Feuilleton : Nouvelle Âme – 6

6.

Tout comme le bâtiment, le réfectoire est majestueux. Ici, si on en croit la décoration, le temps s’est arrêté. D’immenses portes-fenêtres donnent sur un espace extérieur grouillant de monde. De hautes colonnes au moins huit fois plus grandes que moi soutiennent le plafond, qui est peint à la façon des anciens châteaux français que j’ai eu l’occasion de visiter avec mes mamans. De grandes tables bondées de monde ne sont pas décalées avec l’ambiance : des nappes blanches recouvrent leur marbre étincelant, et le bruit de la vaisselle en porcelaine finit d’achever la splendeur du lieu.

Après m’avoir laissée choisir ce que je voulais manger, James me conduit vers une table. Une jeune femme noire habillée dans le style année 2000 – jean à pat’ d’eph, sweat rose à logo – l’interpelle, les pieds sur la table :

-C’est bon, t’as réussi à assouvir le caprice de Clarisse ? fait-elle en nous voyant approcher.

-Oui, et ce n’était pas de tout repos. Elle n’a pas suivi la moitié des étapes que l’on doit réaliser, et a laissé Ambre sans montre.

A ces mots, James tire une chaise vide en face de la jeune femme, et me fait signe de m’asseoir. Je rougis légèrement. Je n’ai pas l’habitude de ce genre d’attention. Je m’empresse alors de m’asseoir, et il prend place à côté de moi.

-Elle exagère, s’écrit la femme en écartant les bras. Au fait, fait-elle en se tournant vers moi avec un immense sourire, moi c’est Dahlila, mais appelle-moi juste Lila.

Je souris. Enfin des gens civilisés !

-Moi c’est Ambre. Et vous êtes… ? je fais en me tournant vers un jeune garçon apparemment français, et une femme dans la quarantaine aux traits asiatiques.

-Hana, fait la femme d’un air timide.

-C’est moi qui m’occupe d’elle, fait Lila. Elle est à moitié française, ajoute-t-elle en me voyant me torturer l’esprit du pourquoi elle est là.

Ah. James ne m’a donc pas menti. Ce dernier prend la parole :

-Lui c’est Enzo, et je suis son garant.

Il a l’air ennuyé. Je les observe tous les deux, enfournant une bouchée de salade. La scène est surréaliste. Un aristo comme James est responsable d’un petit garçon de 11 ans, tout au plus. Ce dernier se borne à ne pas parler, et James ne semble plus savoir quoi faire pour l’aider. Je me penche alors vers Enzo, et lui sourit :

-Salut, moi c’est Ambre.

Mon geste semble encourageant, car il lève les yeux vers moi. Ils sont striés de larmes. Je sens mon cœur se briser en mille morceaux dans ma poitrine.

-Toi aussi, tu es toute seule ?

Je comprends tout de suite où il veut en venir.

-Oui.

Il renifle.

-Je veux retrouver mes parents.

James se racle la gorge.

-Je te l’ai déjà dit, c’est imp…

-Je veux les retrouver ! s’écrit Enzo.

Son cri me fait sursauter. Son visage est empli de tristesse, mais aussi d’une peur incommensurable. Ne me retenant plus, je me lève et m’accroupis près de lui.

-Je te promets que tu les retrouveras, je dis. Dans quelques temps. 

Miraculeusement, Enzo me regarde et se calme. Je tends les bras.

-Câlin ?

Il ne se fait pas prier.

Je remercie mes mamans qui m’ont obligée à faire du babysitting pour gagner mon argent de poche. Qui aurait cru que ça me servirait dans ce genre de moment. Je jette un coup d’œil à James. Son regard est énervé. Je sais pourquoi. Il ne faut pas lui donner de faux espoirs. Mais là, Enzo en a besoin. De plus, ce n’est pas un véritable mensonge. Il retrouvera ses parents. Je sais que c’est possible. En arrivant ici, j’ai vu des familles. Et je suis sûre que les parents d’Enzo se battront pour le retrouver, et vice-versa. Je l’aiderai à les retrouver. Je m’en fais la promesse.

-Que c’est mignon.

Je lâche Enzo et me relève. Clarisse. Elle me toise, un sourcil levé. Je me retiens de lui dire ses quatre vérités. Je ne suis pas du genre à faire scandale, surtout en public. Alors, je me rassois à côté de James, et me remets à manger, ignorant complètement ma “garante”.

-Enfin ! Qu’est-ce que tu foutais ? s’exclame Lila en lui faisant une place.

-J’avais besoin d’air, se contente Clarisse. T’as récupéré la montre, à ce que je vois ? fait-elle en la remarquant à mon poignet.

-Oui, grâce à James, je grince.

Elle ne relève pas. Je me tais pendant le reste du repas, veillant seulement à ce qu’Enzo finisse son assiette.

*****

-Demain a lieu la cérémonie de bienvenue, lâche Clarisse alors que j’entre dans la chambre, à sa suite.

-Et tu ne seras pas là, je réponds.

-Je rêve ou tu m’en veux ?

-Bien sûr que je t’en veux, j’explose. Tu es capable de laisser une personne dans ce monde inconnu ! Qui peut manquer autant d’empathie pour faire ça ?!

Elle ne répond pas de suite. Elle prend le temps d’enlever sa veste et de la ranger. Je crois qu’elle cherche ses mots.

-Sache que je n’ai pas voulu tout ça, moi. Je voulais juste arranger tout ça.

Tout ça quoi ? Je suppose que poser la question équivaut à gaspiller de la salive pour rien. Je m’assois sur le lit, et Clarisse m’imite, sur le lit d’en face. On ne peut pas continuer comme ça. Je cherche une solution. Si on continue, l’une de nous aura commis un meurtre avant la fin de la semaine. Il faut faire quelque chose. Après quelques instants de réflexion, je dis :

-Écoute, on va devoir se fréquenter pendant quelques temps, d’après ce que j’ai compris. Si on continue comme ça, l’une de nous finira en charpie. Je… je veux bien te laisser vivre ta vie, mais en échange, il faudra que tu m’aides. Je ne te demande pas d’être irréprochable, mais juste de faire ton boulot, même s’il ne te plaît pas.

Elle soupire.

-D’accord.

Elle marque une pause. Quant à moi, je suis surprise. Vient-elle vraiment d’accepter si facilement ?

-Je demande de pouvoir sortir le mercredi, en plus du week-end. Et de ne pas avoir à me justifier tout le temps.

Ah. Des conditions. A quoi je m’attendais ? Je suppose que je n’ai pas d’autres choix qu’accepter :

-Accordé. En échange, je veux que tu répondes à mes questions.

-D’accord. Par contre, ne compte pas sur moi pour être objective.

-Comment ça ?

Elle s’allonge sur son lit et garde le regard fixé vers le plafond.

-Tu le comprendras bien assez tôt.

Si j’avais su que ces seules paroles allaient bouleverser mon existence…

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.