Le conte oriental au XVIII ème siècle: texte complémentaire

Molière, Le Bourgeois gentilhomme

Le Bourgeois gentilhomme (1670) Acte IV Scène III

Covielle déguisé en voyageur, Monsieur Jourdain, Laquais.


Covielle
Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.

Monsieur Jourdain
Non, Monsieur.

Covielle
Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.

Monsieur Jourdain
Moi ?

Covielle
Oui, vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient dans leurs bras pour vous baiser.

Monsieur Jourdain
Pour me baiser ?

Covielle
Oui. J’étais grand ami de feu Monsieur votre père.

Monsieur Jourdain
De feu Monsieur mon père ?

Covielle
Oui. C’était un fort honnête gentilhomme.

Monsieur Jourdain
Comment dites-vous ?

Covielle
Je dis que c’était un fort honnête gentilhomme.

Monsieur Jourdain
Mon père ?

Covielle
Oui.

Monsieur Jourdain
Vous l’avez fort connu ?

Covielle
Assurément.

Monsieur Jourdain
Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?

Covielle
Sans doute.

Monsieur Jourdain
Je ne sais donc pas comment le monde est fait.

Covielle
Comment ?

Monsieur Jourdain
Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.

Covielle
Lui marchand ? C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisait, c’est qu’il était fort obligeant, fort officieux ; et comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l’argent.

Monsieur Jourdain
Je suis ravi de vous connaître, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père était gentilhomme.

Covielle
Je le soutiendrai devant tout le monde.

Monsieur Jourdain
Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?

Covielle
Depuis avoir connu feu Monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai dit, j’ai voyagé par tout le monde.

Monsieur Jourdain
Par tout le monde ?

Covielle
Oui.

Monsieur Jourdain
Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.

Covielle
Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours ; et par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.

Monsieur Jourdain
Quelle ?

Covielle
Vous savez que le fils du Grand Turc est ici ?

Monsieur Jourdain
Moi ? Non.

Covielle
Comment ? il a un train tout à fait magnifique ; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d’importance.

Monsieur Jourdain
Par ma foi ! je ne savais pas cela.

Covielle
Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.

Monsieur Jourdain
Le fils du Grand Turc ?

Covielle
Oui ; et il veut être votre gendre.

Monsieur Jourdain
Mon gendre, le fils du Grand Turc ?

Covielle
Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa langue, il s’entretint avec moi ; et, après quelques autres discours, il me dit : Acciam croc soler ouch alla moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire : « N’as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de Monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ? »

Monsieur Jourdain
Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?

Covielle
Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que j’avais vu votre fille : « Ah ! me dit-il, marababa sahem » ; c’est-à-dire « Ah ! que je suis amoureux d’elle ! »

Monsieur Jourdain
Marababa sahem veut dire « Ah ! que je suis amoureux d’elle » ?

Covielle
Oui.

Monsieur Jourdain
Par ma foi ! vous faites bien de me le dire, car pour moi je n’aurais jamais cru que « marababa sahem » eût voulu dire : « Ah ! que je suis amoureux d’elle ! » Voilà une langue admirable que ce turc !

Covielle
Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?

Monsieur Jourdain
Cacaracamouchen ? Non.

Covielle
C’est-à-dire : « Ma chère âme. »

Monsieur Jourdain
Cacaracamouchen veut dire « ma chère âme » ?

Covielle
Oui.

Monsieur Jourdain
Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, « Ma chère âme. » Dirait-on jamais cela ? Voilà qui me confond.

Covielle
Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire Mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays.

Monsieur Jourdain
Mamamouchi ?

Covielle
Oui, Mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin enfin ! Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.

Monsieur Jourdain
Le fils du Grand Turc m’honore beaucoup, et je vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.

Covielle
Comment ? le voilà qui va venir ici.

Monsieur Jourdain
Il va venir ici ?

Covielle
Oui ; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.

Monsieur Jourdain
Voilà qui est bien prompt.

Covielle
Son amour ne peut souffrir aucun retardement.

Monsieur Jourdain
Tout ce qui m’embarrasse ici, c’est que ma fille est une opiniâtre, qui s’est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n’épouser personne que celui-là.

Covielle
Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand Turc ; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse, c’est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose près. Je viens de le voir, on me l’a montré ; et l’amour qu’elle a pour l’un, pourra passer aisément à l’autre, et. Je l’entends venir : le voilà.

Scène IV

Cléonte en Turc, avec trois pages portant sa veste, Monsieur Jourdain, Covielle déguisé.


Cléonte
Ambousahim oqui boraf, iordina salamalequi.

Covielle
C’est-à-dire : « Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. » Ce sont façons de parler obligeantes de ces pays-là.

Monsieur Jourdain
Je suis très humble serviteur de Son Altesse Turque.

Covielle
Carigar camboto oustin moraf.

Cléonte
Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.

Covielle
Il dit : « Que le Ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents ! »

Monsieur Jourdain
Son Altesse Turque m’honore trop, et je lui souhaite toutes sortes de prospérités.

Covielle
Ossa binamen sadoc babally oracaf ouram.

Cléonte
Bel-men.

Covielle
Il dit que vous alliez vite avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de conclure le mariage.

Monsieur Jourdain
Tant de choses en deux mots ?

Covielle
Oui, la langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vite où il souhaite.


Scène V

Dorante, Covielle.


Covielle
Ha ! ha ! ha ! Ma foi ! cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! Quand il aurait appris son rôle par cœur, il ne pourrait pas le mieux jouer. Ah ! ah ! Je vous prie, Monsieur, de nous vouloir aider céans, dans une affaire qui s’y passe.

Dorante
Ah ! ah ! Covielle, qui t’aurait reconnu ? Comme te voilà ajusté !

Covielle
Vous voyez. Ah ! ah !

Dorante
De quoi ris-tu ?

Covielle
D’une chose, Monsieur, qui le mérite bien.

Dorante
Comment ?

Covielle
Je vous le donnerais en bien des fois, Monsieur, à deviner, le stratagème dont nous nous servons auprès de Monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner sa fille à mon maître.

Dorante
Je ne devine point le stratagème ; mais je devine qu’il ne manquera pas de faire son effet, puisque tu l’entreprends.

Covielle
Je sais, Monsieur, que la bête vous est connue.

Dorante
Apprends-moi ce que c’est.

Covielle
Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que j’aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste.

Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son de tous les instruments. Ils portent trois tapis fort longs, dont ils font plusieurs figures, et, à la fin de cette première cérémonie, ils les lèvent fort haut ; les Turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments, passent par dessous ; quatre Derviches qui accompagnent le Mufti ferment cette marche.

Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux ; le Mufti est debout au milieu, qui fait une invocation avec des contorsions et des grimaces, levant le menton et remuant les mains contre sa tête comme si c’était des ailes. Les Turcs se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, puis se relèvent, chantant Alla, ce qu’ils continuent alternativement jusqu’à la fin de l’invocation ; puis ils se lèvent tous, chantant Alla ekber.

Alors les Derviches amènent devant le Mufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé, sans turban, sans sabre, auquel il chante gravement ces paroles :
Le Mufti
Se ti sabir,
Ti respondir ;
Se nou sabir,
Tazir, tazir.

Mi star Mufti :
Ti qui star ti ?
Non intendir :
Tazir, tazir.

Deux Derviches font retirer le Bourgeois. Le Mufti demande aux Turcs de quelle religion est le Bourgeois, et chante :
Dice, Turque, qui star quista,
Anabatista, anabatista ?

Les Turcs répondent.
Ioc.

Le Mufti
Zuinglista ?

Les Turcs
Ioc.

Le Mufti
Coffita ?

Les Turcs
Ioc.

Le Mufti
Hussita ? Morista ? Fronista ?

Les Turcs
Ioc. Ioc. Ioc.

Le Mufti répète.
Ioc. Ioc. Ioc.
Star pagana ?

Les Turcs
Ioc.

Le Mufti
Luterana ?

Les Turcs
Ioc.

Le Mufti
Puritana ?

Les Turcs
Ioc.

Le Mufti
Bramina ? Moffina ? Zurina ?

Les Turcs
Ioc. Ioc. Ioc.

Le Mufti répète.
Ioc. Ioc. Ioc.
Mahametana, Mahametana ?

Les Turcs
Hey valla. Hey valla.

Le Mufti
Como chamara ? Como chamara ?

Les Turcs
Giourdina, Giourdina.

Le Mufti
Giourdina.

Le Mufti sautant et regardant de côté et d’autre.
Giourdina ? Giourdina ? Giourdina ?

Les Turcs répètent.
Giourdina ! Giourdina ! Giourdina !

Le Mufti
Mahameta per Giourdina
Mi pregar sera e matina :
Voler far un Paladina
De Giourdina, de Giourdina.
Dar turbanta, e dar scarcina
Con galera e brigantina
Per deffender Palestina.
Mahameta per Giourdina, etc…

Après quoi, le Mufti demande aux Turcs si le Bourgeois est ferme dans la religion mahométane, et leur chante ces paroles :
Le Mufti
Star bon Turca Giourdina ? Bis.

Les Turcs
Hey valla. Hey valla. Bis.

Le Mufti chante et danse.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

Après que le Mufti s’est retiré, les Turcs dansent, et répètent ces mêmes paroles.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

Le Mufti revient, avec son turban de cérémonie qui est d’une grosseur démesurée, garni de bougies allumées, à quatre ou cinq rangs.

Deux Derviches l’accompagnent, avec des bonnets pointus garnis aussi de bougies allumées, portant l’Alcoran : les deux autres Derviches amènent le Bourgeois, qui est tout épouvanté de cette cérémonie, et le font mettre à genoux le dos tourné au Mufti, puis, le faisant incliner jusques à mettre ses mains par terre, ils lui mettent l’Alcoran sur le dos, et le font servir de pupitre au Mufti, qui fait une invocation burlesque, fronçant le sourcil, et ouvrant la bouche, sans dire mot ; puis parlant avec véhémence, tantôt radoucissant sa voix, tantôt la poussant d’un enthousiasme à faire trembler, en se poussant les côtes avec les mains, comme pour faire sortir ses paroles, frappant quelquefois les mains sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation, et finit enfin en levant les bras, et criant à haute voix : Hou.

Pendant cette invocation, les Turcs assistants chantent Hou, hou, hou, s’inclinant à trois reprises, puis se relèvent de même à trois reprises, en chantant Hou, hou, hou, et continuant alternativement pendant toute l’invocation du Mufti.

Après que l’invocation est finie, les Derviches ôtent l’Alcoran de dessus le dos du Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il est las d’avoir été longtemps en cette posture, puis ils se relèvent.

Le Mufti s’adressant au Bourgeois.
Ti non star furba ?

Les Turcs
No, no, no.

Le Mufti
Non star forfanta ?

Les Turcs
No, no, no.

Le Mufti aux Turcs.
Donar turbanta. Donar turbanta.
Et s’en va.

Les Turcs répètent tout ce que dit le Mufti, et donnent en dansant et en chantant, le turban au Bourgeois.

Le Mufti revient et donne le sabre au Bourgeois.
Ti star nobile, non star fabola.
Pigliar schiabola.

Puis il se retire.

Les Turcs répètent les mêmes mots, mettant tous le sabre à la main ; et six d’entre eux dansent autour du Bourgeois auquel ils feignent de donner plusieurs coups de sabre.

Le Mufti revient, et commande aux Turcs de bâtonner le Bourgeois, et chante ces paroles.
Dara, dara, bastonara, bastonara, bastonara.

Puis il se retire.

Les Turcs répètent les mêmes paroles, et donnent au Bourgeois plusieurs coups de bâton en cadence.

Le Mufti revient et chante.
Non tener honta :
Questa star l’ultima affronta.

Les Turcs répètent les mêmes vers.

Le Mufti, au son de tous les instruments, recommence une invocation, appuyé sur ses Derviches : après toutes les fatigues de cette cérémonie, les Derviches le soutiennent par-dessous les bras avec respect, et tous les Turcs sautant dansant et chantant autour du Mufti, se retirent au son de plusieurs instruments à la turque.

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