Paulo Freire recourt plusieurs fois dans Pédagogie des opprimés à la notion d’aliénation. Il en fait une analyse psychosociologique. Il met en lumière deux processus psychologique : la mythification et l’introjection. Ces deux processus sont liés dans la mesure où les mythes sont introjectés et provoquent une conscience double.

Les deux processus psychologiques de l’aliénation:

– Le premier processus psychologique est la mythification : « Le sectarisme est mythique, donc aliénant, tandis que la radicalisation est critique, donc libératrice. » (p.6)

L’alinéation se caractérise par le fait que les oppresseurs produisent un ensemble de mythes qui créent une fausse réalité :

« Voilà pourquoi les oppresseurs développent toute une série de moyens qui leur permettent de proposer au « regard » des masses conquises et opprimées un monde faussé. Un monde chimérique qui, en les aliénant encore plus, les maintient dans la passivité. (p.180) » 

– Le deuxième est l’introjection de l’oppresseur en soi (la double conscience) : « Leur lutte se livre entre être eux-mêmes ou être doubles. Entre chasser ou non l’oppresseur de leur « intérieur ». Entre se désaliéner ou rester aliénés. » (p.21)

Le mécanisme qui permet l’intériorisation des mythes est l’introjection. Ce mécanisme conduit à la production d’une conscience double. L’opprimé est à la fois lui-même et l’oppresseur. Il s’identifie alors à l’oppresseur en adhérant à ses mythes :

« Dans leur aliénation, ils veulent lui ressembler coûte que coûte. L’imiter. Le suivre. » (p.44)

Paulo Freire distingue dès lors deux pratiques anti-dialogiques qui correspondent à des processus sociaux d’aliénation :

– La conquête : « Voilà pourquoi les oppresseurs développent toute une série de moyens qui leur permettent de proposer au « regard » des masses conquises et opprimées un monde faussé. Un monde chimérique qui, en les aliénant encore plus, les maintient dans la passivité. Ainsi, dans l’action de conquête, il est impossible de présenter le monde comme un problème : il est au contraire montré comme quelque chose de donné, de statique, auquel les êtres humains doivent s’ajuster. » (p.180)

« Tous ces mythes – ainsi que d’autres que la lectrice ou le lecteur pourra ajouter –, dont l’introjection par les masses populaires opprimées est un préalable à leur conquête, leur sont apportés par la propagande bien organisée, par les slogans, véhiculés par ce qu’on appelle toujours les « moyens de communication de masse ». Comme si déposer ce contenu aliénant en elles était vraiment de la communication. »(p.182)

– L’invasion culturelle : « En passant outre le potentiel de l’être qu’elle conditionne, l’invasion culturelle est la pénétration des envahisseurs dans le contexte culturel êtres envahis : les premiers imposent leur vision du monde aux seconds, tout en bridant leur créativité et en inhibant leur expression. En ce sens, indéniablement aliénante, elle est toujours une violence, réalisée avec douceur ou non, portée à l’être de la culture envahie, lequel perd son originalité ou se voit menacé de la perdre. » (p.201)

« Toute chose ayant son contraire, si les êtres envahis reconnaissent leur propre « infériorité », ils reconnaîtront forcément la « supériorité » des envahisseurs et prendront leurs valeurs pour modèles : ils voudront marcher comme eux, s’habiller à leur manière, parler à leur façon. Car plus l’invasion s’accentue, en aliénant leur être et leur culture, plus ils veulent leur ressembler. » (p.203)

Tous ces processus empêchent les opprimés de développer une personnalité authentique, de réaliser leur vocation au plus-être. Ils sont des êtres inauthentiques car dans leur moi se trouve introjecté les mythes produit par l’oppresseur :

Authenticité : « C’est la raison pour laquelle les êtres humains soumis à des conditions concrètes d’oppression aliénantes, transformés en « êtres-pour-un autre » qui est un faux « être-pour-soi » dont ils dépendent, ne se développent plus authentiquement. » (p.215)

L’éducation constitue un processus qui peut participer de l’aliénation par la diffusion de mythes à travers la conquête et l’invasion culturelle des opprimés :

Education aliénante : « Lorsque les enfants déformés par un environnement de mépris et d’oppression, frustrés dans leur puissance, comme dirait Fromm, ne parviennent pas à se tourner vers la rébellion authentique dans leur jeunesse, soit ils se résignent à une démission totale de leur volonté, étant aliénés par l’autorité et les mythes que celle-ci emploie pour les façonner, soit ils adoptent des modes d’action destructifs ».

L’éducation devient aliénante quand :

– La parole est détachée de l’action. L’éducation n’est plus orientée vers la praxis :

« La parole, dans ces dissertations, se vide de la dimension concrète qu’elle devrait avoir ou se

transforme en mots creux, en verbiage aliéné et aliénant. (p.58) »

les opprimés sont considérés comme totalement ignorants et ne participent pas au processus éducatif car ils et elles sont réduits à la passivité :

« Quant à eux, aliénés à leur tour, à l’instar de l’esclave dans la dialectique hégélienne, ils voient leur ignorance comme la raison d’exister de l’éducateur (p. 60) »

De manière générale, l’aliénation se caractérise :

a) par une perception faussée de la réalité

b) par une dépossession de soi – l’opprimé n’est plus lui-même, mais s’identifie à l’oppresseur – ce qui aboutie à une vie inauthentique où le sujet ne peut pas se réaliser

c) le manque de croyance dans ses capacités propres : l’opprimé se considère comme ignorant et inférieur. Il se laisse remplir par les mythes de l’oppresseur.

d) l’incapacité à agir, la passivité, qui favorise la conscience fataliste qui est acquise dès le processus éducatif.

Ontologie : être inachevé – aspiration au plus-être

– Conscience intentionnelle – projets – sujet authentique (Sartre)

– Introjection de l’oppresseur (Fanon) – sujet inauthentique. (aliénation)

= Opprimé comme être double, clivé et en lutte intérieure pour se débarrasser de l’oppresseur qui est en lui et qui l’empêche de se réaliser.

Mythes : conscience fataliste – adaptation à la réalité sociale (éducation bancaire, invasion culturelle, conquête)

Education critique : conscience critique – transformation de la réalité sociale.