Extrait de Gandhi, Mes expériences de vérité (PUF, 2012) :

« Sur le coup de trois heures, la diligence arriva à Pardekoph. Cette fois, le « chef » exprima le désir de s’asseoir à ma place — il avait envie de fumer, et peut-être de prendre un peu l’air. (…) L’affront passait les bornes. Tremblant de crainte et de colère, je lui répondis : « C’est vous qui m’avez désigné ce siège, alors que j’aurais dû m’asseoir à l’intérieur. Je n’ai pas relevé l’insulte. (…) Pendant que je débitais tant bien que mal ce discours, il sauta sur moi et m’appliqua plusieurs gifles, de toutes ses forces. (…) Il était vigoureux ; j’étais faible. (Chapitre IX, Autres mésaventures)

« C’est ainsi qu’il me fut donné d’étudier de près la dure condition des colons indiens, non seulement par la lecture de rapports ou par les récits qu’on m’en faisait, mais grâce à des expériences personnelles. Je me rendis compte que l’Afrique du Sud n’était pas le genre de pays qui convenait à un Indien imbu du respect de soi ; et la question des moyens à employer pour remédier à cet état de chose, devint pour moi un problème de plus en plus absorbant. » (Chapitre XIII, Ce qu’il en coûte d’être un coolie).

«  Je me contentai de dire à Abdoulla Sheth : « Ce projet de loi, s’il est adopté, nous rendra la vie extrêmement difficile. C’est le premier clou dans le couvercle du cercueil. Il nous atteint aux racines de la dignité personnelle. (…) — Il ne saurait être question d’honoraires, Abdoulla Sheth. Le service de la communauté ne peut s’accommoder d’honoraires. Si je reste, ce ne peut être que comme serviteur de cette communauté. (…) J’ébauchai dans ma tête les grandes lignes d’un plan de campagne. Je me procurai les noms de ceux qui figuraient sur les listes électorales, et me décidai à prolonger d’un mois mon séjour. » (Chapitre XVI : L’homme propose, Dieu dispose).

Commentaire :

Ce qui surprend en premier lieu dans l’Autobiographie de Gandhi, c’est comment un enfant et un jeune homme qui semble aussi craintif a pu devenir un leader charismatique des luttes non-violentes.

Certes Gandhi n’est pas exactement n’importe quelle personne sur le plan social. Né en Inde, il a fait des études de droit à Londres, avant de devenir avocat en Afrique du Sud. Il possède donc un capital universitaire et social.

Néanmoins, là encore se pose la question de sa trajectoire singulière. Il n’est sans doute pas exactement le seul homme d’origine indienne de son âge à être avocat en Afrique du Sud. Comment alors comprendre cette trajectoire singulière ?

Chapitre IX, Gandhi nous raconte un souvenir d’humiliation parmi d’autres humiliations qu’il a du subir en Afrique du Sud en tant qu’indien. Mais cette fois-ci il refuse : il se révolte contre l’offense alors même qu’il est plus faible que son adversaire. Sa faiblesse émeut les autres passagers.

Mais comment se forme le projet existentiel de lutter contre les discriminations dont sont victimes les indiens en Afrique du Sud ?

Gandhi, dans les chapitres qui suivent relate la connaissance qu’il a acquise de la situation sociale de discrimination des indiens, et il insiste en particulier sur l’expérience personnelle, subjective, qu’il en a acquise. Il a fait lui-même l’expérience de la discrimination. On peut ici faire un parallèle par exemple avec le chapitre intitulé « L’expérience vécue du noir », chez Fanon, dans Peau noire, masque blanc. Dans les biographies de plusieurs militants et militantes contre les discriminations, on doit trouver des expériences personnelles de discriminations, d’humiliation sociale : des militant-e-s anti-racistes (Rosa Parks, Mandela…), des militant-e-s féministes ou LGBT, des militant-e-s ouvrier-e-s ect…

Dans son engagement militant contre le projet de loi, on trouve une capacité à lui attribuer une signification en terme de « dignité personnelle ».

Il y a une mise en écho entre les expériences d’humiliation « l’affront passait les bornes » et l’atteinte à la « dignité personnelle ».

Dans le récit de Gandhi, la capacité à résinifier les faits sous un langage moral tient une grande place. On peut dès lors se demander dans quelle mesure la capacité d’interpréter de telle ou telle manière les faits, de les percevoir comme des problèmes éthiques ou éthico-politiques, ne constitue pas un élément de compréhension de l’engagement dans un projet existentiel de lutte. On peut mettre cela en lien avec les effets de cadrage dont parle Goffman (Les cadres de l’expérience). A l’inverse, le manque de sensibilité éthique, ce qui veut dire le fait de ne pas percevoir la situation comme posant un problème éthique, peut constituer un facteur de non-implication pour la subjectivité.