Hobbes et le pouvoir des mots

 

« L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d’enregistrer ce qu’en y pensant on trouve être soit la cause d’une chose présente ou passée, soit ce que les choses présentes ou passées peuvent produire ou réaliser : en somme, c’est l’acquisition des arts. Deuxièmement, d’exprimer à autrui la connaissance que l’on a atteinte : il s’agit là de se conseiller et de s’enseigner les uns les autres. Troisièmement, de faire connaître à autrui ses volontés et ses projets, de façon que nous recevions les uns des autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et de charmer soit autrui soit nous-mêmes en jouant innocemment avec nos mots, pour le plaisir ou l’agrément. »                                                                                                                                                                                                   Hobbes, Léviathan, 1651

 

 

 Explication possible

    Parler, c’est faire un usage personnel d’une langue commune. Pour Descartes, la parole est à réserver à l’homme, car seul l’homme pense. Il y a donc un lien étroit entre la pensée et la parole. Mais quel est donc la nature de ce lien? Pour Descartes, les mots ne sont que le véhicule de la pensée, pour Hegel, il en soit la condition. Et les mots ne servent-ils qu’à extérioriser ou partager sa pensée, avant d’agir ou parler est-ce déjà agir? Ce sont ces deux questions que Hobbes aborde, dans cet extrait du Léviathan, objet de notre explication. Il soutient qu’il y a 2 usages « généraux » de la parole: un usage privé et un usage publique, qui donne une nature différente aux mots, puisqu’ils sont d’abord « marques » aux lignes 1 à 6, puis « signes » quand nous parlons aux autres aux lignes 6 à 10; ces 2 usages apportant à l’homme 4 avantages, 4 pouvoirs exposés pour finir. En expliquant sa thèse et ses arguments, nous pourrons nous interroger sur ses éventuelles limites.

                           Le premier usage de la parole est donc de passer d’un « discours mental » à un « discours verbal ». On sortirait du silence de la pensée pour verbaliser celle-ci. C’est ce qu’on appelle penser à voix haute. Parler, ce serait extérioriser un discours dit pour soi-même mentalement. Mais Hobbes décrit ce passage comme une « transformation » , on passe d’ « un enchaînement de pensées » à « un enchaînement de mots ». L’enchaînement demeure donc mais les éléments sont autres: avant la prise de parole, « des pensées », après « des mots ». Ce qui signifie donc qu’on penserait sans eux. Et c’est ce que confirme l’analyse des avantages des mots: ils permettent simplement d’ « enregistrer », de conserver dans le souvenir de ce qui a été pensé. Ils le permettent en tant que « notes », « marques ». Le mot est donc réduit à un moyen et un rôle mnémotechniques. Et on peut penser que le mot en associant à une idée , chose immatérielle, un son, une association de sons articulés, cela va donner un support matériel à l’idée, et activer la mémoire sensorielle. Parler, c’est agir, percevoir ce qu’on articule, l’action s’accompagne de conscience, la perception laisse une trace dans l’esprit qui associée à la pensée , permettra de se rappeler de cette dernière et évoquant l’état vécu. On se rappelle ce qu’on fait, ce qu’on subit, plus que ce que l’on a simplement pensé. Les mots marquent l’esprit. Les mots articulés permettent donc à la pensée d’exister pour nous, de manière matérielle, d’où mémorisation facilitée. Cette mémorisation est présentée comme un avantage car elle permet d’avoir des sortes mécanismes mentaux, des enchaînements de pensées qu’on n’aura pas à refaire, grâce aux mots.

  On peut ici noter qu’une telle analyse du rôle des mots semble conduire à penser que le rapport entre les mots et la pensée ( et donc les choses qu’ils désignent) est arbitraire, les mots ne sont pas des « symboles » mais des marques, des notes, dès lors le lien entre le mot et son référent n’a pour seul impératif d’être clair et simple, pour faciliter la mémorisation et permettre un souvenir fidèle et clair. Peu importe contrairement à ce que soutenait Cratyle que les mots arbitraires et que, pour reprendre ma terminologie de Saussurre , que le lien entre le signifiant – empreinte psychique de l’association de sons- et le signifié soit arbitraire, au sens d’immotivé. Si on en reste à cette partie de la réflexion de Hobbes, il pourrait même être purement arbitraire, au sens laissé à la décision et à la discrétion de chacun, puisque les mots semblent rester extérieurs à la pensée et ne sont que des support pour y associer des pensées. En effet, et c’est assez paradoxal, Hobbes associe, comme nous l’avons dit, la verbalisation à une « transformation », passant de la pensée aux mots, mais il parle en même temps d’un « discours mental ». Or comment peut-il y avoir discours même mental sans les mots? Hegel objectera au XIX ème siècle à Hobbes que la pensée sans les mots n’est pas encore une pensée, pas suffisamment claire et distincte pour être qualifiée comme telle. Les mots donne non seulement à la pensée une consistance matérielle mais ils lui donnent forme. Aussi c’est dans les mots que nous pensons et la pensée est donc prisonnières des distinctions linguistiques en même temps qu’elles sont le reflets de distinctions conceptuelles. Ce que Hobbes admettrait en un sens, car une fois que j’ai pensé une chose pour la première fois, il suffira ensuite de se rappeler via les mots ce qui a été pensé pour être épargné d’un « nouveau travail ». C’est ce qui permet de passer du particulier au général, et d’acquérir « art ». (C’est ce que montre par la suite Hobbes avec l’exemple du calcul, facilité par le passage du décompte sur les doigts aux nombres.. Mais c’est aussi ce qui peut conduire à des erreurs : « quand les hommes enre­gistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu’ils n’ont jamais comprises, et ils se trompent ». Hobbes écrit aussi que « les mots sont les jetons des sages, avec lesquels ils ne font rien d’autre que des calculs, mais ces mots sont la monnaie des sots, qui les évaluent en fonction de l’autorité d’un Aristote, d’un Cicéron ou d’un Saint Thomas, ou de quelque autre docteur qui, quelque docteur qu’il soit, n’est [pourtant] qu’un homme. », ce qui signifie que pour lui les mots, qui sont des universaux, ne désignent rien d’universel dans la réalité où tout est singulier. Les mots ne sont que des mots, ils permettent de penser la réalité, de penser des caractéristiques mais pas des essences. Hobbes est nominaliste, « il n’y rien d’universel dans le monde en dehors des dénominations, car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières. ») /

 Cette question de l’intériorité mise à part, le second usage de la parole va amener à revenir sur cette idée d’arbitraire, et avec le passage de la « marque » au « signe »

                                     En effet à partir de la ligne 6, l’usage de la parole est ramené à la communication avec autrui. Et de la simple notation, on passe à l’idée de « signification ». Les mots ne servent plus simplement à marquer, ce que l’on pense, mais à le communiquer à autrui. Cela présuppose donc une langue commune et donc que les mots soient une convention commune. On retrouve ici le mot comme signe, comme le définira Saussurre comme une « entité à double face » liant un signifiant et un signifié, un concept, le tout renvoyant à quelque chose dans la réalité, dans notre représentation de la réalité, le référent Une définition est certes une pensée, mais elle est un discours. On retrouve aussi le schéma classique de la communication linguistique, comme un système de codage/décodage, qui , pour bien se faire doit être attentif à « la mise en relation et l’ordre » des mots. 

   On peut penser ici que Hobbes suggère que le sens des mots dépend aussi du contexte et que ce qui fait sens, c’est plutôt une totalité que chaque mot qui produit le sens et c’est aussi parce qu’on entend le mot dans cette totalité que le sens se précise et se définit. Un mot a certes un sens en soi, parfois même plusieurs, mais son sens dépend aussi du contexte. Cela permet de réduire les incompréhensions ( presque inévitables, pour Hobbes, car chaque sensation, perception est particulière, chaque pensée l’est aussi. C’est pourquoi même si le code est commun, on n’est pas assuré de mettre exactement le même contenu aux mots.) Ceci dit, c’est un autre élément qui distingue la parole humaine de la communication animale, là le code est stéréotypé et si chaque élément n’a pas de sens en soi, le contenu total est invariable et n’exige aucune interprétation, ni dimension de dialogue et où il ne peut y avoir incompréhension..

 Hobbes ajoute que les mots permettent aussi d’exprimer désirs, craintes et passion. Cette capacité des mots à pouvoir tout dire ( pensées et passions) peut être discutable, c’est ce que fera Bergson en disant que si les mots sont adéquats pour dire le général, le commun, ils sont inadéquats pour dire le particulier et l’intime. Et cela parce que les mots correspondent à une représentation voilée, utilitaire du réel.

  Donc Hobbes en est arrivé par l’analyse des usages de la parole, à la définition du mot comme un signe qui permet aux autres de comprendre ce que nous voulons signifier. Pour finir, il va préciser ce que permettent les mots et leur usage personnel dans la parole et les mots de simples outils vont devenir des armes en un sens.

                                     Il va à travers 4 usages de la parole, souligner quatre pouvoirs de la parole, des mots. Les mots lorsqu’ils sont utilisés comme marque de la pensée, permettent « l’acquisition des arts » donc d’un pouvoir sur la réalité. On peut en effet assimiler ici les arts, à un savoir faire qui présuppose expérience, loi, prévision; pour cela il faut se rappeler ce dont a fait l’expérience, perçu, et donc pensé pour parvenir à des généralisation, pour passer du constat d’une lien causal, à une loi permettant la prévision et donc la maîtrise et l’action. Donc les mots permettent d’agir sur le monde. La pensée débouche sur l’action. De la même manière, si dans la communication avec autrui, les mots permettent transmission de la pensée et du savoir, via le conseil ou l’enseignement; les mots permettent aussi de faire en sorte qu’autrui vienne à mon secours. Certes on peut y voir l’idée d’une coopération utile à la survie de chacun, mais on peut aussi voir dans les mots le pouvoir de faire plier l’autre à ma volonté et c’est ce que confirme le dernier usage particulier « charmer ». Charmer, c’est conquérir quelqu’un non par la contrainte ou la conviction, mais par le plaisir et la persuasion. Le charmeur est souvent flatteur. De ce dernier usage, on peut en déduire que les mots même s’ils ne sont que marques ou signes, ne valant pas en théorie pour eux-mêmes peuvent valoir pour eux-mêmes, en étant que des mots pour des mots, des mots pour le plaisir des mots. Mais même là, le mot a un pouvoir. Celui qui possède les mots ne possède pas nécessairement la réalité, mais il possède le pouvoir sur les choses et sur les êtres.

    Donc Hobbes a soutenu dans ce texte l’extériorité des mots sur la pensée et souligner le pouvoir des mots, qui ne se réduisent pas à simple expression pour soi ou pour les autres de la pensée. Nous avons vu les limites de cette extériorité mais on ne peut que rejoindre Hobbes, celui qui possède le pouvoir de la parole, possède le pouvoir tout cours, si ce n’est sur les choses, sur les hommes, sans aucun doute.

Démocratie: Platon VS Aristote

 

Platon Aristote

« Mais n’est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui perd cette dernière? A savoir la liberté. En effet, dans une cité démocratique, tu entendras dire que c’est le plus beau de tous les biens, ce pourquoi un homme né libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité. (…) Lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au-delà de toute décence; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’être des criminels et des oligarques. Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d’hommes serviles et sans caractère. Par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l’air d’être gouvernés et les gouvernés qui prennent l’air d’être gouvernants. N’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout? Qu’il pénètre dans l’intérieur des familles (…) Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger pareillement. Voilà ce qui se produit et aussi d’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions; les vieillards de leur côté s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques (…) Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. Eh bien! c’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie. (…) Ainsi, l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’État. »

Platon, la République

« Le choix judicieux est l’affaire des gens de savoir : par exemple le choix d’un géomètre appartient à ceux qui sont versés dans la géométrie, et le choix d’un pilote à ceux qui connaissent l’art de gouverner un navire. Car, en admettant même que, dans certains travaux et certains arts, des profanes (1) aient voix au chapitre, leur choix en tout cas n’est pas meilleur que celui des hommes compétents. Par conséquent, en vertu de ce raisonnement, on ne devrait pas abandonner à la masse des citoyens la haute main sur les élections de magistrats (2). Mais peut-être cette conclusion n’est-elle pas du tout pertinente, si la multitude à laquelle on a affaire n’est pas d’un niveau par trop bas (car, bien que chaque individu pris séparément puisse être plus mauvais juge que les gens de savoir, tous, une fois réunis en corps, ne laisseront pas d’être de meilleurs juges que ces derniers, ou du moins pas plus mauvais), et aussi parce qu’il y a certaines réalisations pour lesquelles leurs auteurs ne sauraient être seul juge ni même le meilleur juge : nous voulons parler de ces arts dont les productions peuvent être appréciées en connaissance de cause même par des personnes étrangères à l’art en question : ainsi la connaissance d’une maison n’appartient pas seulement à celui qui l’a construite ; mais meilleur juge encore sera celui qui l’utilise (en d’autres termes le maître de maison), et le pilote portera sur un gouvernail une meilleure appréciation qu’un charpentier, et l’invité jugera mieux un bon repas que les cuisiniers. »

 

Aristote, Les politiques

 

 

(1) profanes : ici, les ignorants. (2) magistrats : ici, les représentants politiques.

 

  Platon

La démocratie s’est imposée comme le régime politique le plus juste: personne n’est au-dessus des lois et chacun participe directement ou indirectement à l’établissement des lois. La démocratie, c’est la promesse de l’égalité et de la liberté, et en particulier la liberté d’expression et donc de critique. La critique est d’ailleurs ce qui permet à la démocratie de fonctionner, de s’améliorer et de corriger ses dérives. Mais peut-on critiquer ce régime politique en lui-même, lui qui a mis fin à des monarchies absolues et qu’appelle de leur vœu les peuples qui se révoltent aujourd’hui? C’est ce que fait Platon dans cet extrait de la République, objet de notre explication, en soutenant que la démocratie sera perdue par ce qu’elle regarde comme son « bien suprême », à savoir la liberté. Pour Platon, c’est cette liberté sans mesure, confondue avec la licence et l’indépendance, qui va conduire nécessairement à l’anarchie et à la tyrannie. C’est sur cette hypothèse que s’ouvre le texte aux lignes 1 à 3, puis Platon montre les effets de cette liberté « altérée » dans le domaine publique dans le rapport aux chefs et aux lois de la ligne 3 à la ligne 7 puis sans le domaine privé des lignes 7 à 14. Le texte s’achève à partir de la ligne 14 par l’exposition de la dérive inévitable de la démocratie vers l’anarchie et la tyrannie. Nous pourrons nous demander si ce danger qui guette la démocratie est le seul et s’il faut pour autant renoncer à la démocratie.

 

Platon commence en effet, aux lignes 1 à 3, par constater ce qui caractérise la démocratie et fait son attrait. La démocratie, c’est le pouvoir aux mains du peuple, des citoyens. Cela signifie qu’on n’y obéit pas à un homme mais à des lois et à des lois que l’on s’est soi-même données directement ou indirectement. Ces lois ne peuvent donc être contraires à notre intérêt, en tout cas à la partie de notre intérêt qui est conciliable avec celui des autres citoyens. C’est pourquoi chacun est égal devant la loi, à les mêmes droits et les mêmes devoirs. La démocratie est donc synonyme d’égalité et de liberté, au sens où on ne dépend pas de l’arbitraire d’un pouvoir et où les citoyens ne peuvent mettre en place les lois liberticides. Si on limite , dans la démocratie, la liberté ( à l’état de nature sans limites, si ce n’est celles de nos propres forces et envies), c’est toujours au nom de la liberté.

La démocratie, c’est la volonté souveraine des citoyens, des hommes et la liberté est en effet ce à quoi aspire tout homme, car c’est ce qui fait l’homme ( par opposition aux animaux et aux choses, qui, eux sont soumis à l’ordre de la nature) . Il convient ici de préciser que si pour nous, modernes, « tous les hommes naissent libres et égaux en droits », au temps de Platon , certains naissent libres et d’autres esclaves et que pour les anciens, être libre, c’est avant tout ne pas être esclave de la nature et d’un autre homme, donc être un citoyen. Ceci précisé, un « homme né libre » ou qui se sait libre, ne peut que souhaiter la démocratie et n’irait pas se soumettre à un tyran, à un autre type de régime.

Platon s’est donc jusqu’ici contenté de rapporter cet amour pour la liberté et la démocratie ( « tu entendras dire.. ») qu’on les hommes libres mais il va à aussitôt montrer que cet amour excessif, « altéré » conduit au pire dans le domaine publique comme privé.

 

Aux lignes 3 à 7, il aborde d’abord le domaine publique, le rapport entre les gouvernants et les gouvernés. Il commence par comparer les chefs à des « mauvais échansons », faisant donc par là du politique le responsable de la dérive de la démocratie..

Un échanson, c’est celui qui a pour fonction de servir le vin au roi. Il est le seul à servir le roi, pour éviter un serveur empoisonneur. Un échanson goûte parfois le breuvage, étant alors empoisonné pour que le roi ne le soit pas. Ici le vin qui pourrait être empoisonné, c’est donc la liberté et le roi, c’est le peuple. Le rôle du gouvernant est donc pour Platon de protéger le peuple de la liberté et donc de lui-même. Un bon gouvernant serait celui, qui aurait l’art politique, de servir au peuple une liberté pure de toute altération. Qu’est-ce qui peut altérer la liberté? Ces excès, le fait de la confondre avec le fait de satisfaire tous ses désirs, avec l’abandon aux plaisirs et le refus de toutes limites ou dépendances. La liberté empoisonnée pour Platon, c’est donc l’esclavage du désir, la licence, qui s’opposerait à une liberté saine, qu’on peut penser être l’obéissance à sa raison et la maîtrise de ses désirs. Être libre, c’est être maître de soi.

Un mauvais échanson, c’est donc un mauvais gouvernant, qui est donc responsable de la dérive du peuple. Ayant servi pour différentes raisons un vin altéré au peuple, le peuple voudra toujours plus de liberté et dès lors l’autorité des lois va être à son tour altérée. A être trop libre ( et donc en réalité pas du tout libre), le peuple ne voudra plus obéir à un gouvernant qui ne le flatte pas, qui lui impose certaines restrictions, qui l’oblige à être libre ( au sens de maître de soi, raisonnable). Le gouvernant qui serait pourtant un bon échanson, un bon politique, sera alors considéré par le peuple comme « un criminel » , « un oligarque », donc quelqu’un qui a usurpé le pouvoir, qui ne pense qu’à son intérêt privé alors qu’il défend l’intérêt commun. Le peuple se trompe sur ce qui est bon pour lui aveuglé par l’agréable immédiat. Et les citoyens qui obéiraient à ce bon gouvernant, seraient vus comme des esclaves, alors que par leur obéissance, ils témoigneraient de leur caractère raisonnable et libre. En somme par la faute d’un mauvais gouvernant, la démocratie finit par tout inverser et par devenir ingouvernable, les citoyens ne voulant que des libertés, des droits mais aucune contrainte, aucun devoir et donc refusant toute forme d’autorité.

Quelles sont les raisons qui font que le gouvernant est mauvais? Le gouvernant est le peuple ou son représentant, il ne devrait être que bon et soucieux de servir une liberté de qualité. Pour Platon, c’est par incompétence, le peuple est peu éduqué, qi fonctionne comme une foule irrationnelle, animée de basses passions, manipulable par les flatteurs et démagogues. Et c’était bien le visage de la démocratie athénienne déclinante de Platon, cette Athènes qui a condamné à mort son maître Socrate, qui engageait des mercenaires pour se battre et dont les citoyens les plus pauvres recevaient une indemnité pour participer aux fêtes et aux réunions publiques. On pourrait donc aussi souligner que la démocratie peut dériver ainsi par désintérêt pour la chose publique, ce que dénoncera dans les démocraties modernes Tocqueville avec la passion de l’égalité, le repli sur la privée et le fait qu’on attend de l’État qu’il soit paternaliste. Ou peut aussi penser que la démocratie reposant sur la décision du peuple, son vote, elle est en effet la porte ouverte à une démagogie inévitable.

Mais pour Platon, cette liberté laissée sans garde-fou va aller jusqu’à atteindre la sphère privée et saper ce qui permet à une communauté de perdurer même quand le gouvernement chancèle.

 

En effet, ce que montre Platon, aux lignes 8 à 14, c’est que ce désir passionné, altéré de liberté va entraîner une critique de toute forme d’autorité et de toute hiérarchie au nom d’un refus de toute soumission et de toute inégalité. Ces autorités sont pourtant garantes de l’ordre social et d’une transmission de valeurs et de savoirs qui permettent d’assurer l’unité et l’identité du corps social.

On se définit d’abord en étant héritier de quelque chose. La filiation est un élément important de la construction d’un individu et d’un groupe. Or comme le montre Platon, c’est l’autorité des pères et des vieillards qui est mise à mal ici. Le père, c’est celui qui éduque, élève en protégeant ses fils de leur inexpérience, de leur désirs ( Freud avec le complexe d’œdipe dira de leur pulsion, en posant les premiers interdits. Si les fils ne reconnaissent plus son autorité, ils sont livrés à eux-mêmes sans barrière, ne font plus la première expérience de l’autorité, du respect du à celui qui donne la vie et la rend la plus confortable possible. Quant aux vieillards, ils représentant la tradition, l’expérience et là aussi ne pas les respecter, c’est glorifier le présent, l’immédiat, et être sans racine et sans lien, pour un peuple, car c’est plus le passé commun repris à sa charge qui soude un peuple que l’existence présente.

On se définit aussi en s’opposant, on est soudé par un ennemi commun ou un différent commun. Et c’est ce que permettent les frontières entre les métèques, les étrangers et les citoyens. Dire que tout le monde est le même, c’est ne plus savoir qui on est, c’est le désordre. Tocqueville montrera lui aussi comme le passage de la société aristocratique d’ordres à la société démocratique sans ordre, avec mobilité sociale, égalitariste , bouleverse les usages, les rapports des hommes entre eux et leur rapport au pouvoir.

On se définit aussi en s’élevant, en se construisant et c’est le rôle du maître face à son disciple, qui a lui l’autorité de la parole et de son savoir. Ce que dénonce ici Platon, c’est la dévalorisation du savoir , de la connaissance et par là de ce qui est requis selon lui pour gouverner, puisque le modèle politique idéal pour lui et celui du philosophe au pouvoir et d’une cité organiser comme une âme en bon ordre quand le « nous » ( le philosophe roi) tient en bride «  l’épithumia » ( le peuple) avec l’aide du « thumos » ( les gardiens).

En somme ce que Platon dénonce ici , c’est une crise de toutes les autorités aussi bien politique, que familiale, traditionnelle ou pédagogique au nom d’une confusion entre liberté et licence, entre égalité et égalitarisme. Et cette confusion est faite par tous, aussi bien les fils, les métèques, les disciplines, les jeunes que les pères, les citoyens, les maîtres qui pour se maintenir sont obligés d’user des mêmes ruses que le politique la démagogie, la docilité, se plier aux désirs et attitudes de ceux qu’ils sont censés surplombés. La société est donc détruite aussi bien par sa cime que par sa base, et c’est la base qui a tiré vers elle la cime. C’est une idée que l’on retrouve lorsqu’on veut condamner l’égalité comme étant nécessairement un nivellement par le bas, l’inégalité ou la perspective d’une position plus haute, tirant au contraire vers le haut poussant chacun à se dépasser et chacun peut même alors servir de tuteur à l’autre, c’est la métaphore de Kant de l’arbre et de la forêt dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, pour souligner que l’insociabilité est un aiguillon du progrès social.

 

Quand un tel désordre règne dans les ordres structurants la société et entre les gouvernants et les gouvernés, il est inévitable que la démocratie , enivrée de liberté, sombre dans le chaos; et que dans l’anarchie, quand la loi n’a plus de pouvoir et les autres autorités non plus et que chacun aspire à la plus grande liberté possible, devenue simplement, le moins de contraintes possibles, s’installe un tyran. Ce sera celui qui sera le plus tyrannisé par ses désirs, mais il profiterait d’une société dispersée, désordonnée, où la liberté des uns est devenue un obstacle à celle des autres pour s’installer et même être obéi, par la flatterie ou par nécessité découlant du chaos ainsi créé. C’est ainsi que conclut Platon sa réflexion à partir de la ligne 14.

On peut cependant se demander si la démocratie est voué à dégénérer ainsi et s’il faut pour autant lui préférer comme Platon , une monarchie éclairée. Aristote opposera à Platon qu’un régime mixte est préférable à une monarchie. pense en effet que l’addition des vertus et des qualités de chacun permet de compenser l’aveuglement populaire ( l’aristocratie n’étant pas nécessairement vertueuse car riche). Il proposera de refuser aux masses l’exercice des hautes charges, mais de lui laisser le pouvoir de délibérer et de juger. Platon rejettera cette hypothèse. On peut aussi penser qu’une éducation du citoyen est un remède contre la démagogie. On peut enfin essayer de ressouder la société, en tissant un réseau associatif, ou en faisant une démocratie participative au plan local, pour redonner goût aux affaires publiques, comme le suggèrera Tocqueville. Un goût perdu par un repli sur la sphère privé, le politique étant laissé à ceux dont c’est le métier, un métier comme un autre dans une société dominé par l’égalité.

Renoncer à la démocratie pour laisser le pouvoir à un homme aussi savant et sage soit-il semble périlleux, le pouvoir pourrait le corrompre; le laisser à des technocrates, tentation des démocraties modernes, peut l’être tout autant; il semble que la démocratie semble être le régime le plus favorable à la liberté et à l’égalité même si ce régime peut être sans aucun doute perfectionné. Certains diraient que l’on pourrait se passer de tout régime, mais pour l’anarchisme , mais là , c’est nous qui sommes, comme le dit Platon de la démocratie, trop juvénile. Il faudrait que l’homme soit déjà libre et membre d’une communauté solide pour que l’on puisse se passer de l’État.

      Cet extrait de La république avait donc pour objet de critiquer la démocratie, qui selon Platon périra par ce que la fait naître : la liberté , et cela parce que cette liberté confondue avec la licence et l’insoumission conduit à rendre impossible la relation gouvernant /gouvernés dans l’intérêt réel du peuple et de la liberté et toute forme d’autorité, sans laquelle la société ne peut perdurer et être unie. Dès lors pour Platon, la démocratie annonce l’anarchie et celle-ci la tyrannie. Nous avons vu que Tocqueville plusieurs siècles après Platon, a montré les dangers menaçants nos démocraties modernes, et si elle dégénère, ce sera, selon lui, plutôt en paternalisme, par dissolution de l’espace public, repli sur la sphère privée, au nom d’un matérialisme médiocre et surtout par oubli de la liberté au nom de l’égalité. Donc ce qui menace la démocratie, c’est plutôt la passion de l’égalité que celle de la liberté; mais ce danger ne doit pas pour autant nous faire renoncer à la démocratie. Cela doit plutôt nous rappeler que c’est sans doute le meilleur des régimes, mais que pour le demeurer, il faut être un citoyen vigilant, actif.

ARISTOTE 

La démocratie s’est imposée comme le régime politique le plus juste: personne n’est au-dessus des lois et chacun participe directement ou indirectement à l’établissement des lois et même au gouvernement de l’Etat . La démocratie, c’est la promesse de l’égalité et de la liberté, et en particulier la liberté d’expression et donc de critique. La critique est d’ailleurs ce qui permet à la démocratie de fonctionner, de s’améliorer et de corriger ses dérives. Mais peut-on critiquer ce régime politique en lui-même, lui qui a mis fin à des monarchies absolues et qu’appelle de leur vœu les peuples qui se révoltent aujourd’hui? Aristote dans cet extrait de Les politiques, objet de notre explication, après avoir pointé un légitime argument en défaveur de la démocratie, qui est celui de Platon, finit par renoncer à sa critique radicale, pour défendre que les citoyens «  une fois réunis en corps » semblent en effet apte à élire leur représentants et par là à exercer leur pouvoir. L’argument de Platon qu’ Aristote ne conteste pas ouvre le texte aux lignes 1 à 5, mais Aristote lui oppose 2 arguments en faveur de la démocratie aux lignes 5 à 14. Nous pourrons nous demander si cette défense de la démocratie pare à toutes ses faiblesses et si la démocratie, bien que critiquable est un régime auquel il est envisageable de renoncer.

Aux lignes 1à 5, Aristote commence donc par exposer un des arguments de Platon contre la démocratie, qui est, pour ce dernier, le régime de l’incompétence.

Cet argument se fonde sur une analyse des conditions d’un choix dans un domaine particulier. Un choix pour qu’il soit véritable exige en effet la connaissance des termes du choix, sans quoi il ne peut être libre ni « judicieux ». Cette idée que la connaissance permet le choix dont la pertinence augmente au fur et à mesure que le savoir s’étend est une idée que reprendra au XVIIème siècle Descartes, faisant de la liberté d’indifférence de l’ignorant, le plus bas degré de la liberté. En effet, sans connaissance des termes du choix, on est condamné à « se déterminer » au hasard, poussé par des motifs superficiels ou à s’en remettre au choix d’un autre et à faire bien souvent de mauvais choix. Le choix présuppose un savoir, un savoir-faire, un art.

C’est ce qu’illustre Aristote par 2 exemples : le géomètre et le pilote. Tous deux possèdent un savoir théorique pour le géomètre et pratique pour le pilote qui leur permettent d’être compétent dans leur domaine et évidemment de faire des choix bien plus judicieux que celui qui ignorerait les principe de la géométrie ou les lois de la navigation. Le fait qu’Aristote use de ces 2 exemples n’est pas anodin. On peut en effet comparer une cité à gouverner à un navire et il faut que le politique est aussi la capacité d’établir de bons rapports, de justes mesures comme le géomètre. En tout cas, ce parallèle souligne clairement que pour produire une bonne cité, il faut posséder un art, l’art politique et que cet art n’est pas donné ou acquis par tous. Cela bat en brèche l’idée selon laquelle si on s’admet incompétent dans certains domaines, d’où la division du travail et la vie en société, on se prétend cependant capable de savoir ce qui est bon pour la cité et comment la gouverner.

Dès lors Aristote déduit de l’existence de cet art politique que « la masse des citoyens » , compétents dans leur domaine en tant qu’individu privé, s’avèrerait incompétente concernant la chose publique , et que donc on ne peut laisser aux citoyens, à la foule ( « pléthos s ») le pouvoir d’élire les magistrats, les gouvernants. La démocratie serait donc bien comme le disait Platon, le régime de l’incompétence.

Mais à partir de la ligne 5, Aristote va suggérer (« peut-être ») que ce raisonnement pourtant logique en soi, peut cependant être erroné. Et pour cela il va s’appuyer sur 2 idées principales: la distinction entre « masse » et « corps » politique( le « démos ») et la particularité de l’art politique.

Cette distinction analysée aux lignes 5 à 9 s’appuie sur l’idée que le tout est d’une nature différente que la somme de ses parties. En effet si un citoyen pris en lui-même est incompétent en matière politique, le corps électoral et politique peut être compétent. En effet, quand le corps électoral vote, la règle de la majorité s’applique. On peut la lire comme une simple addition de votes ou comme une somme de différences. Chacun votant selon sa volonté et les choix se recoupant, les extrêmes s’annulent et ce qui reste s’avère représenter une voix modérée et pour Aristote judicieuse. Ce corps électoral gagne alors en qualité. C’est la même idée que l’on retrouvera chez Rousseau au chap. 3 du Livre II de Du contrat social, où ce qui fait la généralité de la volonté générale, c’est moins l’addition des volontés particuliers que: « ôtez les plus et les moins de ces mêmes volontés, reste pour sommes des différences , la volonté générale ». Cependant pour qu’il reste quelque chose de représentatif et de sage, il faut aussi que chacun soit capable de ne pas penser qu’à son intérêt personnel immédiat et donc capable de voir plus loin et de prendre en compte l’intérêt commun. C’est pourquoi Aristote ajoute que cela exige que la multitude ne soit pas « d’un niveau trop bas ». On peut comprendre par là par de trop basse extraction sociale, ce qui revient à dire qu’elle ait accès à l’éducation qui donne la capacité de jugement et le minimum d’informations pour pouvoir juger et choisir de manière raisonnable. Si la multitude est inculte et déraisonnable, il ne restera rien de cette somme des différences ou ce qui en restera ne sera que le résultat d’une vue courte, de la flatterie, de la démagogie qui est une des plus forte menace de la démocratie. Cette éducation doit donc être une des priorités de la démocratie pour qu’elle puisse fonctionner. Si on va plus loin que le corps électoral et qu’on pense au corps politique qui assemblé délibère, là aussi on peut penser que de cette multitude par le débat peut sortir de sages choix dans l’intérêt commun, chacun étant contraint de se hisser au-dessus de son pur intérêt privé pour voir la part de son intérêt compatible avec l’intérêt de tous pris en compte.

Aristote ajoute ensuite comme second argument pour justifier le processus démocratique, aux lignes 9 à 14, que les citoyens sont les usagers des lois et de la politique des magistrats. Et en tant que tel, ils peuvent être à même de porter un jugement sur ceux-ci, d’autant que ceux-ci ont pour fonction de défendre leurs intérêts. Un intérêt que les magistrats s’ils étaient seuls juges confondent parfois avec leur propre intérêt, ou ont du mal à discerner leur fonction les coupant en partie du peuple. Cette hypothèse semble légitime, et les exemples du convive jugeant le repas servi par le cuisinier et du propriétaire habitant la maison construite par l’architecte finissent d’en convaincre. Ces ouvrages leur sont destinés, sont affaire de goût et de confort, les usagers sont bien placés pour en juger. Et quand il s’agit d’un banquet, chaque convive jugeant une partie des plats, le verdict de la tablée est encore plus convaincant concernant la qualité du repas préparé. Cependant on peut penser que cet argument a ses limites: certes le citoyen peut juger les lois et la politiques qui lui sont servis mais là encore, il n’a qu’un point de vue d’usager sur la question. Il ignore peut-être les contraintes ( structurelles) dont le politique doit tenir compte, les limites de son pouvoir et les motifs de cette politique. On peut penser qu’une politique flatteuse pour les usagers peut n’être que le masque d’une stratégie de réélection, d’une démagogie. « Des jeux et du pain » était l’arme de César. On peut aussi penser que l’usager peut confondre agréable et bon, et confondre son intérêt personnel avec l’intérêt commun. Ceci dit ne pas tenir compte de son jugement peut aussi conduire à un mépris du peuple, peu compatible avec une démocratie.

Aristote propose donc deux arguments en faveur de la démocratie qui permettent de la justifier comme un régime qui n’est pas voué à l’anarchie, à la démagogie et à la tyrannie, contrairement à ce qu’affirmait Platon. Il semble en effet légitime que le peuple décide de manière directe ou indirecte du gouvernement et participent à l’établissement des lois dans l’intérêt commun. Cela préserve en partie de l’arbitraire du pouvoir, de lois ne correspondant qu’à l’intérêt d’un seul ou de quelques uns. Si on part du principe qu’on ne peut pas se passer d’un État, contrairement aux anarchistes et libertariens qui prônent l’État zéro, la démocratie reste le meilleur régime mais sans doute aussi le régime le plus fragile, menacé aussi bien par sa tête ( les gouvernants qui abusent de leur pouvoir, que le pouvoir corrompt) que par sa base: une société démocratique caractérisée comme le dira Tocqueville de la démocratie américaine naissante par la passion de l’égalité, la tyrannie de la majorité dans une société uniforme sans distinction et sans hiérarchie( donc sans autorité légitime), un matérialisme honnête qui peut finir par faire oublier la chose publique par un repli sur la sphère privée et par faire préférer l’égalité et la sécurité à la liberté. La démocratie est à améliorer, peut-être à réinventer. Tocqueville voulait reformer la société civile par le tissu associatif, recréer un espace publique local par une démocratie participative. Rousseau disait avant cela qu’il fallait une politique socio-économique pour que l’égalité devant la loi et en droits demeure. Marx ira jusqu’à prôner la collectivisation. La politique veut opposer à l’ordre des choses, à la politique des choses , un ordre humain mais ce sont des hommes, caractérisé par une « insociable insociabilité » selon Kant qui le font et le feront. C’est ce qui explique que la politique a évolué, qu’elle évoluera encore.

Aristote soutient donc dans ce texte que la démocratie n’est pas nécessairement un régime illégitime et voué à l’échec, en montrant que l’exercice en corps du pouvoir donne une qualité à la délibération de tous même si chacun n’est pas compétent. Il souligne cependant que la démocratie n’est pas sans condition avec en particulier la nécessité d’un citoyen éduqué. Nous avons vu que bien d’autres conditions doivent être réunies pour que ce régime politique, qui reste le meilleur, tant qu’on ne pourra pas se passer d’un Etat, évite dérive, dénaturation et excès. Et c’est autant aux gouvernants qu’aux gouvernés de protéger la démocratie.

  

 

L’école d’Athènes, Raphaël, 1509-1510, fresque peinte, chapelle Sixtine au Vatican, Chambre de la signature, commande du Pape Jules II

 

1 – Platon (427-347), montre le ciel ou monde des idées, il tient le Timée dans sa main gauche
2 – Aristote (384-322), désigne le monde de l’expérience terrestre, il tient l’Éthique dans sa main gauche
3 – Socrate (470-399), fondateur de la tradition philosophique occidentale, n’a laissé aucun écrit
4 – Eschine (389-314), orateur athénien, l’un des dix orateurs attiques – ou Alcibiade
5 – Xénophon (426-355) – ou Antisthène (444-365), fondateur de l’école cynique
6 – Alcibiade (460-404), stratège – ou Alexandre le Grand (356-323)
7 – personnage saluant l’arrivée d’un ami [Gorgias de Léontine (483-375), maître de rhétorique, sophiste] dont la tête seule et une main levée apparaissent derrière la figure n° 9
8 – personnage (Eschine ?) semblant accueillir un nouvel arrivant ; ce serait Critias d’Athènes (460/450-403), homme politique et philosophe, a critiqué les mythes comme des histoires destinées à asservir les hommes, passe pour athée
9 – personnage porteur d’un livre et d’un manuscrit, semble arriver en courant : Diagoras de Melos (chassé d’Athènes en 415 – mort vers 400), disciple de Démocrite, a critiqué les mystères d’Eleusis et passe pour athée
10 – Zénon d’Élée (490-?) – ou Zénon de Citium (335-262), fondateur de l’école des Stoïciens
11 – Épicure (342-270), fondateur de l’épicurisme (vivre en accord avec la nature ; atomisme, sensualisme)
12 – Averroès (Ibn Ruchd) (1126-1198), philosophe musulman né à Cordoue, commentateur d’Aristote
13 – Pythagore (570-480), philosophe présocratique, inventeur du mot « philosophie »
14 – Anaximandre (610-545), présocratique, maître de l’école de Milet – ou Empédocle (490-435) – ou Boèce (480-525), philosophe latin né à Rome
15 – Télaugès (Ve siècle av.), fils de Pythagore
16 – Hypatie d’Alexandrie (370-415), mathématicienne et philosophe, dirigeait l’école néo-platonicienne d’Alexandrie – ou Francesco Maria Ier della Rovere (1590-1538), condottiere, duc d’Urbin
17 – Parménide (fin VIe-mi Ve s. av), philosophe présocratique
18 – Héraclite (576-480), philosophe présocratique
19 – Diogène le Cynique (404-323, ou 413-327)
20 – 21- 22-23 étudiants ou assistants d’Euclide ou d’Archimède
24 – Euclide (325-265), mathématicien, auteur des Éléments – ou Archimède de Syracuse (287-212), physicien et mathématicien, entouré d’étudiants
25 – Ptolémée (90-168), né en Haute-Égypte, astronome, géographe, tient une sphère terrestre dans sa main gauche
26 – Giovanni Antonio Bazzi, dit Sodoma (1477-1549), peintre, ami de Raphaël
27 – Raphaël (1483-1520)
28 – Zoroastre (vers 600 av.), fondateur de l’ancienne religion de la Perse, tient une sphère céleste dans la main droite – ou Strabon (57 av.-21/25 ap.), géographe grec, dialoguant avec Ptolémée
29 – Empédocle (490-435), parmi un groupe de  trois personnages, tient un bâton dans sa main droite, disciple de Pythagore et d’Héraclite
30 – Plotin (205-270), fondateur du néoplatonisme, auteur des Ennéades
31 – personnage semblant lire par-dessus l’épaule de son voisin ; ce serait Pyrrhon d’Elis, (365-275) philosophe sceptique (on doit douter de tout), fondateur du pyrrhonisme
32 – jeune étudiant prenant des notes
33 – Aristippe de Cyrène (380-300), philosophe hédoniste
34 – disciple d’Aristote
35 – Théophraste de Lesbos (372-288), successeur d’Aristote à la tête du Lycée
36 – vus de dos, deux personnages non identifiés
37 – groupe de 5 personnages ; le premier serait Eudème de Rhodes (370-300), disciple d’Aristote
38 – groupe de 5 personnages dont le premier est Xénocratès de Chalcédoine (396-314), disciple de Platon et troisième recteur de l’Académie après la mort de Platon-; le deuxième Menexène, jeune homme interlocuteur de Socrate dans un dialogue de Platon ; le troisième Speusippe (407-339), neveu de Platon et premier recteur de l’Académie après Platon
39 – personnage non identifié

( M. Renard, document trouvé sur http://profshistoirelcl.canalblog.com/archives/2006/12/06/3402878.html)

Le rôle de l’Etat selon Rousseau: égalité des droits ou égalité de situations?

 Texte de Rousseau

 

« Ce qu’il y a de plus nécessaire, et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c’est une intégrité sévère à rendre justice à tous, et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C’est sur la médiocrité seule que s’exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre ; le premier les élude, le second leur échappe ; l’un brise la toile, et l’autre passe au travers. C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d’agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’État ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent ; telles sont les causes les plus sensibles de l’opulence et de la misère, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, et de l’affaiblissement de tous les ressorts du gouvernement »

Rousseau, Discours sur l’Économie politique, 1755

 Analyse du texte

( avec en italique les éléments critiques)

(avec en surligné bleu les 4 éléments d’une introduction d’explication de texte ; ces parenthèses ne doivent bien sûr ne pas apparaître dans une introduction)

Si les hommes ont accepté de se soumettre à l’État, c’est parce qu’il y avait avantage: soit la protection, soit la liberté. Le rôle de l’État est de faire en sorte que les libertés puissent coexister et que l’inégalité naturelle des hommes sont compensée par une égalité en droits et devant la loi. Pour certains penseurs libéraux, l’État doit s’arrêter là, n’assurer que l’ordre et la justice, mais pour d’autres penseurs politiques, comme Marx , une égalité formelle, en droits, n’est qu’une façade s’il n’y a pas égalité matérielle, d’où sa politique économique d’abolition de la propriété privée. Aussi on peut se demander quelles doivent être les fonctions de l’État et jusqu’où il se doit de corriger les inégalités? (C’est le problème dont traite ce texte) Rousseau, dans cet extrait du Discours de l’économie politique de 1755, objet de notre explication, soutient que l’État ne doit pas se contenter de veiller à l’égalité des droits et devant la loi, il doit aussi se préoccuper des inégalités socio-économiques. ( C’est la réponse de l’auteur sur cette question) C’est sur cette thèse que s’ouvre aux lignes 1 et 2 sa réflexion, thèse justifiée par le lien étroit entre égalité en droits et égalité de fait, souligné aux lignes 2 à 4. Excluant un certain type de politique aux lignes 4 à 7, il va proposer des mesures à la fois économiques, politiques et morales pour prévenir ses inégalités menaçant les droits et devoirs de chacun. ( C’est le plan du texte qui sera le plan de l’explication du texte) Tout en explicitant sa position, nous pourrons nous demander si elle est justifiée et suffisante.( ce sera l’axe critique de l’explication)

L’extrait s’ouvre donc aux lignes 1 et 2 sur une définition des missions de l’État. Elles ont présenté comme difficiles à remplir et comme « ce qu’il y a de plus nécessaire ». Le nécessaire, c’est ce qui ne peut pas ne pas être , ce qui s’oppose au contingent. On peut donc penser que pour Rousseau qu’elles découlent de la nature même de l’État. C’est ce qu’on comprend bien pour la première des missions. Si les hommes ont accepté de se soumettre à l’autorité de l’État , c’est parce qu’il le jugeait nécessaire, pour mettre un terme aux rapports de force fondés sur l’inégalité ( c’était l’hypothèse de Hobbes) ou pour que chacun soit protégé par la force commune ( ce sera l’hypothèse de Rousseau en 1762 dans son Contrat). Dans les deux cas, il faut qu’il y ait égalité devant la loi, pour que personne ne soit lésé et chacun également protégé. Par contre concernant la seconde mission, « protéger le pauvre contre la tyrannie du riche », on peut penser que cette mission n’est pas directement à la charge de l’État. Si le riche est égal devant la loi et en droits avec le pauvre, alors la l’égalité et par là la justice ( associée naturellement au droit et à l’égalité) règne. L’égalité devant la loi prévient, justement de cette « tyrannie » du riche. Un tyran est celui qui exerce de manière abusive son pouvoir et qui surtout est au dessus des lois qu’il impose aux autres. Sous un État juste, il n’y a pas de tyran, tout le monde obéit à la loi et personne n’est au-dessus des lois. Donc corriger l’inégalité économique ne semble pas nécessaire, l’égalité devant la loi annule en quelque sorte le jeu des forces entre le fort et le faible. On peut cependant noter que sur ce point Marx sera au XIXème siècle moins affirmatif, les dominants économiquement étant aussi ceux qui détiennent le pouvoir et la justice n’est alors que la défense de leur intérêt érigé en intérêt général. Mais même si Rousseau ne va pas jusqu’à cette analyse marxiste, il souligne que la seconde mission est tout aussi nécessaire que la première et même que la première ne peut être remplie sans la seconde.

– En effet, aux lignes 2 à 4, il explicite cette tyrannie. Quand il y a inégalité, c’est seulement sur « la médiocrité » que les lois ont force de lois. La médiocrité, c’est ici l’état de ce qui se situe dans la moyenne, c’est l’état de fortune moyen. Cette classe moyenne, dirait-on aujourd’hui, n’échappe pas aux lois, par contre les classes riches et pauvres y échappent. Les riches avec « leur trésor » ,ils sont capables de passer au travers des filets de la loi ( « brise la toile ») soit parce qu’ils peuvent s’autoriser à la transgresser en payant les amendes si nécessaires ou à les éviter en achetant des passe-droits, en trouvant bien conseillés des vides juridiques ou des moyens de la contourner ou d’atténuer son effet. Les pauvres eux, vivants en marge de la société , sans logis, sans biens, sont difficiles à contrôler, arrêter ou il est difficile de leur donner ce que la loi leur octroie. Donc les uns et les autres échappent aux lois, ce qui crée une inégalité devant la loi vis-à-vis des autres citoyens et entre eux. Donc s’il y a inégalités socio-économiques; l’État ne peut rendre justice à tous et il revient donc à l’État de prendre en main ses inégalités et d’élaborer une politique en ce sens. Mais laquelle?

Rousseau exclut aux lignes 4 à 7 , 2 types de mesures qui se recoupent et qui pourraient se résumer ainsi : prendre aux riches pour donner aux pauvres, ce que soutiennent certaines politiques modernes d’inspiration communiste ou anti-capitaliste. Pour Rousseau, c’est exclu. En ce qui concerne les pauvres, c’est parce qu’il rejette l’idée d’un simple assistanat pansant les plaies ( à l’hôpital ou à l’hospice qui accueillait malades et pauvres) de la misère, sans la corriger pour autant. Il semble plutôt en appeler à une politique préventive qui empêchent les inégalités de naître ou de se creuser, d’où le refus de l’accumulation de richesse, si s’enrichir n’est pas empêché. En ce qui concerne les riches, on peut imaginer différentes raisons à son refus de les déposséder : respect de la liberté d’entreprendre et de s’enrichir, principe d’égalité ( on ne peut désavantager les uns au détriment des autres), influence de la théorie de la main invisible d’Adam Smith selon laquelle l’enrichissement des riches bien qu’égoïste travaille malgré eux à hausser le niveau, l’idée que la richesse peut être le fruit légitime du travail, etc…En tout cas, l’État ne se doit pas pour autant de se retirer de l’économie et de laisser ses lois rétablir l’équilibre, il doit intervenir mais pas à la manière d’un État providence, comme il est apparu dans la période moderne.

Aux lignes 7 à 12 en exposant les causes de ces inégalités, Rousseau indique implicitement la politique qui lui semblerait adéquate. Il s’agit d’une véritable politique générale, touchant aussi bien au plan de l’organisation du territoire pour éviter la surpopulation et l’exode et donc la rareté du travail ou la non-exploitation de certaines richesse, qu’au plan politique avec une meilleure gestion de l’argent publique et éviter les prélèvements ( le publicain étant celui qui relève l’impôt), qu’au plan de la politique économique en veillant à l’équilibre entre les différents secteurs primaire ( agriculture et artisanat) et secondaire ( industrie) et en contrôlant le commerce et même au plan des mœurs, que l’argent et les arts d’agrément pervertissent en détournant de la vertu. On retrouve ici une idée déjà présente chez Aristote du danger de la volonté d’accumuler l’argent pour l’argent, qui d’un moyen de l’échange, en devient le but; ou chez Saint-Thomas d’Aquin qui voit dans l’épargne un mauvais mésusage de l’argent. Quant à la dissolution des mœurs par les arts, Rousseau y a consacré un discours en 1750 pour dénoncer leur effets amollissants et pervers. L’état se doit donc de faire en sorte que les inégalités n’apparaissent pas ou sont réduites et que le profit ne soit pas le seul moteur de la société qu’il administre. Les dernières lignes du texte souligne à quel point il est nécessaire aussi bien qu’en un sens un devoir de l’État que d’avoir cette politique générale sans laquelle non seulement les lois ne peuvent s’appliquer à tous, mais même sans lesquelles elles ne peuvent être ce qu’elles doivent à savoir l’expression de la volonté générale au nom de l’intérêt général, comme le soulignera Du contrat social. Les inégalités socio-économiques créent des intérêts divergents, contradictoire qui ne peuvent être concilier dans une volonté commune, elles font que les hommes ne pensent qu’à leur intérêt privé ( on peut ici au matérialisme médiocre des hommes dans les démocraties modernes dénoncé par Tocqueville qui laisse au nom de l’égalité et de la sécurité des corps et des pieds s’installer une nouvelle forme de despotisme paternel)et dédaignent l’intérêt commun, au nom duquel ils devraient être capables de sacrifier leur intérêts personnels et elles font enfin que même les gouvernants ne sont plus intègres, eux-mêmes corrompus ou expression de cette domination de l’argent et de la richesse , comme le dénoncera Marx.

    Nous avons donc vu que Rousseau attendait de l’Etat une égalité en droit mais aussi une réduction des inégalités de fait par une véritable politique socio-économico-politico-morale. On peut juger qu’ici l’État outrepasse sa mission, et porte atteinte aux libertés individuelles, ou qu’il se contente de réduire, ce qui devrait être éliminé; en tout cas, la position de Rousseau dessine une politique à la fois soucieuse d’une économie florissante mais encadrée par l’État et l’idée qu’une démocratie, c’est d’abord une société qu’il faut s’efforcer de dériver vers le luxe, le superflu et le triomphe de l’argent est intéressante, même si, là encore, on peut juger que ce n’est pas à l’État d’éduquer les hommes, et que Rousseau confond 2 domaines à distinguer la politique et la morale, pour permettre au politique de ne pas être angélique et inefficace comme le soulignait Machiavel et aux hommes d’être libre dans leur vie privée.

  


BOUDON, BOURDIEU par seko-eco

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