Les dialogues de pédagogies radicales abordent une question de la pédagogie critique sous forme de dialogue. Le texte ci-dessous s’intéresse aux dimensions subjectives du militantisme.

Demande : Il y a tout de même un fait étonnant concernant l’histoire du XXe siècle. C’est que dans une société dominée par la rationalité instrumentale, ce sont des personnalités militantes qui échappent à cette logique qui se sont imposées dans les manuels d’histoire. Si l’on songe par exemple à Gandhi ou à Martin Luther King, leur action militante s’est fondée sur la non-violence active. Dans « Lénine et Gandhi : une rencontre manquée ? » (publié dans Violence et civilité), le philosophe marxiste Etienne Balibar finit par accorder que la non-violence active est sans doute une pratique plus pertinente dans les démocraties libérales que le recours à la violence armée contre les personnes.

Réponse : Il est vrai que l’on peut s’étonner que ce sont ces pratiques militantes de non-violence active qui ont été retenues comme les plus significatives dans l’histoire du XXe siècle. Or, ce qui étonne, c’est qu’elles ne se caractérisent pas avant tout par la recherche de l’efficacité. Pourtant, les réalisations militantes de Gandhi ou de Luther King ont été supérieures par exemple à celles de Saul Alinsky, le fondateur du communauty organizing. Elles se caractérisent au contraire par le souci de cohérence entre les convictions de leurs initiateurs et leur pratique, plutôt que par la recherche de la finalité à tout prix. Ainsi Gandhi affirme : « ne te préoccupes jamais du résultat de l’acte » (cité par Christine Jordis, in Gandhi – Biographie).

En fait, la question qui se pose, c’est d’où résulte la force de ce type de militantisme qui prétend s’abstraire de toute logique utilitariste de l’action et se placer dans une autre logique, souvent qualifiée de religieuse.

D : Une réponse que l’on trouve chez Max Weber, c’est le charisme. Des leaders comme Gandhi ou Luther King s’imposent car ils apparaissent aux masses, à la population, comme touchés par la grâce divine. En réalité leur pouvoir tiendrait de l’imagination religieuse des masses…

R : On peut avancer la thèse effectivement de l’imaginaire religieux, mais il est possible de se demander si cette force ne tient pas également à d’autres dimensions. Pierre Kropotkine défend plutôt la thèse que les êtres humains tendent à admirer ceux qui sont en capacité de dépasser une vie tournée vers leur intérêt personnel pour une vie tournée vers l’altruisme : « Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leur sentiment, leur intelligence ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour. (…) Ceux-là forgent, les uns dans l’obscurité, les autres sur une arène plus grande, les vrais progrès de l’humanité. Et l’humanité le sait. C’est pourquoi elle entoure leurs vies de respect, de légendes. Elle les embellit même et en fait les héros de ses contes, de ses chansons, de ses romans. Elle aime en eux le courage, la bonté, l’amour et le dévouement qui manquent au grand nombre. (…) Ceux-là font la vraie moralité, — la seule, d’ailleurs, qui soit digne de ce nom — le reste n’était que de simples rapports d’égalité. Sans ces courages et ces dévouements, l’humanité se serait abrutie dans la vase des calculs mesquins. » (La morale anarchiste)

On peut remarquer plusieurs éléments dans le propos de Kropotkine. Le premier c’est qu’il oppose une action fondée sur le calcul à un type d’action fondée sur le dévouement à l’humanité. Pour l’auteur anarchiste, la supériorité du second type d’action sur le premier repose sur le fait qu’elle est en adéquation avec le principe d’entr’aide qui constitue pour lui, le principe qui au sein de l’évolution doit supplanter la lutte entre individus. Mais l’on peut également dire que la vie tournée vers l’altruisme paraît dans une société où domine la croyance aux ressorts utilitaristes de l’action humaine comme relevant du surnaturel. Dit d’une autre manière, les êtres humains vont admirer ou jalouser ce qui leur paraît ressortir de qualités qui sont hors de la portée de la plupart des personnes.

Le second point, c’est que ce type d’existence tourné vers l’altruisme n’est pas propre en réalité à des personnalités exceptionnelles, mais qu’on en trouve de très nombreux exemples souvent négligés, en particulier au quotidien chez les femmes. On parlerait aujourd’hui d’éthique du care : « C’est enfin tous ces dévouements sans nombre, moins éclatants et pour cela inconnus, méconnus presque toujours, que l’on peut observer sans cesse, surtout chez la femme, pourvu que l’on veuille se donner la peine d’ouvrir les yeux et de remarquer ce qui fait le bond de l’humanité, ce qui lui permet encore de se débrouiller tant bien que mal, malgré l’exploitation et l’oppression qu’elle subit » (La morale anarchiste).

Il est d’ailleurs tout à fait significatif que l’histoire, le plus souvent écrite par des hommes, a mis en avant les figures individuelles de Gandhi et Luther King, alors que les suffragettes en Angleterre, entre 1900 et 1914, ont constitué également un exemple qui a inspiré Gandhi.C’est le cas entre autres des grèves de la faim qu’elles mènent en prison : «  le combat qu’il a engendré est sous-tendu par une mystique de la supériorité spirituelle des femmes, dans une opposition entre l’esprit et le corps qu’il est possible de dominer, maîtriser, martyriser s’il le faut. La grève de la faim dit aussi cela » (Bard, Christine. « « Mon corps est une arme », des suffragettes aux Femen », Les Temps Modernes, vol. 678, no. 2, 2014, pp. 213-240).

On le voit donc ce qui distingue l’interprétation anarchiste, des interprétations chrétiennes ou religieuse en général, c’est la tentative de donner non pas une origine religieuse transcendante à ces comportements, mais une origine naturelle, en les expliquant par l’évolution darwinienne. L’évolution naturelle aurait tendance progressivement à sélectionner les comportements altruistes.

D : On trouve également la thèse que ces leaders, ces « héros moraux » pour parler comme Bergson, tireraient leur force d’une maîtrise intérieure d’eux-mêmes. C’est parce qu’ils parviendraient à une certaine sérénité intérieure qu’ils seraient capables de s’imposer comme des leaders charismatiques.

R : Là encore, rien ne permet d’affirmer que cette thèse soit juste. Elle est en revanche répandue parmi les tenants du « militantisme spirituel » prônant par exemple la « méditation pleine conscience ». Pourtant, lorsqu’on lit par exemple la biographie de Gandhi par Christine Jordis, on est loin de penser à travers les extraits de documents que l’on possède de Gandhi et écrits par lui que sa vie intérieure se soit particulièrement caractérisée par la sérénité. Il passe par des moments de dépression, des moments de doutes et d’angoisse assez importants. Par exemple, chez Gandhi, on peut constater qu’il vit de grands moments de doute et d’angoisse avant de prendre la décision de se lancer dans une nouvelle action collective.

D : Pourtant on tend à accorder ses leaders une certaine force intérieure nécessaire par exemple pour maintenir leurs convictions en dépit des obstacles.

R : On pourrait émettre l’hypothèse que ces personnalités tirent leur force uniquement du groupe et du soutien collectif qu’ils reçoivent. C’est en parti vrai, mais cela n’est pas suffisant pour expliquer tous les cas. C’est en particulier problématique pour expliquer le cas des « lanceurs d’alertes » ou des « whistleblowers ». Car dans ces exemples, l’individu doit être capable, alors même qu’il est isolé du groupe ou en désaccord avec celui-ci, de maintenir ses positions personnelles face à une situation d’adversité.

Il est possible d’émettre une autre hypothèse, c’est que ces personnalités se caractérisent par le fait d’avoir des convictions intérieures fortes. Or on peut remarquer que Gandhi ou Martin Luther King se réfèrent à Tolstoï (Le royaume de Dieu est en vous) et Thoreau (La Désobéissance civile). Que ce soit le christianisme ou le transcendantalisme, ces deux courants se caractérisent par la valeur qu’ils accordent à l’intériorité. Par exemple, le philosophe transcendantaliste Emerson se réfère à la notion de « confiance en soi » qui est la capacité du sujet à écouter son intériorité contre une conformation de soi à l’ordre social dominant.

De fait, on peut se demander si ces leaders ont été capables d’assumer un tel rôle non pas parce qu’ils étaient touchés par la grâce divine ou parce qu’ils avaient atteint un plus haut niveau de sérénité, mais parce qu’ils se situaient dans le cadre d’une conception de pensée qui les amenaient à considérer la valeur de leurs convictions personnelles y compris contre l’ordre social dominant. Par exemple, Gandhi alors qu’il est en proie à des doutes extrêmes concernant son action relate le fait d’avoir entendu une voix intérieure lui avoir indiquer une direction plutôt qu’une autre et une fois cette certitude acquise, ses angoisses concernant cette action bien précise ont disparu.

Il y a certes des conditions historico-sociales, mais on peut supposer que les personnes qui assument certains rôles dans ces conditions données sont également des personnes qui ont certaines caractéristiques personnelles.

D : On peut néanmoins se demander si cette capacité à assumer un certain rôle dans des conditions historiques données provient de capacités innées de la personne (des gènes sélectionnés par l’évolution par exemple) ou si elles sont construites par certains facteurs.

R : Par exemple, dans le cas de Gandhi, mais également sous d’autres formes chez Luther King, on peut s’interroger sur le rôle des exercices spirituels. Par exemple, chez Gandhi, le rôle des jeûnes qu’il effectue. Ce n’est peut être pas tant le jeûne en soi que l’exercice spirituel – qui peut être la lecture, la réflexion, l’écriture ou autres… – qui constitue un facteur déterminant dans la constitution de la certitude intérieure nécessaire à pouvoir agir face à l’adversité même en étant isolé.

Cela amène néanmoins deux remarques. La première c’est que ces convictions personnelles très fortes pourraient tout aussi bien conduire au fanatisme si elles s’exprimaient dans la violence. Car en réalité, elles caractériseraient des individus qui sont prêts à considérer qu’ils peuvent avoir raison, y compris, tout seuls au risque d’être dans l’erreur. Néanmoins, il existe une différence avec le fanatisme, c’est la capacité de dialoguer. Les fanatiques ont peur du dialogue car ils craignent que cela n’ébranle leurs convictions ou qu’ils puissent changer d’avis ou douter. Tel ne semble pas être le cas de ce type de leaders militants.

La deuxième remarque, c’est qu’à l’inverse, il est possible que si l’on interrogeait d’autres personnes sur un sujet donné, soit possiblement elles n’ont pas réfléchi à leur position personnelle, soit elles n’ont pas de positions personnelles arrêtées. De fait, il est possible que ce qu’elles admirent chez ce type de leaders, c’est la force de leurs convictions intérieures et leur cohérence de parole et d’action.

De fait, il est possible de voir ici l’intérêt peut être des exercices spirituels pour sortir de cette fascination pour les leaders charismatiques. Car si ces personnalités ne tiennent pas leur force d’une élection divine, ni de caractéristiques innées, alors chacun pour peu qu’il accorde du temps à se forger des convictions personnelles peut parvenir à cette force intérieure.

C’est d’ailleurs, sans doute la conception de certains courants philosophiques, du stoïcisme au transcendantalisme, qui considèrent que chaque individu peut être capable de construire une « citadelle intérieure » et de suivre sa « voix propre ».

D : Il y a également une thèse que l’on entend souvent au sujet de la recherche spirituelle, c’est qu’elle se caractériserait par le retrait sur soi et l’évitement du conflit social.

R : On peut constater qu’une telle thèse ne caractérise ni l’œuvre mondaine de Gandhi, ni celle de Martin Luther King. On peut même se demander comment certains arrivent à utiliser des citations de Gandhi pour prôner une telle conception qui est en contradiction même avec son action.

En revanche, ce qui apparaît bien plus problématique, c’est le tendance à se vouer à des personnalités considérée comme charismatiques. Nietzsche a fort bien décrit sans doute les mécanismes qui transforment en charisme ce qui est l’effet en réalité d’un travail sur soi par des exercices spirituels. Les hommes ont tendance à voir du « divin » là où ils ne veulent pas voir la part de travail sur soi qu’il y a derrière certaines activités. Gandhi ou Luther King ne se sont pas réveillés un matin en étant des personnes de conviction.

D : Ou encore, on peut lire la thèse selon laquelle l’action altruiste se caractérise par un effacement du moi, un oubli de soi.

R : Ce n’est pas la thèse de Kropotkine qui considère au contraire que l’action altruiste constitue la manière la plus affirmée de se réaliser soi-même : « Sois fort ! Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle — et tu déverseras sur les autres ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! — Voilà à quoi se réduit tout l’enseignement moral, dépouillé des hypocrisies de l’ascétisme oriental. » (La morale anarchiste).

D : Cependant, si la force intérieure du militantisme réside uniquement dans la force de conviction, n’est-il pas possible que l’on puisse avoir la conviction sans oser l’affirmer publiquement, ni oser mettre ses pensées et ses paroles en acte ?

R : Dans Pédagogie des opprimés, Paulo Freire écrit « prononcer une parole authentique, c’est transformer le monde ». La parole authentique s’inscrit pour cet auteur entre la pensée authentique et la praxis authentique. La pensée authentique c’est celle d’un sujet qui n’est pas réduit à un automate, qui n’est pas réifié, mais qui est capable d’une pensée critique. Cette pensée se construit pour lui dans une pratique qui est un exercice spirituel, à savoir le dialogue. Prononcer une parole authentique, c’est prononcer une parole de vérité, une parole que le sujet est capable d’assumer publiquement et qu’il est capable d’assumer sous forme d’action. C’est la cohérence. Les exercices spirituels doivent développer la capacité du sujet à être cohérent.Gandhi ou Luther King ont cherché à être des personnes cohérentes dans leur action politique. Ils n’ont pas fait du mensonge une arme politique.

Le développement personnel capitaliste ou les politiciens souhaiteraient exercer le même leadership moral que ce type de personnalités. Mais comme ils sont en recherche avant tout de l’efficacité, ils ne le peuvent pas car ils assument le mensonge comme un possible de la parole et de l’action. Or ce que l’on tend à admirer chez les leaders moraux, c’est leur cohérence, leur capacité en dépit des circonstances à pouvoir « prononcer une parole authentique ». La force de leur militantisme, c’est leur profonde cohérence qui donne sens à leur existence.