Feuilleton : Nouvelle Âme – 5

5.

La nuit est tombée. En me réveillant, c’est la première chose que je remarque. Je me suis endormie peu après que Clarisse soit partie et, honnêtement, je ne pensais pas que ce serait possible. Allongée sur le lit, les yeux fermés, je repense à tout ce qu’il m’est arrivé. J’ai joué le jeu devant Clarisse, mais plus le temps passe, et moins je comprends ce qu’il se passe. ‘’Le monde des morts”. Tout cela ressemble à une vaste blague. Tout cela semble… trop vrai. Trop important pour que ça soit une simple blague. Mes amis n’auraient jamais pu organiser quelque chose de cette envergure juste pour plaisanter. Et puis… Comment est-ce que je me serais téléportée ? Même si j’avance la théorie du studio de cinéma, personne ne peut changer de décor en une seconde. Je dois me rendre à l’évidence: je dois sérieusement considérer la théorie de Clarisse. Mais comment ? Elle refuse de me donner plus que les maigres détails qu’elles laissent échapper. A ce rythme là, j’aurai le temps de tomber dans la folie !

Je m’étire longuement dans le lit, réfléchissant. Ses ressorts poussent des couinements plaintifs. Je soupire. Clarisse n’est toujours pas là. Pourtant, quand elle est partie, il faisait encore jour. Qu’est-ce que je fais ? J’ai le choix entre attendre et me torturer la tête avec des questions auxquelles je ne peux pas répondre seule, ou sortir. Comme la deuxième option me semble plus attrayante, j’enfile mes chaussures, attrape ma veste et sors.

Je m’arrête au pas de la porte. Je n’arrive pas à en croire mes yeux. Le couloir est bondé ! La Terre entière s’est donné rendez-vous ici pendant mon sommeil ? J’essaie de me faufiler entre les personnes présentes. Comme je manque de tomber à chaque pas, je m’arrête et me plaque contre le mur. Je soupire, ça commence très bien… Je me faufile entre une femme japonaise et une autre fille majestueusement blonde portant plusieurs cartons. Quand j’arrive enfin dans ce qui me semble être un salon commun, je soupire de soulagement. Il a beau être peuplé, ici l’air est respirable. Je balaie la salle du regard. Plusieurs groupes sont assis sur les différents fauteuils et canapés meublant la salle. Une demi-douzaine de garçons suivent une partie de jeux-vidéo menée par une fille sur la télé principale, tandis que d’autres sont assis près de l’immense bibliothèque du lieu. Malheureusement, aucun signe de Clarisse. Tant pis. Je m’apprête à rebrousser chemin, quand je rentre dans quelqu’un.

-Vous pourriez faire plus attention ! je m’écrie, me rattrapant de justesse.

-Je vous demande pardon ?

Quand je vois la personne qui m’a bousculée, je manque de me pincer. Je rêve, c’est ça ? Un homme ressemblant trait pour trait au cliché que je me fais de l’aristocrate anglais des année 1800 se tient face à moi. Il a tout le costume : le haut de forme, le smoking, et la canne. Seule la barbe manque. Son visage semble jeune. A peine plus vieux que moi. Comme s’il était de ma génération, mais qu’il s’obstinait à ressembler aux hommes des siècles d’avant. Le téléphone qu’il tient dans sa grande main gantée lui donne un air… décalé. Un peu comme une vieille personne sachant manipuler parfaitement un ordinateur dernier cri. Cool, mais décalé.

Cependant, quelque chose cloche. D’habitude, les styles décalés font frissonner mon âme de fan de mode, mais là, je reste muette. Je ne le connais pas, et la façon dont il me toise ne fait qu’amplifier ma méfiance.

-Êtes-vous Ambre ? finit-il par me demander en anglais.

J’ai un mouvement de recul. Est-ce une manie de connaître mon nom, dans ce monde ?

-N’ayez crainte, me fait-il en tapotant sur son téléphone puis en le tournant vers moi.

Une photo de moi apparaît sur l’écran. Et le contact affiche “Clarisse” bien en évidence. Comment…

-Je suis une connaissance de Clarisse, et je suis aussi garant. Je me nomme James. Elle m’a parlé de vous, et du fait qu’il fallait que je vienne vous chercher à sa place.

Je lève un sourcil.

-Pourquoi je devrais vous suivre ? je demande en anglais – et je me remercie d’avoir pensé au fait d’en apprendre assez pour tenir une conversation correctement. On m’a dit de suivre Clarisse, pas une de ses “connaissances”.

-Je comprends, mais elle a eu un empêchement et je n’en sais pas plus, fait-il avant de m’offrir son bras : Ne vous en faites pas, vous ne craignez rien.

Je soupire. Est-ce que j’ai un autre choix ? Retourner à mes questions est une perspective aussi tentante que d’être jetée dans une fosse remplie d’alligators. Et puis, je sais me défendre.

-D’accord, je viens. Heu…

Se rendant compte de son geste, il range sa main.

-Excusez-moi. De mon temps, c’était la coutume d’accompagner les dames de cette façon.

Je retiens une grimace. Par pitié, je ne suis pas une poupée en porcelaine qui a besoin d’aide même pour marcher !

-Ce n’est pas grave, je réponds, souriant poliment.

Il sourit à son tour. Puis il semble remarquer quelque chose, et ses yeux s’agrandissent :

-Vous… Vous n’avez pas de montre ?

-De montre ? De quoi parlez-vous ?

Il réajuste son chapeau, ennuyé.

-Clarisse est vraiment ingérable, marmonne-t-il, puis il me sourit d’un air désolé. Je parle des montres ayant pour fonction de traduire les langues de tout un chacun, que possèdent toutes les âmes peuplant ce monde. Cela évite que vous ayez à parler anglais, et que vous puissiez comprendre tout le monde ici, même les âmes garantes. Clarisse a sûrement oublié de vous donner la vôtre. Allons la chercher à l’accueil.

Je le suis. Je me demande bien comment ce genre de montre peut fonctionner, mais plus le temps avance et plus je me dis que cela ne sert à rien de chercher. J’ai bien compris que la physique ne fonctionne pas, ici.

Accompagnée de James, je descends jusqu’à l’accueil et salut Eric qui me passe la fameuse montre. Je reviens ensuite vers James, qui s’est assis sur l’un des fauteuils en face du guichet. J’observe l’objet. C’est une montre toute simple, affichant l’heure, comme chaque montre que je connais. Jusque là, rien de nouveau. James commence à me parler :

-Vous l’avez ? Parfait. Il faut simplement que je vous informe de quelque chose. Cette montre… Attendez Ambre !

J’essaie de mettre la montre à mon poignet, ne l’écoutant qu’à moitié, ravie d’arrêter de me torturer la tête pour trouver des formulations correctes en anglais. Et je regrette ma précipitation. Une douleur lancinante me lance dans le bras, tandis que je vois, impuissante, un crochet, sorti du mécanisme de la montre, s’implanter dans mon bras. Je laisse échapper un cri. La panique me fait oublier la douleur. Je regarde James, affolée.

-Ne vous en faites pas, s’empresse-t-il de dire avant de délicatement prendre ma main, et d’observer l’endroit où le crochet s’est planté. Tout ceci est normal. Cette montre permet de retrouver votre sens du toucher, mais pour cela, elle doit effectuer des injections en vous pour vous donnez la magie nécessaire à cela.

J’essaie de reprendre mon calme. Étrangement, la présence de James m’apaise. J’ai l’impression qu’il peut m’apporter des réponses, et cela enlève un énorme poids dans ma poitrine. Les minutes passent. Peu à peu, la raison reprend le dessus, et je me rends compte que tout cela se tient. James continue, tout en tenant ma main – que je n’ai pas retirée, de peur de paraître trop froide.

-Je sais que je peux paraître redondant, mais je vous le redis : vous n’avez rien à craindre, Ambre, répète-t-il d’un ton qui finit d’achever ma méfiance – du moins pour le moment – puis il continue, en me lâchant : Comme je vous l’ai dit, cette montre vous permet aussi de comprendre les langues qui vous entourent. Elle sert aussi de régulateur. Petit à petit, votre sens du toucher disparaîtra, tout comme votre envie de dormir et votre faim. Cependant, pour éviter un changement trop brusque, les Anges ont décidé qu’il valait mieux y aller doucement, et ont inventé cette montre.

Ah, enfin des explications ! Un sourire commence à orner mes lèvres, puis disparaît quand une incohérence apparaît face à moi :

-Je comprends, mais, j’ai pu dormir tout à l’heure, comment ça se fait ?

-Vous êtes arrivée aujourd’hui, non ?

Je hoche la tête.

-Dans ce cas, c’est normal. Le premier jour, les nouvelles Âmes possèdent toujours leur envie de dormir et leur faim, malgré le changement de monde. Cette montre permet d’effectuer un changement en douceur. Si vous ne la portez pas, le changement se fera vingt-quatre heures après votre arrivée, et le passé a déjà prouvé qu’il valait mieux qu’un tel bijou existe…

-C’est-à-dire ?

Il détourne le regard. Je suis allée trop loin ? Je décide de changer de sujet. Je n’ai pas envie de perdre un guide qui ne rechigne pas à répondre à mes questions !

-Vous avez parlé d’Anges…

-Oui, c’est ainsi que l’on parle des Âmes qui travaillent au service du gouvernement.

-Il y en a un dans ce monde aussi ?

-Bien sûr, sourit-il avant de se lever. Ne vous méprenez pas, jeune Âme, nous restons des Âmes humaines. L’appellation Ange vient seulement des croyances des vivants. La seule différence qu’ils ont avec les Âmes dites “citoyennes”, sont quelques pouvoirs en plus, et certains privilèges. Bien, que diriez-vous d’aller manger ? fait-il en joignant ses mains.

J’ai encore des dizaines de questions, mais je décide de le suivre. Je dois prendre le temps d’assimiler. Nous sortons du bâtiment principal – non sans que James m’ait prouvée sa galanterie en m’ouvrant la porte – et nous nous dirigeons vers le bâtiment dégageant une odeur plus qu’agréable.

Nous arrivons devant une immense porte, que James ouvre, avant de me laisser passer en première. Et là, tandis que mon odorat saute de joie, je me rends compte que j’ai atterri au paradis.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine…