Mais, on le voit pour que le changement soit pleinement assumé par le sujet, il ne doit pas se traduire uniquement dans la pensée ou dans le discours, mais également dans l’action.

D : Est-ce que l’on ne peut pas considérer la recherche de techniques efficaces en pédagogie comme une recherche de maîtrise d’autrui plutôt que de maîtrise de soi ?

R : Il est vrai que les dispositifs techniques peuvent être utilisés pour contrôler autrui. Le behaviorisme fournit un bon exemple de se fantasme de maîtrise d’autrui. Néanmoins, les techniques qui supposent une auto-régulation de l’individu lorsqu’elles proviennent de l’enseignant ou de l’enseignante ressortent aussi de se fantasme de contrôle. L’enfant est sensé s’auto-réguler tout seul grâce à des techniques qui le construise comme un sujet autonome.

La pédagogie critique de son côté est moins tournée vers le problème du contrôle des élèves que vers la question du travail de soi sur soi de l’enseignant-e. Il s’agit d’apprendre à se maîtriser soi, plutôt que d’apprendre à maîtriser les autres. L’objectif de cette maîtrise de soi vise à pouvoir établir une relation éthique à autrui qui soit dégagée de ce désir de le maîtriser ou de le dominer.