• Les déterminants sociaux de la santé mentale 

 

 

L’idée d’une constitution  au moins en partie sociale du psychisme entraîne parfois une surprise ou une résistance, c’est une façon de voir les choses qui n’est pas toujours familière de travailler sur les déterminants sociaux de la santé mentale.

Les statistiques sur la détresse sociale psychologique révèlent qu’en fonction de leur position sociale (homme, femme, personne racisée ou non, classe sociale, orientation sexuelle, etc.) les individus sont davantages vulnérables aux problèmes de souffrance psychique.

 

 

  • La double aliénation sociale et mentale (Jean Marie Cisuaka)

 

 

Jean Oury est une figure de la psychothérapie institutionnelle. Très proche de Lacan à l’école freudienne de Paris, il fut aussi médecin psychiatre à St Alban. La question de l’aliénation fait partie des questions abordées dans ses séminaires en 1990-1991.

 

Son séminaire de 1990 veut se situer dans un champ sociopolitique pour expliquer l’émergence du concept même d’aliénation. A cette époque il était travaillé par la question de l’aliénation qui était déjà en vogue dans le champ psychiatrique et éducatif.

Le mot à cette époque était à la fois marqué par :

  • l’interdit (le terme même d’aliénation avait été interdit par l’idéologie stalinienne)
  • le flou : le terme était utilisé pour désigner des maladies mentales (psychopathie, maniaco-dépression, etc.) qui serait le résultat de cette aliénation sociale

 

L’apport de Oury c’est la double aliénation sociale et psychotique. Elle s’oppose à la psychiatrie qui est considérée comme un outil de répression politique. Selon Franco Basaglia, c’est la société qui fabrique les fous, la maladie mentale est le symptôme d’une organisation sociale pathogène.

Oury était scandalisé des théories qui présentaient la schizophrénie comme étant  le résultat de l’aliénation sociale. 

 

L’antipsychiatrie pour Oury sont des gens qui considèrent que ce qui rend les gens psychotiques c’est la société (capitaliste). Oury s’oppose à l’antipsychiatrie dans la mesure où sa théorie de la double aliénation ne nie pas la spécificité de la maladie mentale en tant que telle. 

 

[Remarque d’Irène: Une autre difficulté de l’antipsychiatrie est d’expliquer la variabilité individuelle : si la société capitaliste “rend fou” pourquoi certaines personnes peuvent-elles y résister ? ]

 

Lors des journées organisées en 1967 par Maud Mannoni (épouse d’Octave Mannoni, psychologie de la colonisation), Oury et Lacan avaient participé à ces journées et Lacan se serait servi d’un des arguments d’Oury dénonçant la ségrégation des personnes malades. 

Oury admet sa position en tant que médecin psychiatre et militant pour ne pas être complice de  l’extermination des psychotiques. 

 

Oury s’appuie sur un chapitre de Lacan dédié à l’aliénation dans son livre Les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse. Dans ce chapitre Lacan utilise la topologie imagée pour montrer les racines logiques de l’aliénation : il y a la disjonction inclusive et exclusive.

  • la disjonction inclusive : elle équivaut ; les deux assertions peuvent être admises au même moment.
  • la disjonction exclusive : les deux propositions ne peuvent pas être vraies au même moment soit l’un soit l’autre : d’accord ou pas d’accord.

 

Pour Oury il existe une troisième distinction qui est la matrice de l’aliénation, c’est la double négation, on peut la retrouver chez Scott, philosophe théologien du XIII e siècle, elle renvoie à une double contrainte (double-bind), une situation soumise à deux contraintes, deux pressions contradictoires.

Selon Lacan si on reprend la logique structurelle du langage on comprendra comment fonctionne l’inconscient et le psychisme.

 

 

  • La théorie de l’aliénation sur la base de la double-bind 

 

 

Reprise d’Irène: La théorie de l’aliénation sur la base de la “double contrainte” (double-bind renvoie à l’école de Palo Alto, et plus spécifiquement de G. Bateson. On la retrouve chez  V. de Gaulejac dans son ouvrage Le capitalisme paradoxant. Selon le sociologue, le système capitaliste met les individus en situation d’injonction contradictoires : par exemple, l’injonction à “être soi-même” en consommant… comme tout le monde justement. 

 

 

  • Colonialisme et structuration du psychisme des colonisés 

 

 

Frantz Fanon mobilise les méthodes de la psychothérapie institutionnelle apprises à Saint-Alban. Le colonialisme va structurer le psychisme des personnes victime de racisme et avoir des impacts sur leur construction psychique.

 

L’intervention féministe s’est intéressée aux effets du sexisme sur les femmes.

 

 

  • La question de l’intersectionnalité dans la prise en charge psychiatrique 

 

 

Chez J. Oury, F. Tosquelles et P. Freire leur grille d’analyse est principalement marxiste bien que P. Freire croise anticolonialisme et anticapitalisme (et les rapports sociaux de sexe à partir des années 1980).

 

Irène rappelle la différence entre détresse psychologique et trouble mental. Ce séminaire n’est pas centré sur  les troubles psychotiques ni sur la prise en charge des psychotiques. Certes pour un schizophrène la question se pose de savoir qu’est-ce que c’est de vivre avec un “handicap mental” (selon le vocabulaire institutionnel). Cette dimension du vécu de la maladie, elle a rapport effectivement avec les approches existentielles, mais ce séminaire porte davantage sur  la détresse psychologique réactionnelle : souffrance existentielle, souffrance sociale, etc.

Ce séminaire s’intéresse essentiellement aux effets du social sur le psychique ce qui ne relève pas des psychoses (qui seraient liées à des facteurs génétiques, ou autres par exemple  épigénétiques ). 

Le fond de la question  de ce séminaire c’est : quelles pratiques vont permettre de se libérer des souffrances sociales que celles-ci soient liées à l’aliénation subjective ou objective?

 

Dans Mémoires d’outre-Gauche – la narratrice dans les années 1970 elle est dans toutes les expériences, y compris l’antipsychiatrique, sa soeur a une grave dépression et elle se suicide. Depuis, elle en est revenu de l’anti-psychiatrie

 

Néanmoins plusieurs approches présentées dans le séminaire se sont inspirées de l’antipsychiatrie : l’intervention féministe et les ressources alternatives en santé mentale par exemple.

 

 

  • Sartre et l’approche existentialiste de la maladie mentale 

 

 

Sartre est une référence de l’antipsychiatrie anglaise. Le philosophe va aborder la maladie mentale d’un point de vue existentiel. 

Ne reconnaissant pas le concept d’inconscient, il refuse également l’idée d’aliénation mentale. Selon lui, la maladie mentale est une stratégie du sujet face à sa famille, face au capitalisme, etc.

En termes marxiste on dirait que le sujet cherche à échapper à l’aliénation sociale objective.

 

Chez Sartre, le sujet “condamné à être libre” est un sujet pensé et érigé en tant qu’universel. Simone de Beauvoir et Frantz Fanon font référence à l’expérience vécue des personnes socialement opprimées.

Il y a eut un débat entre Sartre et Beauvoir : une femme dans un harem peut elle être libre ? Selon Sartre la réponse est oui : elle sera toujours libre d’essayer de s’échapper. S. de Beauvoir est plus réticente.

 

  • Références : Wald Lasowski, Aliocha. « De Sartre à Félix Guattari. La filiation antipsychiatrique », Les Temps Modernes, vol. 674-675, no. 3-4, 2013, pp. 223-240

 

 

  • James Scott : il n’y a pas de consentement à la domination et la théorie freudienne du masochisme féminin 

 

 

Selon James Scott, professeur de science politique et d’anthropologie à l’Université Yale, dans son livre La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne

 il n’y a pas de consentement à la domination

Selon Scott, il y a toujours des pratiques de résistances cachées chez les dominés y compris dans des dictatures (des discours critiques du pouvoir, des pratiques insurrectionnelles dans les foyers, etc.).

« Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un “texte caché” aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un texte caché comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. La comparaison du texte caché des faibles et des puissants, et de ces deux textes cachés avec le texte public des relations de pouvoir permettra de renouveler les approches de la résistance à la domination. » (cité dans cet article, P. 12)

 

A l’opposé des thèses de Scott se trouvent les thèses psychanalytiques selon lesquelles il y aurait un désir inconscient de domination (ex: la personnalité masochiste chez Freud). Cette thèse se trouve  ensuite dans le freudo-marxisme, par exemple Reich: il y aurait un désir fasciste des masses. 

 

Certain•es auteur•es vont au contraire admettre une aliénation subjective en insistant sur le rôle de contraintes extérieures ( sans en mettre la responsabilité sur la personnalité du sujet). C’est le cas de NC Mathieu ou de Freire.

 

  • Références :  Yann Cleuziou, « James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. », Études rurales [En ligne], 186 | 2010, mis en ligne le 11 mars 2013, consulté le 19 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9330 

 

 

  • Nicole Claude Mathieu : céder n’est pas consentir 

 

 

Selon l’anthropologue et feministe matérialiste Nicole Claude Mathieu, Quand céder n’est pas consentir, elle distingue :

 

  • céder
  • consentir

 

 

Le fait qu’une personne cède ne veut pas dire qu’elle consente. Elle étudie des situations comme les violences conjugales et de viol. Elle répond indirectement aux affirmations de la psychanalyse liées au désir de soumission des femmes, car pour elle les femmes ne désirent pas inconsciemment vivre des violences sexistes et sexuelles

 

Elle évoque deux idées :

  • Système de violence, qui n’est pas toujours perceptible par le sujet. On peut faire un parallèle avec les systèmes d’emprise (cf. Pascale Jamoulle, Je n’existais plus). L’emprise est ce qu’il fait que l’on va faire des choses mais on ne comprend pas pourquoi on les fait. 

À bien distinguer avec la thèse psychanalytique : il y a quelque chose chez la personne, qui la pousse à accepter la domination.  

  • l’asymétrie de conscience entre l’opprimé•e et l’oppresseur. Les femmes ont l’air de consentir, mais elles sont prises dans des rapports de pouvoirs dont elles n’ont pas conscience parce qu’elles n’ont pas la même connaissance des mécanismes d’oppression que l’oppresseur.

 

Elle s’oppose à Bourdieu et à Maurice Godelier.

 

 

  • Les différentes situations d’aliénation subjective chez P. Freire 

 

 

Paulo Freire analyse la question d’aliénation sociale avec plusieurs situations d’aliénation subjectives : 

 

  • La mythification : la production de mythes (qu’on retrouve chez Beauvoir dans le deuxième sexe). Elle est diffusée par la conquête, qui peut passer par la violence ou la propagande, l’invasion culturelle (ex : le langage), la manipulation et la pédagogie bancaire (éducation qui produit de l’aliénation plutôt que de la libération). 

Sa pensée préfigure l’intervention feministe.

 

  • l’introjection , terme psychanalytique issu de la pensée de Ferenczi. Intérioriser la figure de l’oppresseur dans l’opprimé (Fanon et Web Dubois : la double conscience). Il y a, chez l’opprimé, son moi authentique et un faux-self, un moi inauthentique. C’est l’oppresseur introjecté en lui. Cela amène à voir la vision du monde de l’oppresseur et à l’intérioriser. 

 

L’ensemble de ces phénomènes est décrit dans Pédagogie des opprimés.

 

Paulo Freire se situe dans une approche marxiste existentialiste : pour lui, il existe une subjectivité qui n’est pas réductible à du biologique ou du social. Il existe une conscience intentionnelle : “toute conscience est conscience de quelques chose” . La conscience se caractérise par son projet. 

 

Il y a chez Freire, la notion d’inachèvement, par son action, l’être humain va se développer et réaliser son être. Ce qui l’empêche de réaliser son projet d’existence, sa vocation ontologique, c’est l’aliénation subjective. 

 

 

  • Souffrance sociale et psychanalyse 

 

 

Oury ne développe pas  les souffrances psychiques qui ne relèvent pas de la maladie mentale mais se centre sur la spécificité des  souffrances liés aux troubles mentaux . 

Cette question des souffrances sociales, selon Irène, est d’ailleurs très peu présente dans la psychanalyse contemporaine dominante (que Florent Gabarron-Garcia appelle le psychanalysme) qui ne s’intéresse pas aux questions politiques et sociales en général.

 

 

 

  • Les déterminants sociaux de la dépression et du suicide 

 

 

L’analyse de la dépression en fonction de facteurs sociaux, de genre, d’âge et des classes sociales révèle l’effet des déterminants sociaux sur le suicide, la dépression, l’anxiété et la phobie. 

 

Des données sociales sur le suicide en France : https://www.unps.fr/en-france-_r_13.html

 

 

  • L’événement traumatique : Freud vs. Ferenczi 

 

 

Ferenczi,  à la différence des autres psychanalystes, met en avant le fait que le traumatisme et l’évènement traumatique sont bien réels. Pour prendre la question du viol, il ne défend pas que le viol est une construction fantasmatique de la victime, pour lui les viols sont des situations bien réelles. Il met également en avant que ce sont des réalités plus répandues qu’on ne l’affirme. 

 

Concernant l’enfant, pour Freud, il est un pervers polymorphe. Ferenczi distingue l’affection de l’enfant et la sexualité de l’adulte. Il décrit l’identification à l’agresseur. L’enfant introjecte la culpabilité et la personnalité de l’agresseur en lui. Cela rejoint l’introjection, vu par Paulo Freire. 

(Texte de Ferenczi: Confusion des langues entre l’enfant et les adultes)