Travaux en cours

Contes, dessins et pédagogie. Ou l'inverse.

Lucas et son ombre

Il était une fois dans un royaume lointain, un jeune homme nommé Lucas. Lucas avait une quinzaine d’années. Plutôt mignon, cheveux blonds, nez en trompette, il baladait sa silhouette fluette dans le village en copiant l’air affairé qu’il voyait aux adultes de son entourage. Il avait repéré que cela lui évitait des corvées dont il se passait aisément. Chacun le croyant occupé, il passait le plus clair de son temps à espionner et à collectionner ainsi les informations sur les habitants du village. Il amassait son butin dans un coin de son cerveau, sûr que tout cela lui servirait un jour ou l’autre. Le curé du village lui avait appris à lire et à écrire et il se sentait au-dessus du reste du monde. Malheureusement pour lui, dans ce village, aucune occupation ne correspondait à la valeur qu’il se trouvait.

Ayant remarqué que le boulanger du village se faisait livrer de la farine d’un autre village pour la payer moins cher, il fabriqua quelques affiches qu’il placarda, à la nuit tombante, se cachant de tous, sur les murs des maisons du village ; il y annonçait que certain commerçant trompait sa clientèle. Il récidiva quelque temps plus tard en annonçant que la femme d’un fermier, bien connue de tous, fricotait avec un jeune godelureau.

C’est ainsi qu’il commença sa carrière de corbeau. Ses messages étaient lus par certains qui s’empressaient de colporter ces infamies auprès de ceux qui ne pouvaient pas les lire. Quelques-uns, la conscience tranquille, se moquaient ; et ceux qui ne l’avaient pas se moquaient aussi de peur d’être identifiés comme les cibles des dénonciations. Jusqu’au moment où des noms, peut-être lancés au hasard ou peut-être pas, commencèrent à circuler. L’ambiance du village prit tout d’un coup une toute autre atmosphère. Rien ne plut tant à Lucas que de semer la zizanie entre ses voisins, de les regarder s’entre-accuser, se fâcher, voire se battre. Enfin, ses capacités se voyaient récompensées même si elles n’étaient pas reconnues. Ses nuisances continuèrent de plus belle, tant il se trouvait malin.

Les gens d’armes du roi furent dépêchés sur place pour faire cesser ces querelles. Ils devaient faire en sorte que la quiétude revienne dans ce village avant que cela ne fasse tache d’huile et ne s’étende aux alentours. Mais rien n’y faisait. Lucas jubilait tant et plus. Un soir qu’il se couchait après une nième tournée d’affichage, il se dit qu’enfin, sa vie avait pris une tournure qui lui plaisait. Où allait-il s’arrêter ?

Alors qu’il s’endormait, il ne s’aperçut pas qu’un phénomène étrange se produisait. Son ombre, fidèle à sa personne depuis toutes ces années, commença à se détacher de lui dans la pénombre. S’étirant jusqu’au plafond de sa chambrette, on aurait dit qu’elle dansait la gigue en tentant de libérer ses pieds. Les genoux montaient de manière saccadée et elle finit par s’attraper les mollets pour finir de se dégager. Dans un dernier effort, elle tira plus fort et enfin fut délivrée de l’emprise à laquelle elle était si bien habituée. Toute plate qu’elle était restée, elle se faufila sous la porte du réduit où Lucas continuait de dormir sans ne s’être aperçu de rien. Elle passa près du lit-clos où ronflaient les parents de Lucas et réussit à sortir dans la ruelle qui bordait la maison.

Elle repéra une première affiche qu’elle arracha. Elle se rappelait parfaitement tous les emplacements que Lucas avait utilisés et put rapidement récupérer la boue qu’il voulait encore répandre. Tenant précieusement les papiers dans sa main gauche, elle se dépêcha autant qu’elle le put pour les enfouir dans le tas du fumier du village. Bien sûr, elle fût obligée de brasser un peu l’odorant amas pour faire disparaitre les affiches. Elle profita de l’eau du puits pour se nettoyer et rentra retrouver le vaurien auquel elle était attachée. Dans la nuit maintenant noire, elle remit ses pieds dans ceux de Lucas et se recoucha contre lui.

Le lendemain matin, le déjeuner fût calme, la soupe épaisse avalée sans un mot. Lucas s‘apprêtait à sortir quand le Père annonça, que pour une fois, il n’y avait pas eu d’affiches placardées cette nuit. Le menton de Lucas descendit de plusieurs degrés et il dut se contenir pour ne pas sortir en courant. Derrière lui, son ombre souriait dans sa barbe. Le Père poursuivit : « La présence des gens d’armes du roi a du dissuader cet énergumène. Y’aurait que moi, des chiens féroces qu’on devrait lui mettre au train ! » Lucas se retint de ne pas faire de commentaires, il attrapa sa cape et s’en alla pour se rendre compte par lui-même.

Son ombre lui emboita le pas, bien obligée de suivre. Elle fut le témoin privilégié de la fureur qui montait en lui. Il croisa des villageois qui se montraient soulagés, ceux qui avaient été les proies de Lucas et les autres qui ne l’avaient pas encore été. Il fut contraint de faire bonne figure. Il retourna dans sa chambrette, se mit à écrire et déversa ainsi toute sa frustration. Son ombre lisait par-dessus son épaule et, si elle l’avait pu, aurait rougi de honte à lire toutes ces infamies. Elle n’allait pas dormir beaucoup cette nuit non plus. Elle accompagna Lucas qui se faufilait pour accrocher ses affiches ; elle repéra soigneusement tous les lieux et, dès qu’il se fut endormit, réussit à se libérer encore une fois.

Au moment où elle arrachait le dernier papier, elle entendit un applaudissement discret et des murmures derrière elle. Elle tourna la tête lentement et distingua dans la nuit des ombres comme elle qui s’étiraient sur les murs des maisons du village à la lueur de la lune. Les chuchotis reprirent, s’adressant à elle cette fois : « Bravo ! Nous sommes bien placées pour savoir qu’il faut beaucoup de courage pour s’extirper de sa condition d’ombre. Surtout pour s’opposer à son alter-ego ! Et un grand merci de permettre au village de retrouver de la sérénité. Toi seule a le pouvoir de défaire ce que fait Lucas. Nous, nous ne pouvions que nous lamenter des dommages qu’il causait, alors encore merci ! » À ces mots, l’ombre de Lucas se sentit émue, sans que cela ne se voit sur sa figure plate et noire. Il n’eut pas le temps de dire un mot que les autres ombres s’éparpillèrent telles des feuilles d’automne poussées par le vent. Elle se demanda si elle avait rêvé et, secouant la tête, se pressa d’aller enfouir profondément les papiers dans le tas de fumier. Encore sous le coup de la surprise causée par ses congénères, elle ne pensa pas à se nettoyer et bientôt elle retrouva sa place derrière Lucas.

Au petit matin, celui-ci se leva, bien décidé à jouir des dernières vilénies qu’il avait placardées la veille. Ses parents étaient déjà partis aux champs et il dégustait tranquillement une tranche de gros pain quand une odeur désagréable commença à l’incommoder. Il renifla ses mains, sa chemise, rien ! Son ombre tournoyait derrière lui tandis qu’il gesticulait pour déterminer d’où provenait l’odeur et plus il tournoyait, plus l’ombre se déplaçait et répandait l’odeur nauséabonde. Il finit par chercher l’eau du baquet s’en aspergea pensant être débarrassé du relent de fumier qui l’entourait. Las ! La puanteur qui l’incommodait n’avait pas disparu ! Il sortit quand même, se disant que les villageois devaient se terrer chez eux après avoir lu ses dernières affiches.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction, dès le pas de sa porte, de rencontrer des voisins soulagés ! Cette fois encore, ses méfaits avaient été contrecarrés. Loin de pouvoir se repaitre de la gêne et de la honte des personnes qu’il avait visées, il se retrouva la cible des moqueries. Les gens qu’il croisait se détournaient en se pinçant le nez, voire en crachant par terre. Même le curé, qui semblait pourtant réjoui, l’évita en pressant le pas. Des enfants du village commencèrent une ronde autour de lui en chantant à tue-tête : « Qui c’est qui s’est roulé dans le fumier ? Devinez, devinez ! Qui c’est qui s’est roulé dans le tas de fumier ? C’est Lucas le palefrenier ! »

Vous imaginez bien combien Lucas, arroseur arrosé, eu beaucoup de mal à supporter d’être devenu la risée de son village. Non seulement ses affiches avaient encore une fois disparu sans que personne n’en ait l’explication, mais il ne comprenait toujours pas d’où provenait cette puanteur qui l’entourait et faisait de lui un être repoussant. Derrière lui, son ombre se réjouissait de cette mésaventure qu’elle n’avait pas cherchée mais qui tombait à pic. Lucas se dégagea de la ronde moqueuse. Les cris et les rires le poursuivirent jusqu’à ce qu’il se soit réfugié dans sa chambrette.

La rage au cœur, il épanchait sa honte dans les mots les pires qu’il n’ait jamais écrits quand, brusquement, une ombre gigantesque apparut devant lui, menaçante. Il se retourna vivement : personne ! L’ombre agitait les bras et secouait la tête, l’odeur devenait insoutenable. Lucas avait peur de comprendre : cette ombre … se pourrait-il que ? Il se retourna à nouveau, cherchant son ombre sur le mur derrière lui, là où elle aurait dû se trouver : rien ! Pas le moindre contour dessiné par la lueur de la fenêtre ! Devant lui, la silhouette attendait patiemment. Puis, quand Lucas, hagard, lui fit face de nouveau, elle saisit le papier sur lequel il avait déversé ces ignominies, se plaça bien en face de lui et le déchira posément. Lucas n’en crut pas ses yeux. Persuadé qu’il devenait fou, il poussa un cri déchirant et il sortit en courant de la maison. Les villageois le virent passer, se retourner et crier de plus belle comme s’il avait le diable à ses trousses.

Les dénonciations cessèrent ; les gens d’armes retournèrent auprès du roi ; les villageois se remirent peu à peu à se parler mais les plaies étaient profondes et elles mirent du temps à cicatriser. Quant à Lucas, personne ne le revit jamais. Depuis, la légende parle d’un ermite qui vit dans une grotte, au fond des bois, ne sortant que quand la nuit est noire. Seules les ombres restées au village savent le fin mot de l’histoire …

Anne-Marie,

Bordeaux, le 16/11/2019

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