Extrait : Change ton monde (Editions Les liens qui libèrent, 2020)

« Soudain, dans l’obscurité, j’entrevois des silhouettes qui marchent le long de la route. Interrompu dans mes rêveries, je donne un brusque coup de volant pour les éviter. (…) Mais que font ces gens là sur la route. J’ai cru voir des gosses…. (…) Je leur propose de monter à l’arrière, au milieu des caisses d’oeufs vides ». (p.18-19).

(….)

Avoir hébergé ces gens, me chamboula. (p.25)

(…)

« Voir marcher ces gens dérangeait mon petit ego et me mettait face à mes incohérences (…) Le déclic se produisit sur un hasard. En pleine journée, en allant chercher du grain pour mes poules, le croisai une famille marchant le long de la route. Je me dis : « s’il sont encore là quand je remonte, je m’arrête » (p.32) (…)

« Les semaines passaient ma tête brûlait toujours. Jusqu’où m’engager ? Quels risques prendre ? (…) Et là totalement indécis, je n’arrivais pas à prendre une décision définitive ». (p.38) (…)

« Je proposais à une famille érythréenne de les héberger puis de chercher une solution. Ma décision était prise, ma mission serait la plus efficace, mais aussi la plus risquée : les faire passer. » (p.41)

Commentaire :

Dans « Change ton monde », Cédric Herrou présente l’histoire de son parcours relativement à la lutte pour l’aide aux migrants. Après plusieurs poursuites juridicaires, la cour de cassation a reconnu le bien-fondé de son action en l’appuyant sur le principe de fraternité. Cette décision a été considérée comme une remise en cause du « délit de solidarité ».

Cédric Herrou explique dans son texte son parcours atypique : sa mère qui travaille à la protection de l’enfance, son départ jeune en Afrique, sa décision de s’installer vivre dans une ferme….

Dans tous ces éléments, il y a matière à explication pour comprendre la trajectoire de Cédric Herrou. Mais tous ces faits n’épuisent pas la compréhension de sa décision d’aider les migrants.

Bergson parle de l’illusion rétrospective dans Le possible et le réel. Après coup, cela paraissait possible. Mais pourquoi Cédric Herrou et pas d’autres personnes ? Pourquoi a-t-il franchi le pas ? Il y a toujours des explications possibles : tirées de l’histoire personnelle, de la sociologie…

Que nous apprend son récit ?

Le projet existentiel d’aider les migrants ne se produit pas en un jour. Il n’est pas l’effet d’une décision soudaine. Il passe par plusieurs évènements que l’auteur décrit.

Certaines décisions semblent être prises sans hésitations comme la première fois où il prend en auto-stop des migrants, la nuit après avoir manqué de les renverser.

Mais d’autres, semblent impliquer une indécision morale : des doutes, des hésitations… avant de parvenir à prendre une décision.

La situation qui conduit donc au projet existentiel croise plusieurs dimensions : ce que la personne est avec sa trajectoire personnelle et sociale antérieure, la situation en elle-même (être dans une région où il y a des migrants), plusieurs évènements qui vont induire un engagement progressif…

Mais il y a également chez le sujet un ensemble de réflexions, d’hésitations, qui doivent être dépassées. Contrairement à ce que dit Sartre, au sujet du fils qui hésite entre soigner sa mère et entrer dans la résistance, il ne soit pas certain que la décision soit déjà tranchée avant la délibération et qu’un ensemble de faits ne se produisent. Il s’agit sans doutes d’un cheminement plus progressif.

Ce que le livre de Cédric Herrou interroge également, c’est une fois le projet existentiel assumé par le sujet, sa capacité à résister à l’adversité. Car comme le raconte l’auteur dans la suite de son livre, il est confronté à de nombreuses poursuites judiciaires au point d’en avoir le sommeil altéré. Parce que la subjectivité peut faire le choix d’un projet, mais ensuite l’abandonner face à l’adversité rencontrée.

Néanmoins, il y a que toutes nos explications biologiques, psychologiques et sociologiques demeurent insatisfaisantes pour expliquer l’action singulière individuelle. Faut-il supposer que dans un autre monde possible, un Cedric Herrou totalement identique, dans une situation totalement identique, ferait un autre choix. Cela semblerait absolument arbitraire et insatisfaisant pour la raison. Maintenant si nous ajoutons aux causes extérieures, les raisons de la subjectivité, la place de la délibération subjective, il devient possible de comprendre les limites de la démarche explicative.

Il ne s’agit pas de nier le poids de la sociologie explicative, mais de saisir la dimension dans la décision qui échappe à l’explication, entre autres le rôle des interrogations et des raisonnements axiologiques de la subjectivité dans la prise de décision et l’action. Il ne s’agit pas de traiter la subjectivité consciente comme un simple épiphénomène sans pour autant nier le poids des structures en particulier quand les structures objectives ne permettent pas d’expliquer de manière satisfaisante certaines décisions et actions.