Introduction :

Comment penser l’articulation du psychisme et du social ? La question de l’articulation du psychisme et du social a été une question centrale de certains courants de la psychologie ou de la sociologie. Pourtant cette question et les réponses qui lui ont été proposées sont restées minoritaires.

L’objectif de ce texte est de formuler des pistes de réflexion concernant cette question sous un angle ni psychologique, ni sociologique, mais sous l’angle philosophique à savoir en croisant psychologie philosophique et théorie sociale critique.

1- La psychothérapie dominante.

On appellera dans ce texte « psychothérapie dominante » les courants dominants de ce champ aussi bien les thérapies cognitivo-comportementales que les thérapies d’inspiration psychanalytique, alors même qu’on tend à les opposer.

Pourtant ces deux approches, qui sont le plus souvent opposées, partagent un présupposé commun fondamental qui est source de rapports sociaux de domination :

– la souffrance psychique subjective a pour origine des caractéristiques intrinsèques au sujet :

a) dysfonctionnements cognitifs (nécessitant une restructuration cognitive) dans le cas des thérapies cognitives

b) conflits intrapsychiques dans le cas de la psychanalyse

– le corollaire de cette affirmation, c’est que les problèmes psychiques, trouvant leur source dans le sujet, ils ne sont pas à chercher dans le fonctionnement social.

2- Les courants dissidents

On appellera ici « courants dissidents » ceux qui ne partagent pas ce présupposé fondamental et qui cherchent à comprendre comment la souffrance psychique peut avoir sa source dans le social :

2.1. Le freudo-marxisme

Ce courant a été représenté entre autres par W. Reich, Psychologie du fascisme de masse, et H. Marcuse, Eros et civilisation.

On peut trouver encore actuellement une influence du freudo-marxisme dans la Critique radicale du Sport (JM Brohm, M. Perelman) qui produit une critique des effets psychosociaux du sport.

Comme son nom l’indique, le freudo-marxisme entend croiser psychanalyse et marxisme.

2.2. La thérapie radicale et en particulier la thérapie radicale féministe.

La thérapie radicale est née dans les années 1970 en Californie. Elle constitue une critique de la psychiatrie dominante et repose sur l’auto-organisation des sujets psychiatrisés. L’une des idées principales consiste à éliminer les « flics » qui sont dans la tête, ce qui veut dire les idées oppressives, d’origine sociale, intériorisée par le sujet.

La thérapie radicale repose sur le principe suivant :

oppression + isolement = aliénation

coopération + conscientisation = libération.

La thérapie radicale féministe se situe dans cette continuité et effectue une critique du traitement des femmes dans la psychiatrie et la psychothérapie dominante :

– elle récuse les diagnostics qui tendent à être statistiquement plus souvent attribués aux femmes comme relevant de stéréotypes sociaux : hystérie, personnalité dépendante, personnalité borderline…

– elle affirme que ces diagnostics conduisent à considérer les femmes comme la source de leurs problèmes, au lieu de les voir comme les conséquences de traumatismes liés à des violences systémiques : violences sexuelles, violences conjugales, sexisme….

– le symptôme n’est pas considéré comme un pathologie, mais comme la conséquence normale d’une agression sociale.

– la thérapie consiste à  développer des réactions face aux agressions qui ne soient pas auto-destructrices, mais qui soient orientées vers l’affirmation de soi.

– l’une des stratégies principales consiste dans l’engagement social afin de transformer les situations sociales d’oppression.

Cette tendance à chercher des solutions collectives aux problèmes psychiques individuels distingue sans doute l’approche de la thérapie radicale des conceptions centrées sur le concept de « résilience » ou les stratégies de « coping ».

Référence : Corbeil, Janine. « Les paramètres d’une théorie féministe de la psychothérapie. » Santé mentale au Québec 4.2 (1979): 63-86.

Extrait :

« Les objections des féministes à la thérapie traditionnelle sont les suivantes :

1. Elle vise à ajuster les femmes à leurs situations injustes plutôt qu’à les aider à se révolter contre ces situations sociales injustes.

2. Elle fait de conflits créés par l’injustice économique et sociale un problème intrapsychique uniquement. Hurwitz (1973) dit en insistant sur l’origine intrapsychique de tout conflit, «la psychothérapie retourne la femme à elle-même et contribue à augmenter le conflit et la névrose» .

3. Elle reproduit le modèle médical et autoritaire. Le thérapeute (la plupart du temps un homme) dans la thérapie traditionnelle est vu comme l’expert et l’autre (la plupart du temps une femme) comme la patiente qui subit le traitement. Ceci contribue à augmenter l’impression chez la «patiente» qu’elle n’a pas les ressources nécessaires pour résoudre ses problèmes.

4. Le thérapeute encourage la personne à parler de ses problèmes ce qui la maintient dans sa passivité débilitante plutôt que de la mobiliser dans l’action. »

2.2.1. Queer therapy.

Dans le même courant d’idée que les thérapies radicales féministes, émerge les thérapies queer :

« Ces avancées politiques ont donné naissance à la gay affirmative therapy qui postule que les thérapeutes (particulièrement les thérapeutes hétérosexuel/les) qui accueillent des patient/es LGBTQI doivent connaître des éléments spécifiques de la vie des personnes non-hétérosexuelles (en l’occurrence les questions de discrimination, le coming out et ses enjeux, les insultes, l’homophobie intériorisée, l’éventualité d’un rejet familial), afin de les accompagner aux mieux et de les aider à s’affirmer dans leur vie quotidienne. » (Tiphaine BESNARD-SANTINI, USAGES ET MÉSUSAGES DES THÉORIES DU SEXUEL DANS LE DISCOURS ET LA CLINIQUE « PSY » EN FRANCE CONTEMPORAINE, Thèse de doctorat en sociologie, 2015)

2.2 .2. La thérapie radicale féministe et le psycho-trauma

Dans la psychothérapie dominante, les situations traumatiques n’étaient pas considérés comme la réelle cause de l’effondrement psychique des personnes. En effet, l’argument qui était donné, c’était qu’un même évènement traumatique n’avait pas le même effet sur tout le monde. Certaines personnes allaient le surmonter, tandis que d’autres personnes s’effondre.

La thérapie radicale féministe met au contraire en avant le caractère statistique des atteintes psychiques liés à certains types d’agressions – comme les viols – pour mettre en lumière le fait que se remettre spontanément d’une situation traumatique est plutôt l’exception que la règle.

Dans ce cas, c’est plutôt la résilience spontanée qui doit être expliquée – grâce à des facteurs de résilience spécifiques – que les multiples atteintes psychiques qui découlent du traumatisme.

2.3. La sociologie clinique

Vincent de Gaulejac dans La névrose de classe a proposé une approche qui articule la sociologie bourdieusienne des classes sociales et la psychanalyse.

Il s’intéresse, à travers la notion de « névrose de classe » aux effets psychologiques et à la souffrance psychique entraînée par la mobilité sociale : promotion sociale ou au contraire déclassement social.

L’ouvrage repose plus particulièrement sur l’analyse d’ouvrages auto-biographiques, comme ceux d’Annie Ernaux.

2.4 La psychodynamique du travail

La psychodynamique du travail a été développée par Christophe Dejours. Cet auteur analyse l’effet des organisations du travail sur le psychisme humain en s’inspirant de la théorie psychanalytique. Il s’agit en particulier d’étudier des situations telles que : la dépression liée au travail, les suicides induits par le travail, les décompensation psychiques liées au travail ect…

Cette approche s’oppose aux conceptions positivistes qui insistent sur la notion de « stress ». Le stress au travail fait l’objet d’une mesure objective de type symptomatologique et biologique. A l’inverse, la psychodynamique du travail met l’accent sur une approche clinique basée sur la notion de « souffrance » à partir d’entretiens compréhensifs.

L’approche par le stress au travail peut s’orienter vers l’idée, comme pour le traumatisme, que certaines personnes présentent des faiblesses internes qui ne leur permettent pas de « gérer correctement le stress ». Il s’agit par exemple de leur apprendre des « coping », des stratégies d’action, pour mieux faire face au stress.

Ce qui peut être aussi mis en avant dans les approches dominantes, c’est que les personnes qui effectueraient un « burn-out » en relation avec le travail seraient des personnalités qui présenteraient des déficits d’adaptation, des rigidités mentales (par exemple des personnalités psycho-rigides).

A ce sujet, Dejours met en lumière que ce sont justement les qualités qui les faisaient considérer comme particulièrement performantes dans leur travail qui se trouvent dès lors retournées contre elles pour en faire la cause explicative de la psycho-pathologie.

Au contraire, mettre en lumière le rôle des organisations de travail dans les psychopathologies liées au travail conduit à ne plus faire de faiblesses supposées inhérentes au sujet la cause des pathologies, mais pointer la nécessité de transformer les organisations du travail pathogène.

Dejours, Christophe, and Isabelle Gernet. Psychopathologie du travail. Elsevier Masson, 2016.

3. Conclusion de la deuxième partie :

Il est possible de soulever que les approches qui cherchent à articuler le social et le psychique en psychothérapie sont minoritaires à la différence des courants dominants qui évacuent totalement les effets du social sur le psychisme.

Il faut également noter qu’elles sont sectorielles : oppression capitaliste, oppression des femmes, organisation du travail, mobilité sociale… Elles ne portent que sur une thématique précise. Il ne semble pas exister de théorie d’ensemble.

4. Existentialisme et théorie sociale critique

4.1. La psychologie existentielle et la théorie sociale

La psychologie existentielle présente la particularité d’être un courant de la psychologie qui entretien de forts liens avec la philosophie existentialiste : Sartre, Jaspers, Heidegger, Tillich ect…

Les principaux représentant de la psychologie existentielle sont Victor Frankl, Rollo May, Irving Yalom.

La psychologie existentielle se distingue de la psychanalyse sur plusieurs points. Le premier c’est qu’elle ne recherche pas l’explication du mal-être psychique nécessairement dans le passé du patient, mais qu’elle s’intéresse aux relations « ici et maintenant ».

Elle oriente son approche sur les questions existentielles que posent l’angoisse : projet existentiel du sujet et absence de sens de l’existence ; choix, liberté et responsabilité ; isolement existentiel ; épreuves de l’existence (maladie, mort ect…)

4.1.1. La question sociale dans la psychologie existentielle.

L’angoisse créée par la condition existentielle de l’humain peut être appréhendé en dehors de toute approche sociale.

Néanmoins, on peut observer des éléments de croisement entre la question existentielle et la question sociale (Sarfati, Georges-Elia. « Chapitre 43. Les facteurs socio-historiques de la névrose noogène », , Manuel d’Analyse existentielle et de Logothérapie. Dunod, 2021, pp. 145-148.)

Mais ces éléments nécessitent certainement d’être approfondie par une théorie sociale critique qui permettent de penser les dimensions sociales dans toute leur ampleur.

4.2 Psychologie philosophique existentialiste et théorie sociale critique

Il s’agit maintenant de quitter les approches psychologiques pour s’intéresser à une approche plus spécifiquement philosophique, à partir d’un croisement entre existentialisme et théorie sociale critique. Il s’agit de penser l’articulation entre la conscience existentielle et les conditions sociales.

4.2.1. L’approche existentialiste et les oppressions.

La philosophie existentialiste fournit une analyse des liens entre oppressions sociales et angoisse existentielle. On peut mentionner les sources suivantes :

– Sartre : la figure de l’homosexuel dans L’être et le néant.

– Sartre : la question sociale dans Question de méthode (Critique de la raison dialectique)

– Freire : la question sociale et coloniale dans Pédagogie des opprimés

– De Beauvoir : l’oppression des femmes dans Le deuxième sexe.

– Fanon : l’aliénation du colonisé dans Peau noir et masques blancs par exemple.

La conscience est au prise avec une réification de soi par le social. La subjectivité se trouve confrontée à une situation où le social la catégorise et l’enferme dans un rôle social, dans une définition de elle-même comme être socialement limité, réifié par les préjugés sociaux et des conditions socio-économiques. Se trouve alors interrogé la capacité de la subjectivité à mener une existence authentique définie par un projet existentiel personnel.

La subjectivité face à l’oppression sociale peut être confrontée à deux formes d’aliénation :

– la subjectivité possède un projet existentiel personnel, mais elle se trouve mise en échec dans sa réalisation du fait des conditions sociales. Si la liberté est toujours libre d’essayer, elle ne possède pas la maîtrise de la réalisation de son projet.

– la subjectivité n’a jamais été en possibilité de produire un projet existentiel personnel et se trouve conduite à orienter son existence par un projet hétéronome (parental et/ou social). Dans ce cas, l’effondrement psychique existentiel peut advenir lorsque la subjectivité prend conscience du fait que son existence a été déterminée par un projet hétéronome qui peut se trouver être lui également en échec.

4.2.2. La cage d’acier de la modernité capitaliste et bureaucratique

L’angoisse existentielle peut se manifester également face à la cage d’acier qu’impose le capitalisme (M. Weber), la bureaucratisation néolibérale du monde (B. Hibou), la vie algorythmique (E. Sadin).

L’angoisse existentielle dans la société traditionnelle était liée principalement à la difficulté pour la subjectivité de construire une existence en dehors de modes de vie traditionnel (conformisme social). La subjectivité se voit alors imposé des rôles sociaux rigides.

L’angoisse existentielle dans la société moderne est différente. En effet, en apparence le sujet libéral est libre de choisir son existence. Mais en réalité, celle-ci est soumise à la domination impersonnelle de la rationnalité instrumentale qui domine l’économie, l’administration et la technique moderne (en particulier le numérique).

L’angoisse existentielle se traduit alors par la difficulté de la subjectivité de pouvoir mener une existence qui ne soit pas réduite à la domination de la rationalité technicienne.

4.2.3. La tyrannie des modes de vie.

Cette domination de la rationalité instrumentale se traduit dans les modes de vie quotidiens où l’existence du sujet dans le capitalisme avancé est médiatisée par un ensemble de productions techno-capitalistes (ex : ordinateurs, télévisions, voitures ect…)

Une des formes de l’angoisse existentielle dans le capitalisme avancé est la « solastagie » (ou éco-anxiété) : il s’agit de l’angoisse créé par la crainte de l’effondrement écologique du fait de la civilisation thermo-industrielle capitaliste.

On pourrait aussi s’interroger sur ce qu’exprime la science-fiction en termes d’angoisse existentielle, par exemple à travers la figure des robots (Voir : Capeck, Les robots), le progrès techno-scientifique. Le transhumanisme par exemple se propose ainsi une transformation de la condition existentielle de l’être humain.

Références :

Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste

Ulrich Brand, Le mode de vie impérial

André Gorz, Leur écologie et la nôtre.

Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie