Travaux en cours

Contes, dessins et pédagogie. Ou l'inverse.

La jeune-fille, le train et le lampadaire

Il était une fois dans le pays des Chênes, une jeune-fille. Laura était son nom. Elle avait enfin trouvé du travail dans la grande ville après deux ans de vaines recherches. Car au pays des chênes, il est souvent très difficile pour les jeunes de trouver un emploi à la sortie de leurs études. Laura, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, avait vu sa vie prendre du sens lorsqu’un patron avait accepté de la prendre comme assistante comptable dans sa société.

Depuis lors, elle se levait tous les jours de la semaine vers 6h30, se préparait et attrapait un bus qui l’emmenait à la gare. En une trentaine de minutes, le train la déposait dans la Grande Ville où il lui restait trois stations de métro pour arriver à son bureau. Ce bureau signifiait beaucoup pour Laura. Un bureau juste à elle, qu’elle s’appropriait en apportant de petites décorations personnelles. Et puis, il y avait les autres occupants de la pièce, ses collègues. Après les deux années difficiles de recherche d’emploi, c’était pour elle un émerveillement de pouvoir retrouver chaque jour ce cadre rassurant, les petites discussions de retour de weekend, les grandes envolées de retour de vacances, les services que l’on se rend et qui facilitent un peu la vie et surtout la confiance qu’on commençait à lui renvoyer, les tâches plus intéressantes. Une fois la journée de travail finie, elle reprenait le trajet en sens inverse. Son moment préféré de la journée.

Elle observait discrètement ses voisins de compartiment, pas dans le métro où elle se retrouvait trop serrée, mais une fois assise dans le train. Une demi-heure pour laisser son esprit vagabonder à partir d’un visage, d’un vêtement, d’une attitude, de mots saisis d’une conversation. Elle s’amusait aussi à faire le compte des maisons en pierre meulière, caractéristiques de la banlieue de la Grande Ville, qui tendaient à disparaitre au profit d’immeubles. Tout l’intéressait et était prétexte à une flânerie somnolente mais tellement plaisante.

Et puis, les jours commencèrent à diminuer. Le premier signe fut donné par un rayon de soleil plus bas qui arriva directement dans ses yeux, alors qu’elle était à sa place habituelle dans le train, désagréable ! Elle comprit alors pourquoi les premiers arrivés avaient choisi les sièges contraires au sens de la marche. Ce qu’elle fit aussi dès le jour suivant. Petit à petit, elle distingua de moins en moins les alentours jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire pendant toute la durée du trajet. Elle commença alors à emporter un livre pour passer le temps.

Arriva qu’en fin de journée, un beau jour, ou plutôt une nuit, en levant le nez de son livre elle aperçut deux yeux blancs qui la fixaient. Deux yeux blancs étirés, haut dans le ciel noir, semblant à deux yeux d’un masque de géant ; surprise, elle observa ces yeux. Oui, il pouvait s’agir d’un géant invisible, ne laissant apparaitre que ses yeux qui la regardaient avec bienveillance et semblaient lui envoyer un message rassurant : « Je veille sur toi. » Jetant un coup d’œil alentours, elle nota que personne ne semblait surpris par les yeux du géant … le train redémarra et d’autres yeux blancs de géants succédèrent aux premiers, et elle comprit que ce n’étaient que des lampadaires du quai. Soulagée par cette explication rationnelle mais en même temps vaguement déçue, elle se replongea dans son bouquin, prenant garde à ne pas rater sa station. Les jours passèrent ainsi et toutes les fins de journée, elle attendait le passage dans cette gare pour envoyer un sourire discret à son lampadaire aux yeux de géant.

Il se trouva qu’un samedi soir, à la suite d’une soirée un peu prolongée, elle dût prendre le train de 23 h pour rentrer chez elle. Pas très rassurée, elle chercha un wagon occupé par des familles, par des femmes, où une jeune-fille seule n’est pas un phare attirant tous les regards masculins. Tranquillisée, elle s’assit dans un wagon près d’une mère et son petit garçon. D’autres femmes, en groupes, s’étaient installées un peu plus loin. Elle prenait bien garde à ne pas croiser de regards se concentrant sur sa lecture.

La mère et son petit garçon descendirent assez rapidement. Toute à son livre, elle ne s’aperçut qu’elle se retrouvait seule présence féminine du wagon qu’en levant la tête pour regarder l’avancée des gares. Elle ne vit pas deux garçons se lever derrière elle mais les entendit. Leurs voix avinées ne présageaient rien de bon. Les autres hommes du wagon avaient les yeux fermés ou regardaient ailleurs pendant qu’elle se faisait chahuter. Ils commençaient à toucher ses cheveux, elle ne les voyait pas. La peur la gagnait, paralysant ses membres. Ramenant ses cheveux vers le devant, elle leur demanda de la laisser tranquille, ce qui les fit s’esclaffer, toujours plus grivois dans leurs propos. Par chance, le train entrait alors en gare, celle de son lampadaire aux yeux de géant. S’élançant de sa place, elle réussit à esquiver les mains qui voulaient la retenir et put sortir du wagon. Les deux garçons lui avaient cependant emboité le pas.

Le quai est désert, la gare aussi. Tout est endormi à cette heure dans cette ville de banlieue. Vite, l’escalator pour monter et puis celui qui permet de descendre sur l’autre quai, celui de son lampadaire ; elle court, les deux adolescents à ses trousses. Elle se jette sur le poteau de son lampadaire l’agrippant à deux bras, se serrant fort contre lui en s’attendant à ce que ses poursuivants l’attrapent.

Interloquée, elle les voit passer à côté d’elle en courant, continuer un petit moment, se retourner, la chercher. Ils ne la voient pas ! elle comprend qu’ils ne la voient pas. Elle entend l’un d’eux dire à son copain qu’elle a dû traverser les voies. Ils reprennent l’escalator pour poursuivre leur quête. Ouf ! sauvée !

Laura desserre lentement son étreinte, se remettant difficilement de son immense frayeur. Elle regarde vers le haut et ne voit que deux lampes qui éclairent le quai. Elle ne saisit pas comment elle a pu disparaitre ainsi. Elle lève les yeux à nouveau et c’est à ce moment précis que l’une des deux lampes s’éteint un instant, clin d’œil du géant invisible.

Si vous voulez voir le lampadaire aux yeux de géant de Laura, trouvez-vous un soir, à la nuit tombée, dans le train qui s’arrête à la gare de Viflauray-Rive-Gauche, au royaume des Chênes, peut-être qu’il vous fera un clin d’œil …

 

Anne-Marie, avril 2017

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