Lire Madame ? Mais pourquoi ?

la-bibliotheque-du-trinity-collegeA cette question souvent récurrente, que vous vous posez régulièrement chers élèves, que je me suis posée à votre âge, j’ai aujourd’hui trouvé une réponse plutôt convaincante. Je vous la soumets. Elle nous est livrée par un critique émérite de la littérature, Tzvetan Todorov dans son livre La littérature en péril.

Lire madame ? Mais pourquoi ?

(…) une jeune femme se trouve enfermée en prison, à Paris : elle a conspiré contre l’occupant allemand, elle a été arrêtée. Charlotte Delbo est seule dans sa cellule ; soumise

au régime des « Nuit et brouillard », elle n’a pas droit aux livres. Mais, sa compagne de dessous, elle, peut emprunter des ouvrages à la bibliothèque. Alors, Delbo tisse une tresse avec des fils tirés de sa couverture et fait monter par la fenêtre un livre. Dès cet instant, Fabrice del Dongo habite dans sa cellule. Il ne parle pas beaucoup, pourtant il lui permet de rompre la solitude. Quelques mois plus tard, dans le wagon à bestiaux qui la conduit à Auschwitz, il disparaît, mais Delbo entend une autre voix, celle d’Alceste le misanthrope, qui lui explique en quoi consiste l’enfer vers lequel elle se dirige et lui montre l’exemple de la solidarité. Au camp, d’autres héros assoiffés d’absolu lui rendent visite : Electre Dom Juan, Antigone. Une éternité plus tard, de retour en France, Delbo peine à revenir à la vie : la lumière aveuglante d’Auschwitz a balayé toute illusion, interdit toute imagination, déclaré faux les visages et les livres…jusqu’au jour où Alceste revient et l’entraîne par sa parole. Face à l’extrême, Charlotte Delbo découvre que les personnage des livres peuvent devenir des compagnons fiables. « Les créatures du poète, écrit-elle, sont plus vraies que les créatures de chair et de sang parce qu’elles sont inépuisables. C’est pourquoi ils sont mes amis, mes compagnons, ceux grâce à qui nous sommes reliés aux autres êtres humains, dans la chaîne des êtres et dans la chaîne de l’histoire. »280px-Tzvetan_Todorov-Strasbourg_2011_(3)

Je n’ai rien vécu d’aussi dramatique que Charlotte Delbo, (…) pourtant je ne peux me passer des mots des poètes, des récits des romanciers. Ils me permettent de donner forme aux sentiments que j’éprouve, d’ordonner le fleuve des menus événements qui constituent ma vie. Ils me font rêver, trembler d’inquiétude ou désespérer. (…)

La littérature peut beaucoup. Elle peut nous tendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains autour de nous, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre. Ce n’est pas qu’elle soit avant tout, une technique de soins de l’âme ; toutefois, révélation du monde, elle peut aussi, chemin faisant, transformer chacun ce nous de l’intérieur. La littérature a un rôle vital à jouer ; mais pour cela, il faut la prendre en ce sens large et fort qui a prévalu en Europe jusqu’à la fin du XIXème siècle et qui est marginalisé aujourd’hui, alors qu’est en train de triompher une conception absurdement réduite. Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les oeuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeur, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. S’il n’avait pas raison, la lecture serait condamnée à disparaître à brève échéance.

Tzvetan TODOROV, La littérature en péril, Flammarion,

« Café Voltaire, 2007, pages 70 à 72.

 

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