La roue de l’infortune 3 : La chapka de Mme Bertou

Une poupée, Ariana, ma préférée. Je pleure. Elle vient de tomber dans le lac. Comme Papa. Il va peut-être me la ramener. Je l’ai vu de l’autre côté du lac, un monsieur l’a emmené dedans. Maman dort par terre. Je pense que je vais sauter aussi. Ambroise arrive vers moi en courant. J’ai l’impression qu’il pleure, qu’il a peur aussi. Il m’entraîne dans le lac quand un bruit sourd provient de loin derrière nous. Je n’ai rien vu, ça tombe bien, j’ai toujours eu peur des feux d’artifices.

            Je me réveille avec un sursaut, essoufflée, en sueur, mais heureuse quand-même. C’est la première nuit où je ne rêve pas de celle dans la forêt. La mort de mes parents n’est pas plus joyeuse, mais avec les années j’ai fini par m’y habituer.

            Je regarde l’heure, il est beaucoup trop tôt. Au moins, j’aurais le temps de continuer ma série du moment, c’est Lucifer sur Netflix. Il y a beaucoup d’épisodes, mais l’avantage est que dans chacun se déroule une nouvelle enquête en plus de la trame générale. J’ai toujours aimé les séries comme ça, comme Mentaliste, enfin, Simon Baker m’a énormément motivée aussi, mais en tout cas j’aime ce genre de scénarii. Et c’est ainsi que mon frère me trouve, sur le canapé à user de sa télé. Il regarde parfois avec moi, je cite : « je ne regarderais pas ça de moi-même, mais tant que je suis là, eh bien ce n’est pas mauvais », je pense plutôt que c’est surtout le côté historique et mythologique qui l’intéresse, comme d’habitude.

            On arrive à son bureau plus tranquillement que la dernière fois, aucune affaire particulière ne va nous speeder pour l’instant, pas encore d’enquêtes pour aujourd’hui. On va donc faire la paperasse, et je dis bien on, car bien-sûr, tant que je suis là, je dois me rendre utile. Je signe d’ailleurs une espèce de décharge, de confidentialité ou je ne sais quoi, pour assurer ma présence ici, chose qui d’ailleurs me rassure, je ne me sens pas prête à être seule encore. J’ai mis en pause mes études il y a un petit moment, pour prendre des vacances, je ne pensais pas vivre tout ça, mais on peut dire que ça tombe au bon moment, je ne rate rien d’important.

            La matinée se fait longue. Il pleut. D’ordinaire, j’aime la pluie, mais beaucoup moins quand il pleut des cordes avec ce froid polaire. Constance a convaincu son frère de nous livrer à manger, alors sa silhouette trempée fait soudain irruption dans le commissariat. Mon frère se lève pour aider Constance à tout récupérer, mais Oscar a l’air d’être froid à son égard. Je me lève à mon tour pour le saluer.

– Salut, c’est Daphné, tu te souviens de moi ?

– Oui, évidement, comment oublier ce visage !

            Je crois qu’il a essayé de me draguer. Je souris, ne sachant pas trop quoi faire. Ce n’est que la deuxième fois que je lui parle, ça m’angoisse ces choses-là ! La mine de mon frère se renfrogne.

– Oscar, Daphné est ma sœur.

            L’expression de celui-ci change à son tour, il a l’air presque déçu. Il jette un regard noir vers mon frère, qui s’éclaircit à nouveau en revenant vers moi.

– Eh bien, lance-t-il d’un air taquin. Ça ne la rend que plus belle, c’est le charme incroyable de votre fratrie qui doit envoûter la mienne !

            Je regarde mon frère sans comprendre tandis que Constance, qui n’avait encore pas parlé, se contente de souffler fort en levant les yeux au ciel et m’entraîne vers la salle à manger.

– Laisse tomber, me glisse-t-elle. Mon frère dit n’importe quoi !

            Le repas dégusté puis ingurgité, chacun retourne à son bureau. Je retourne assister mon frère dans son travail, traduction : « Daphné va à l’imprimante », « tiens, va donner ça à Constance, et ça à Kali, ah non, mince c’est son jour de repos, ben pose ça là ». Il doit penser que je suis sa secrétaire. Je reviens justement du bureau du commissaire avec une idée en tête. En voyant ma tête, mon frère lève un sourcil, et de manière si prononcée que c’est déjà une caractéristique de sa personne.

– Tu devrais me payer !

– Quoi ?

– Ben, je te la joue secrétaire depuis ce matin, je devrais mériter un salaire !

–  La grosse blague. Je t’héberge chez moi depuis trois jours, je te nourris, te supporte, t’apporte de l’eau et de l’électricité, t’ai déjà hébergé et pourvu à tous tes besoins pendant une dizaine d’années, t’ai acheté cette robe que tu aimes tant alors que ce n’était pas une occasion, ai cédé à tes caprices d’enfant, t’ai emmené à l’école, ai commencé à travailler le soir dès le collège pour qu’o,n gagne de l’argent, ai veillé sur toi toutes ces années, ai changé tes couches…

– Je pense que ça ira, pas besoin de salaire…

            Une furie entre au commissariat. Enfin non, plutôt une vieille dame, toute pomponnée, bien habillée mais avec les cheveux en bataille. Elle est essoufflée mais continue sa petite course jusqu’à nous. Mon frère a l’air de déjà la connaître puisque je le vois souffler.

– Madame Bertou, que vous arrive-t-il encore ?

– On m’a volé ma chapka !

            Je ne peux m’empêcher un gloussement tandis que mon frère souffle à nouveau.

– Vous voulez qu’on courre après le voleur ?

– Oui ! crie cette madame Bertou avant de se calmer. Enfin pas comme ça mon grand, je vais tout vous expliquer. Puis-je m’asseoir ? Oh quelle jolie fille nous avez-vous ramené là ? Vous savez pourtant que je vous aime avec la petite b…

– Je vous présente ma petite sœur, Daphné.

– Elle est bien belle, bienvenue ici, oui, je me permets de vous le dire, ce commissariat est comme ma deuxième maison !

            Je jette un coup d’œil à mon frère.

– Mme Bertou est une ancienne chanteuse d’opéra qui vient nous voir plusieurs fois par semaine depuis que son mari est mort et qu’on est passés enquêter chez elle. Elle ne veut pas le dire mais je suis sûr qu’elle en pince pour notre cher commissaire si musclé !

– Je ne vous permets pas jeune homme ! gronde-t-elle en mimant de le taper avec sa canne devant ses rires. Je viens prendre soin de ces messieurs dames, leur apporte tantôt à manger le midi, ou un petit goûter de la boulangerie !

– Elle vient aussi nous demander de l’escorter à sa sortie piscine du jeudi puisqu’elle a peur de ce quartier, de réparer son lavabo, de l’aider à envoyer un mail à sa fille, bon, elle trouve toujours une excuse pour traîner ici.

– Cette fois-ci, elle est justifiée !

            Mon frère acquiesce et commence à l’interroger, devenant plus sérieux.

– Alors, je me promenais dans la rue du marché, et tout d’un coup, un homme masqué me vole ma chapka, vous savez laquelle ! Ma préférée, la rouge avec les pierres dessus !

– Sacrilège !

– Ne vous moquez pas jeune homme, c’est une petite fortune, je pense que la plupart des pièces sont des fausses mais c’est bien un vrai rubis au niveau du front ! C’est un cadeau qu’on se partage depuis des générations !

– C’est donc là que vient votre passion pour les chapkas !

– Évidemment. Voilà celle de secours, je l’ai tricotée moi-même !

            Elle me brandit sous le nez une espèce de bonnet qui enveloppe les oreilles, robe bonbon, en laine fine. Je suppose que c’est à moi qu’elle le montre puisqu’elle le positionne sur sa tête après que j’ai acquiescé.

– Mais bon, je crois le reconnaître, mon voleur ! C’est un gamin un peu basané qui habite pas très loin de chez moi et qui planifiait son vol j’en suis sûre ! Il traîne toujours devant chez moi avec ses petits copains agressifs !

– Attendez Madame, la raisonne mon frère. Nous allons faire un petit tour près de chez vous pour trouver cet enfant et nous verrons bien. Êtes-vous sûre que c’est lui ? Vous avez pu voir son visage alors qu’il était masqué ?

– Oh non, tout s’est passé si vite ! Mais je pense bien que c’est lui, il était habillé pareil !

– Et comment ?

– Eh bien, tout en noir. Un de ces hauts à capuche miteux avec un legging de sport comme je mets à la marche nordique !

– Je pense que lui n’appellera pas ça comme ça, c’est un jogging Mme Bertou !

– Ah, bien. Mais vous pouvez m’aider ?

– Allons-y !

            Mon frère m’envoie évidemment prévenir le commissaire puis nous partons tous les trois en escapade vers la maison de cette femme. Elle a insisté pour qu’on prenne la voiture personnelle de mon frère, pour ne pas « faire fuir le criminel devant les forces de l’ordre ».  Nous arrivons bientôt devant sa maison. Elle habite un petit pavillon très chaleureux le long d’une place, au bout d’une allée bordée de maison.

– Madame Bertou, vous habitez dans un quartier résidentiel, c’est normal que des enfants jouent dehors, surtout sur une place !

– Je sais ! Mais ils font toujours tout pleins de gestes devant ! J’ai très peur vous savez, quelquefois, je ne suis pas allée à mon évènement mensuel de loto tellement j’avais peur de sortir de chez moi !

– Je le reconnais, nous sommes en situation de crise, rit mon frère.

            Nous sortons de la voiture et marchons un peu dans la rue, Mme Bertou s’approche de moi à petits pas et m’attrape le bras.

– Voulez-vous bien m’aider à marcher, d’ordinaire c’est votre séduisant frère qui m’aide mais je voudrais vous connaître un peu plus. Que faites-vous ici alors ?

            Je me mets alors à lui raconter mes études, mes balades en forêt, l’autre soir, l’homme pendu, et puis la mort de cette femme l’autre jour. Mme Bertou m’écoute d’une oreille attentive et réagit à mes histoires. Elle s’arrête et pose sa main sur ma joue.

– Vous ne vivez pas un moment de votre vie très facile ma petite, si vous avez besoin de moi je serais là, que ce soit pour pleurer, discuter, ou faire des crêpes, et dieu sait que je fais des bonnes crêpes ! Votre frère aussi d’ailleurs !

            Je la remercie gentiment. Étant donné son comportement, je pense qu’elle est au courant de notre statut d’orphelins et même si mon frère ne m’en a pas parlé – il ne me raconte déjà pas grand-chose, elle doit bien le connaître et il a dû passer du temps chez elle. Je l’ai bien vu, mon frère connaît très bien son adresse, et c’est lui qu’elle est allée voir en arrivant. Je n’ai pas connu mes grands-parents alors la perspective de pouvoir passer du temps avec elle m’enchante étonnamment. Je crois que j’aurais bien besoin de cette petite crêpe-party !

            Soudain, elle sursaute et nous interpelle vivement en direction d’un petit chemin entre deux maisons. Là sont assis par terre un petit groupe de garçons et quelques filles, avec des feuilles dans les mains. Elle a l’air très épouvantée en les voyant, et nous pointe du doigt un jeune au sweat violet et aux cheveux mi-longs. Il se lève poliment pour nous saluer.

– Tout va bien monsieur l’agent ?

            Je me retourne étonnée, n’ayant toujours pas remarqué que mon frère était en uniforme. Je me demande ce qui peut faire peur à Mme Bertou en ce jeune. Celle-ci continuait de le pointer avec horreur, au bord de la crise de panique.

– Et bien, dit mon frère calmement tandis que j’emmène Mme Bertou à part pour qu’elle se détende un peu. La dame qui est venue avec nous nous a dit que vous lui aviez volé sa chapka.

            A l’énonciation de son dernier mot, le groupe pouffa de rire. Seul le jeune debout reste sérieux. Il enjambe son groupe et s’avance vers nous lentement.

– Je suis désolé mais je ne vois pas de quoi vous parlez, je suis resté ici depuis ce matin avec mes amis, ils pourront en attester.

            Je m’avance à mon tour, laissant Mme Bertou faire ses exercices de respiration devant le mur d’un maison à l’entrée du chemin, d’où elle ne nous voie plus.

– Ça ressemble à peu près à ce que porte la dame, c’est comme un gros bonnet d’hiver, qui redescend jusqu’aux oreilles sur le côté. Celle qu’elle a perdu était rouge, avec des pierres dessus au niveau du front.

            J’illustre mes explications en mimant la forme du chapeau. Je peux voir dans le regard de mon jeune interlocuteur qu’il ne voit pas de quoi je parle, je vois qu’il n’a rien fait. Je le vois dans ses pupilles, merci aux cours sur l’étude du comportement. Je vois une forme d’innocence, il a même l’air de vouloir m’aider. Mon frère se recule pour voir ce que fait Mme Bertou, que l’on entend plus depuis un moment maintenant. 

– La propriétaire pense que c’est vous, voilà pourquoi nous sommes ici. Elle dit que vous traînez devant chez elle souvent, que votre groupe lui fait peur…

– Oh non, madame, euh enfin voilà, je suis désolé, c’est juste que nous nous sommes toujours un peu posés ici, on ne pensait pas l’effrayer ! On se pose ici en rentrant des cours. Et, pour ce qui est du chapeau, eh bien nous avions remarqué qu’elle aimait les chapeaux, elle en a toujours un différent, mais nous n’avons jamais eu l’idée de lui en voler un ! Ils ne sont même pas beaux en plus. Vous me croyez hein ?

            Je souris. Il respire enfin.

– Oui, je te crois. Par contre, il faut toujours que l’on trouve son chapeau.

– Il va peut-être également falloir qu’on vous interroge au poste, pour clarifier tout ça, ajoute mon frère. On ne prendra pas tout le monde dans la voiture par contre, toi seul viendra, tes amis pourront te rejoindre là-bas. Comment tu t’appelles ?

– Gaëtan, je m’appelle Gaëtan.

– Super, allons-y, et ne t’inquiète pas, si tu n’as rien fait, tout se passera bien pour toi.

            Gaëtan n’a toujours pas l’air rassuré mais monte tout de même avec nous. Mme Bertou nous refait un petit pataquès pour monter à l’avant, et ainsi être le plus loin possible du jeune dans la voiture, nous n’avons accepté que cela, refusant ses idées de le mettre dans le coffre, dans une cage, ou encore simplement le menotter. Nous n’en aurions eu aucune utilité, Gaëtan s’est montré très coopératif, et je pense qu’il est suffisamment effrayé pour ça et mon frère est d’accord avec moi.

            La déposition prise, la journée a eu le temps de se terminer et mon frère l’a redéposé chez lui, en lui disant de revenir demain, pour refaire un point. Nous ramenons ensuite Mme Bertou chez elle, et sans surprise, elle nous invite à dîner.

            Elle nous conduit jusqu’à sa cuisine et sort un saladier couvert d’un torchon. Elle nous explique que grâce aux conseils de son défunt mari boulanger, ils ont élaboré une pâte à pizza qu’ils préparent eux-mêmes. Donc dans ce saladier se trouvent plein de boules de pâte à pizza faites maison. Elle nous sort avec tout plein d’ingrédients tels que du jambon, du fromage, bref de la garniture à pizza. Elle étale trois boules et nous en donne une à chacun pour en faire ce que nous voulons.

            Je trouve ça très mignon. Elle veut nous mettre à l’aise par rapport à la nourriture, on choisit ce qu’on mangera, même si d’une certaine manière, on mange la même chose. C’est encore une preuve qu’Ambroise a passé du temps ici, j’en suis sûre. Il est si compliqué pour manger, mes goûts passent inaperçus grâce à lui, mais je sais que ça n’a jamais été facile pour lui de manger chez d’autres gens. Cette femme a su le mettre à l’aise. Je le vois dans son coin avec sa pizza quasi vide, avec si peu de fromage dessus qui ne sert qu’à faire tenir le chorizo, il ne supporte pas le fromage fondu de base, mais sans ça, la viande ne tient pas sur la pizza, il a du faire des concessions.

            Le repas prêt, nous mangeons sur le canapé, devant la télé. Je n’ai pas trop compris le nom de son feuilleton, c’est l’histoire d’un médecin légiste qui entend ce que disent les cadavres, et qui aide donc la police à résoudre des meurtres. Tout ça ne nous sort pas du quotidien.

            Une fois l’épisode fini, mon frère insiste pour qu’on regarde la fin de Lego Master, je le reconnais bien à ça. C’est un concours de construction Lego, une autre passion de mon frère. Je dois le reconnaître j’adore aussi, même si, petite je n’avais pas la patience de les construire, ce qu’il faisait à ma place avec joie. Dans le concours ce soir, ils doivent construire une tour une autre chose haute de leur choix, mais elle doit être remplie de ces toutes petites pièces de un – celles qu’on a toujours en trop ou qu’on oublie par terre avant de marcher dessus – fluorescentes ou colorées, pour qu’elles soient cassées par une boule de bowling. Celle qui s’explose de la manière la plus spectaculaire gagne. Voilà un thème qui va crisper mon frère, en effet, il est entré en débat avec Mme Bertou sur l’horreur que lui provoque cette destruction si barbare de legos, tandis qu’elle lui explique que c’est de l’art, et que les constructions sont détruites après dans tous les cas.

            Mes pieds sont nus dans l’herbe, j’ai déjà enlevé mes chaussures. Je veux sentir la nature. J’aime son odeur, ses couleurs et sa beauté, son humilité. Ambroise me rejoint en courant et se jette dans le lac, il a gardé ses chaussures, même pour sauter, il adore l’eau, mais pas l’herbe. Moi, au contraire, je joue avec les fleurs. J’ai trouvé des pâquerettes alors je joue avec, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie quand j’entends un bruit parmi les buissons. Je sursaute d’un coup. Mais c’est avec joie que je vois un petit écureuil s’approcher de moi.

            Il est clair, presque caramel. Je les ai toujours préférés en été, plus clairs comme ça, même si, peu importe la couleur, je les ai toujours adorés. Avec son petit museau blanc retroussé, ses oreilles toutes mignonnes et son regard perçant, il avance doucement, les yeux fixés dans les miens. C’est une créature très précautionneuse, elle ne me fait pas encore confiance. L’écureuil n’est pour moi pas comme les autres rongeurs, il est si majestueux, à pouvoir se dresser sur ses deux pattes, avec sa longue queue relevée et poilue comme ces pompons qu’on met sur les porte-clés.

            Il s’avance vers moi, mais pas directement, sa trajectoire est courbée, il est encore très méfiant. Je me rappelle que j’ai un cadeau pour lui. Du moins, quelque chose qui pourrait l’intéresser. Je plonge doucement ma main dans ma poche pour attraper les glands que j’ai ramassés sous les chênes tout à l’heure. Je voulais les prendre pour ma dînette, faire une soupe aux fleurs, mais je préfère encore nourrir ce petit être qui avance encore vers moi en zigzagant. Je tends ma main remplie et il fait un petit bon pour se poser devant moi.

            Il lève la tête une dernière fois, me toise de son regard si perçant, mais doux à la fois, puis attrape furtivement un des glands. Il l’inspecte, puis en prend un deuxième qu’il fourre dans sa bouche. Je peux imaginer qu’il les a aimés puisqu’il me vide la main avant de partir en courant.

            Je suis un peu triste qu’il soit parti si vite, j’aurais voulu le voir une dernière fois, observer son pelage sous le soleil, et le caresser peut-être. Je jette un coup d’œil à mon frère qui avait observé toute la scène. Je sais qu’il apprécierait les animaux, mais il en est beaucoup trop effrayé pour. Je tourne la tête dans l’autre sens, espérant peut-être l’apercevoir entre les branches. Mais rien, je ne vois personne. Et puis soudain, franchissant les feuilles à vive allure, mon nouvel ami me rejoint avec une jolie fleur dans la bouche qu’il dépose dans le creux de ma main, tandis qu’il me laisse le toucher de l’autre. Et c’est enfin, après un petit au revoir, qu’il retourne chez lui, auprès de sa famille peut-être.

            Les branches sont assez sombres. Le soleil se couche, les derniers rayons illuminent mes yeux. Je distingue pourtant des ombres se rapprocher de moi. Je tente de reculer, mais mon corps est paralysé. Je ne peux plus bouger. Mon souffle se coupe. Je ne vois plus que deux points bleu ciel, entourés de soleil. Mais on m’attrape. Je ne vois plus rien. Tout à coup, je me réveille enfin.

            Mon réveil a dû secouer autour de moi car j’entends déjà le son de voix me demandant comment je vais. Je reprends doucement mes esprits. Je m’étais endormie sur l’épaule de mon frère, devant la télé, chez Mme Bertou. Tout va bien, je ne suis pas seule, ni attaquée.

– Allez viens, me glisse Ambroise en chuchotant. On rentre à la maison.

            Le trajet se fait silencieux, je manque de me rendormir. C’est ce genre de moments où l’on rêve de redevenir enfants, lorsqu’on était assez légers pour que nos parents nous portent jusqu’à notre lit, qu’on peut se permettre de dormir, car on n’aura pas d’efforts à faire plus tard.

            Je me retourne. Sans sursauter. J’ouvre les yeux, doucement, profitant du rayon de soleil sur mon visage. Il est si doux. Ça m’avait manqué. J’ai bien dormi, enfin je crois. Je n’ai rêvé de rien. Je ne m’en souviens pas. Donc, je n’ai pas fait de cauchemar, et ça, c’est une grande nouvelle.

            Mes draps sont encore chauds, mon oreiller est moelleux, seul le soleil m’empêche de me rendormir. Mais ce n’est pas grave, j’ai déjà bien dormi, et je me suis bien réveillée. Après tout, j’ai aussi passé une super soirée, et j’y ai dormi, rêvé, et même fait un cauchemar. Pas un gros, mais presque, je ne l’ai pas oublié pour autant. Je ne veux pas sortir encore, je n’entends pas mon frère ni la télé, alors je suppose que je suis la première levée.

            J’entends tout à coup un grands fracas à travers la maison. Je sors doucement de mon lit. J’entends la porte d’entrée s’ouvrir. Qui est là ? On nous a suivis ? Ils savent qu’ils font irruption au domicile d’un officier de police au moins ? Qui peut se permettre de faire ça ?

            Je m’avance un peu et vois la porte de la chambre de mon frère ouverte. Tout de suite, j’imagine le pire. Mes yeux et oreilles sont embrumés par la peur. Je marche doucement, je ne veux pas être repérée. J’entends des voix, des voix fortes. Celle de mon frère, il crie. Et un autre, qui crie aussi. Celle d’une femme.

            Je prends mon courage à deux mains, et entre. Sur le lit de mon frère se trouve une énorme pile de vêtements, ses placards sont ouverts. Il y a également des affaires au sol. Je ne vois personne dans la pièce. Je plisse les yeux et essaie d’inspecter autour de moi.

            Mes yeux rencontrent ceux de Constance. Constance ? Je sursaute.

– Coucou, désolée, je ne voulais pas te faire peur… Seulement, il est déjà dix heures et Mme Bertou vous attend au poste. Je me suis inquiétée et suis venue voir, pour découvrir ton frère au pays des rêves…

– Alors elle a décidé de me jeter mes vêtements à la figure car elle était choquée de voir que je dormais sans t-shirt, râle mon frère en émergeant de sous la pile de vêtements sur son lit. Mais c’est bon, je suis réveillé, je vais m’habiller, mais sortez de là d’abord !

            Nous sommes éjectées de la pièce par des coussins. Je conduis Constance dans la cuisine où nous préparons une espèce de petit déjeuner rapide, et elle se prépare un bol pour elle aussi. Mon frère nous rejoint enfin après que nous ayons mangé. Il nous regarde en soufflant, on le lui avait rien préparé. Et c’est sous nos rires qu’il prend une cuillère pour manger directement les céréales dans le sachet, sans lait.

            Une fois prêts, nous montons dans les voitures en route pour le commissariat. Mme Bertou est déjà assise sur la chaise devant le bureau de mon frère. Seuls ses cheveux ne sont pas roses, elle a assorti ses chaussures, sa robe, sa veste ainsi que sa chapka et même son maquillage, c’est une femme très pointilleuse. Elle nous salue d’un sourire.

– Que faisons-nous aujourd’hui ? On arrête le gamin ?

– Non, la calme mon frère. Gaëtan devrait arriver d’une minute à l’autre pour re-témoigner et on partira à la recherche de votre chapka.

            Elle acquiesce quand le jeune d’hier entre doucement dans le commissariat. Mon frère lui fait signe et il nous rejoint en traînant des pieds. Je joue mon rôle d’assistante en lui apportant une chaise que j’espace le plus possible de Mme Bertou pour le bon déroulement de l’entretien.

            Sous le regard perçant de Mme Bertou, Gaëtan nous raconte qu’il est dans un club de théâtre avec ses amis, et qu’ils répètent ensemble sur la place devant chez elle, voilà pourquoi ils faisaient parfois des grands gestes. Je savais bien qu’ils n’avaient rien fait de mal, et d’ailleurs, il était en cours avec ses amis lorsque Mme Bertou a perdu sa chapka. Celle-ci peut faire preuve de tant de bienveillance comme je l’ai vu hier soir, je ne comprends pas pourquoi elle est si intransigeante avec lui, elle a l’air de ne pas croire un mot de son discours.

– Ne t’inquiète pas, me glisse mon frère. Elle est comme ça, si elle n’aime pas quelqu’un, c’est bien rare qu’elle change d’avis. Elle est du genre grave têtue.

            Je ris légèrement, mais je reste triste pour ce pauvre jeune qui se fait fusiller du regard d’une manière qui serait presque qualifiable de violente alors qu’il est innocent, et que, nous les savons tous, oui, je suis sûre que Mme Bertou le sait aussi.

            Ambroise décide donc qu’on se rende sur les lieux où elle a perdu sa chapka, si on retrace son chemin, nous aurions peut-être d’autres pistes.

            Devant le commissariat nous attendait toute la petite bande qui se porte volontaire pour nous accompagner dans nos recherches, en plus de mon frère, Constance, Kali, un homme que je ne connais pas, Mme Bertou et moi. C’est sur la grande place, là où se tenait hier le marché qu’elle nous arrête car c’est là qu’elle a perdu la trace de son précieux chapeau. On se divise par groupe de deux pour fouiller la place.

– C’est qui l’homme là ? je demande à mon frère en pointant celui que je ne connais pas dans le groupe.

– C’est le commissaire Michel, tu ne l’avais jamais vu ?

            Je secoue la tête.

– Pourquoi sommes-nous autant pour faire ça ?

– Eh bien, peut-être que beaucoup s’ennuyaient alors ils sautent sur l’occasion pour sortir se balader, ou alors ont-ils peur des coups de bâton de Mme Bertou s’ils ne lui viennent pas en aide, ce qui est beaucoup plus probable.

            Il part en riant rejoindre son binôme, Constance. Kali se dirige vers moi, ne voulant pas rester avec le commissaire tandis que Mme Bertou au contraire avance vers lui le sourire aux lèvres. On la regarde lui parler mielleusement.

– Elle ne doit pas bien le connaître si elle pense qu’il est correct avec les femmes…

– Tu as dit quoi ? Je tourne la tête vers elle pour croiser ses yeux bleu ciel fixés sur moi.

– Rien, Michel n’est pas mon meilleur ami, et si tu veux un conseil, ne t’en approche pas non plus !

– Oh, je n’avais pas prévu de…

– Allez, cherchons ce fameux bonnet.

            Nous sommes de corvées de pots de fleurs. Après n’avoir vu que des araignées et, malheureusement, un rat, nous perdons espoir et rejoignons les jeunes qui regardaient un peu partout. Nous ne sommes pas les seules à faire chou blanc puisque Mme Bertou revient vers nous. Elle s’assoie sur le banc et attend, visiblement contrariée.

– Tout va bien Mme Bertou ? je demande.

– Oui, oui, je vais bien, ne vous inquiétez pas. Mais disons que je ne veux plus rester si longtemps avec votre commissaire. C’est votre frère mon préféré ! Où est-il d’ailleurs ?

– Il n’est pas revenu, ils sont partis avec Constance …

– Ah, celle-ci est bien sympathique, et je suppose qu’ici, personne n’a rien trouvé !

– Vous savez, hier il a pu s’envoler, et quelqu’un l’aurait rattrapé, et ramené à un magasin. On devrait aller voir !

            Kali ne paraît pas très enthousiaste et décide de rester sur le banc tandis que Mme Bertou et quelques jeunes m’accompagnent dans les magasins qui bordent la place. Ils n’ont décidément rien vu, mais je ne perds pas espoir. Il ne nous reste maintenant que l’office de tourisme.

– Oh, une chapka rouge vous dîtes, répète l’hôtesse. Je crois visualiser ce qu’est qu’une chapka, j’ai quelque chose du même genre qui nous a été apporté hier matin, attendez-moi ici.

            Le visage de Mme Bertou a l’air de se détendre enfin. Et, lorsque l’hôtesse revient avec dans les mains ce qui ressemblerait bien à l’idée que j’avais de cette fameuse chapka rouge, elle saute de joie. Je ne pensais pas voir une vieille dame sauter comme ça un jour.

– C’est bien la mienne, merci beaucoup mademoiselle, le remercie-t-elle avant de se tourner vers moi. Et merci à vous Daphné, c’est grâce à votre idée qu’on a retrouvé mon chapeau et non à votre fricoteur de frère !

– Fricoteur ?

– Oh, c’est un sacré personnage, mais bon, allons lui annoncer la bonne nouvelle ! Appelle-le.

            Je sors alors mon téléphone et tente de l’appeler mais il ne répond pas, ce n’est qu’après plusieurs essais qu’on me décroche. C’est Constance qui répond.

– Où êtes-vous ? Mon frère va bien ? Pourquoi tu as son téléphone ?

– Oh, ne t’en fais pas, on est rentrés au commissariat car ton frère avait envie d’aller aux toilettes, tu le connais, c’est un grand pisseur ! Ah, le voilà, tiens, c’est ta sœur…

            J’entends mon frère lui prendre le téléphone.

– Tout va bien ?

– Oui, on a retrouvé la chapka, on arrive.

– Elle est intacte ?

– Oui, ne t’inquiète pas Mme Bertou est en train de l’inspecter minutieusement, rien ne manque !

– Parfait, vous nous rejoignez alors.

– Oui, à tout de suite !

            Je raccroche et nous partons en route vers le commissariat. Je vois Mme Bertou s’approcher lentement de Gaëtan, je me rapproche à mon tour pour essayer d’écouter leur conversation, de façon discrète si je le peux.

–  Alors comme ça vous faites du théâtre avec vos amis…

– Eh bien, oui. Je suis désolé si nous vous avons effrayée.

– Ne vous en faîtes pas, je n’y pense plus. Vous savez, je suis une vieille femme très seule, alors parfois, je peux avoir des préjugés très vite, et être un peu paranoïaque. Mais attention, ne leur répétez pas, sinon ils vont me prendre pour la vieille folle qui crie aux malheurs !

            Il rie.

– Madame …

– Oh, appelez-moi Rosie !

–  Alors, Rosie, vous avez fait déplacer une grande partie d’un commissariat pour retrouver votre chapeau, je pense qu’ils ont déjà cette idée de vous en tête.

            Elle rie à son tour.

– En tout cas, si un jour, avec vos amis il fait froid, il pleut, ou que vous avez faim, n’hésitez pas à toquer à ma porte, je serais là !

– Oh, merci beaucoup.

– Vous savez, j’ai bien connu le théâtre, j’étais chanteuse d’Opéra alors j’ai joué et chanté pendant des années, je pourrais vous aider à vous entraîner, et vous préparer un bon goûter.

            Je suis contente de la voir comme ça, bienveillante. Elle a dû se rendre compte qu’elle était allée trop loin, mais ce qui est super, c’est qu’elle a reconnu son erreur, et est venue s’excuser à sa manière.

            Nous arrivons vite au commissariat où mon frère et Constance nous attendent à son bureau. Les enfants repartent de leur côté ainsi que le commissaire dans son bureau, seule Kali reste avec nous.

– Alors, taquine Ambroise. Il s’était bien envolé votre chapeau !

– Oui.

– Ça s’est bien passé avec Gaëtan ?

– Oh oui, je réponds à la place de l’intéressée. Elle s’est même excusée auprès de lui !

– Je n’y crois pas !

            Il fait exprès d’accentuer sa surprise et Mme Bertou menace de le taper en brandissant sa canne en l’air. Il se lève alors, la surplombant de son format frigo, il lui tape doucement sur la tête pendant qu’elle le fusille du regard.

– Oh Rosie, vous n’allez tout de même pas menacer un officier de police dans l’exercice de ses fonctions ! Vous n’oseriez pas ?

– Oh jeune homme, je vous tape si je veux ! Je suis une vieille dame que vous osez importuner, vous savez, ça peut être méchant une vieille dame !

            Ils rigolent tous les deux alors qu’elle mime de le frapper de sa canne.

– Allez, c’est trop de plaisanteries pour moi. Mais bon, pour vous récompenser, je vous ai fait des cookies!    

Elisa