Extrait : Rosa Parks, mon histoire (Libertalia 2018)

« Je savais qu’il fallait une plaignante au-dessus de tous soupçons, je l’avais entendu dire lors des discussions à propos d’éventuelles actions en justice. Mais ce n’est pas pour cela que je refusai de céder ma place à un homme blanc dans un bus ce jeudi 1er décembre 1955. Je n’avais aucune intention de me faire arrêter, et d’ailleurs, si j’avais fait davantage attention, je ne serais même pas montée à bord » (p.124).

« Je vis une place libre dans la partie centrale du bus et m’y assis. Je ne me posai même pas la question de savoir pourquoi cette place était libre alors même que certaines personnes étaient debout à l’arrière du bus. » (p125)

«  Il nous regarda et dit : « Libérez-moi donc ces premières rangées de sièges. » C’étaient en effet les places avant de la section noire. Personne ne bougea. Nous restâmes assis tous les quatre. Puis, il lança : « Ne vous attirez pas inutilement des problèmes, libérez-moi donc ces places. » L’homme assis à côté de la fenêtre se leva et je me décalai légèrement pour le laisser passer. De l’autre

côté, je vis également les deux femmes se lever. Quant à moi, je restai assise et m’installai à côté de la fenêtre, où était assis celui qui s’était levé. Je ne voyais pas en quoi me lever allait m’empêcher de « m’attirer inutilement des problèmes » : je savais très bien que plus l’on se soumettait, plus ils nous maltraitaient » (p.125-126)

« Les gens ont répété à l’envi que je n’ai pas cédé ma place ce jour-là parce que j’étais fatiguée, mais ce n’est pas vrai. Je n’étais pas particulièrement fatiguée physiquement, pas plus qu’un autre jour après une journée de travail. Je n’étais pas si vieille, bien qu’on m’imagine toujours comme une petite grand-mère. J’avais 42 ans. Mais s’il y avait bien une chose qui me fatiguait, c’était de courber l’échine. Le chauffeur vit que je ne bougeais pas et me demanda si j’allais finir par me lever, je répondis que non. Il dit alors : « Très bien, je vais te faire arrêter. » Ce à quoi je répliquai : « Vous n’avez qu’à faire ça. » (…) Il descendit du bus pour attendre l’arrivée de la police. » (p.126)

Sartre insiste dans sa conception de l’engagement, sur le geste radical d’une liberté solitaire. L’engagement est un choix que l’individu fait seul . Car écrit-il : «  Car le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe ou d’infériorité, c’est la limite même de sa liberté, c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. » (Jean-Paul Sartre, « La République du silence », Les Lettres françaises, 9 septembre 1944, n°20, in Situations III, Gallimard)

A cela Merleau-Ponty objecte dans Phénoménologie de la perception (1945) : «Qu’est-ce donc que la liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue. En particulier, même nos initiatives, même les situations que nous avons choisies nous portent, une fois assumées, comme par une grâce d’état.  La généralité du « rôle » et de la situation vient au secours de la décision, et, dans cet échange entre la situation et celui qui l’assume, il est impossible de délimiter la « part de la situation » et la « part de la liberté ».

On a eu souvent tendance à présenter la décision de Rosa Parks de ne pas se lever et céder sa place dans le bus d’une manière sartrienne. Une décision prise un jour : un pur acte de liberté qui n’aurait aucune origine sociale, ni personnelle.

Ce n’est pas du tout le récit qu’en fait Rosa Parks. Si le récit de cet évènement n’arrive que passer les 100 premières pages de l’ouvrage, c’est qu’il ne s’agit pas du début d’un engagement, mais d’un évènement qui se trouve déjà inscrit dans un projet existentiel de lutte pour les droits des personnes noires. Elle est une militante de la NAACP.

Ce n’est donc pas parce qu’elle est fatiguée et âgée que se jour là, elle refuse de se lever. Rosa Parks insiste sur ce point. Son geste ne peut être réduit à des conditions biologiques.

Elle ne décrit pas néanmoins son acte de rébellion ce jour-là comme prémédité. Elle n’avait pas décidé avant de monter dans le bus qu’elle ne lèverait pas, bien qu’il y ait eu des cas d’autres personnes soutenues par la NAACP dans des situations similaires.

Son geste semble s’inscrire dans la continuité de tous les évènements décrits auparavant dans son autobiographie : les humiliations et la violence déjà subie par sa famille et ses proches, son engagement militant.

Il y a pourtant ici une rupture, une bifurcation. Pas seulement dans la réception de ce fait qui deviendra sous l’effet d’actions militantes un évènement historique. Le fait de ne pas se lever, n’est pas en soi un évènement historique. Il faut par la suite toute un travail militant pour le transformer en évènement date de l’histoire de la lutte pour les droits civiques.

Néanmoins, il s’agit bien d’un évènement dans la vie de Rosa Parks, avant d’avoir été un évènement historique. Elle sait qu’elle va être arrêtée et envoyée en prison, et l’assume. C’est là que surgit la rupture. Elle n’avait pas prémédité son geste, puis elle est confrontée à une situation. Elle peut se lever ou pas. Elle refuse de se lever. Elle sait qu’elle va être envoyée en prison. C’est ce moment de basculement qui est singulier.