Feuilleton : Nouvelle Âme – 20

20.

Le sentiment de victoire ne dure que peu de temps. La satisfaction se fane aussitôt qu’une voix tonitruante annonce :

– Et si nous passions à table ?

C’est alors une toute autre danse qui s’opère dans le manoir des Cambridge. Tous les invités se dirigent vers la « Salle de Banquet ». Dans un étrange ballet avec pour orchestre le raclement des chaises et les cliquetis des couverts, les innombrables tables se voient peuplées d’invités aux airs aussi riches que les services de porcelaine posés sur les nappes étincelantes. Chaque convive semble savoir où est sa place. C’est avec dégoût que je me rends compte que ma première impression n’était pas erronée : Ils ont tellement l’habitude de ce genre de fêtes qu’ils n’ont besoin d’aucune indication pour se placer correctement. Et, quand une odeur – exquise je l’avoue – me parvient, mon dégoût s’en trouve décuplé. J’avais l’espoir que la nourriture ne soit que décorative – ce qui peut s’avérer être une aide psychologique pour les nouvelles Âmes, d’après mes professeurs – mais celle-ci ne l’est pas. Les amuse-gueules servis sont mangés avec joie, me révulsant alors encore plus de ce monde.

Sans hésitation, James m’entraîne à la table principale, au centre de la pièce, repérable grâce aux ornements et à la vaisselle encore plus riche trônant dessus.

– Mère, Père, nous n’avons pas accès au Sens, nous ne…

– Quoi ? le coupe Madame de Cambridge avec un air faussement outré. Cela signifie-t-il, mon fils, que vous refusez de participer au dîner ?

Je sens une pression sur ma hanche. James s’est crispé. Je dois à tout prix l’aider à trouver une solution. Je ne veux pas imaginer ce qu’il pourrait nous arriver si l’on découvre que je suis une nouvelle Âme et que James m’a emmenée en toute illégalité.

Heureusement, l’esprit de James fuse et il répond, comme si cela semblait évident :

– Mère, ni Ambre ni moi n’avons accès au privilège du Sens comme vous. Nous préférons vous laisser profiter de ce repas et revenir plus tard.

Comme toutes les oreilles sont tendues, Madame de Cambridge est coincée. Si elle nous force à rester, elle passera pour une personne cruelle. Lors de mes différents cours et lors des réunions de la Résistance, j’ai compris petit à petit que ce « Sens » faisait polémique. Les Anges en reçoivent pour leurs services rendus à ce monde. Officiellement, seules les nouvelles Âmes et les Anges peuvent y avoir accès. Officieusement, tout le monde sait que ce précieux élixir circule en cachette. Le bar et ces fêtes me l’ont bien prouvé.

Cependant, je ne peux pas me permettre de relâcher ma prudence. Les Déesses n’y sont pas allées de main morte sur les préventions : Ne jamais enlever la montre, rester près de James en toute circonstance et surtout, ne jamais révéler que je suis une nouvelle Âme. Quand j’ai demandé quels risques j’encourais, elles n’ont rien répondu et, au final, je me rends compte qu’elles ont eu raison.

– Fort bien, abandonne alors notre hôte avec un geste de la main.

James ne se fait pas prier, et m’entraîne alors hors de la salle. Nous ne relâchons notre vigilance que lorsque nous atteignons les jardins. Ici, bien que les domestiques restent présents, nous sommes trop éloignés pour qu’ils nous entendent.

Dans un soupir à fendre le cœur, il se laisse tomber sur un banc en pierre, près d’une fontaine.

-Je ne pensais jamais revenir ici un jour…

Je m’assoie à ses côtés, silencieuse. Je n’en ai vu que très peu, mais même avec ces éléments, je comprends pourquoi James dit cela. Sa relation avec ses parents est déplorable. J’ai le réflexe de poser ma main sur son épaule, ne sachant que faire de mieux. Il ne le remarque pas.

-Cependant, je ne m’attendais certainement pas à ce qu’il garde les tableaux… murmure-t-il après un silence.

– Les tableaux ?

– Ceux que j’ai peints.

J’écarquille les yeux et James sourit.

 – Tu ne pouvais pas le savoir, fait-il en anticipant mes paroles. J’ai toujours aimé peindre. Il faut dire que c’est l’une des seules activités qu’ils m’autorisaient à pratiquer, en dehors de la chasse…

Je cherche des mots intelligents à répondre mais il me devance, comme si j’avais ouvert, sans le vouloir, un barrage, et que ses pensées coulaient à présent à flot.

-Mes parents et moi n’avons jamais eu une bonne relation. Vivant, ce n’était pas le cas. Tout le monde adorait les futurs héritiers et je n’ai pas fait exception à la règle. Néanmoins, ma mort a changé cette relation. Je suis tombé malade et ai perdu la vie en quelques jours à peine. Ce n’est plus douloureux maintenant, mais mes parents m’en ont toujours voulu. Ils m’ont toujours reproché de les avoir laissés sans héritier, et notre domaine a dû être donné à un lointain cousin. C’est une honte qu’ils n’ont pu supporter, même dans la mort.

Il marque une pause. Je panique, voyant que je suis bien incapable de dire quoi que ce soit qui ne pourrait pas le blesser. Heureusement, il reprend :

-J’ai dû attendre quarante ans avant qu’ils ne viennent me retrouver ici. A l’époque, comme ce monde se construisait encore, je ne les ai pas attendus et j’ai mis la main à la pâte. Quand ils sont arrivés, j’avais déjà enchaîné plusieurs petits boulots, en cachant mon identité. C’est à cette époque que j’ai pris goût au travail. Moi qui ne m’étais jamais spécialement senti utile, je l’étais enfin pour la première fois de mon existence. Malheureusement, les liens de la famille étant plus forts que tout, j’ai dû les suivre, leurs projets étant de reconstruire exactement la même existence que dans le monde des vivants. Après quelques arrangements avec les autorités, ils ont pu reconstruire notre maison et faire à nouveau partie de la haute société. Mais je n’étais pas heureux. Avec eux, je ne l’avais jamais été. Les fêtes ont continué et j’ai tenté de m’accrocher, me disant que la période de liberté était finie, qu’elle n’avait jamais été faite pour durer. Ma seule distraction était de peindre les différents paysages de ce monde. Cependant, lorsque ma sœur est arrivée dans ce monde, quelques années après mes parents, tout s’est disloqué. Même si je ne m’entendais pas très bien avec mes parents, j’arrivais tout de même à cohabiter avec eux. Diana, elle, m’en voulait, et elle avait eu toute sa vie pour nourrir cette rancœur. A cause de moi, elle avait dû se marier à un inconnu pour continuer à vivre une vie « acceptable », clamait-elle pour me culpabiliser. Cette rancœur s’est transformée en haine quand nous nous sommes retrouvés. Ce sentiment a gagné le cœur de mes parents aussi, même s’ils m’ont avoué plus tard avoir toujours eu le même avis que ma sœur. Alors je suis parti. Du jour au lendemain. J’ai pris le strict nécessaire et j’ai quitté mon ancienne existence. Heureusement, à ce moment-là, les Anges cherchaient d’Anciennes Âmes pour s’occuper de Nouvelles Âmes, lors de leur arrivée dans ce monde. Je me suis immédiatement porté volontaire et cela fait maintenant une cinquantaine d’années que j’accompagne de jeunes Âmes comme toi.

Je suis incapable de dire quoi que ce soit. Le passé de James est tellement plus riche que le mien. Je me rends compte que peu importe ce que j’ai pu vivre, je suis incapable de trouver les mots justes. Un immense sentiment d’impuissance m’envahit et, sans m’en rendre compte, je m’affaisse sur moi-même, comme si le poids du passé de James venait peser sur mes épaules.

Pourtant, en un geste, James permet que tout s’envole. Il se rapproche doucement de moi, pose sa main sur ma taille et se penche vers moi. Son souffle chaud me chatouille l’oreille.

-Merci de m’avoir écouté, murmure-t-il. Je n’en demandais pas plus.

En une phrase, il réussit alors à me remplir de bonheur.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.