Septième journée: qui ne peut faire, doit il faire?

Les jours, les semaines mêmes étaient passées. Julie était très occupée par son année de Terminale-du moins le croyais-je, et de mon coté j’étais absorbée dans différents travaux. De ce fait, nous n’échangions que de brefs signes de loin. Et puis de retour des vacances de Noël, Julie se décida à venir me souhaiter ses voeux de bonne année. Que pouvais-je lui souhaiter à mon tour?

-D’être en paix avec moi-même murmura-t-elle pleine de douceur et de gêne mêlées…

-Hé! Fis-je étonnée, à ce point!

Un long silence pesant envahit mon salon. Julie avala de travers un café que je lui avais servi puis toussota en s’étranglant. C’était une très belle façon pour couper court à tout interrogatoire. Mais finalement c’est elle qui poursuivit.

-Après notre discussion sur le bien et le mal à partir d’ un texte de Kant je me suis un peu cachée.

-Tu avais honte de ce que tu avais fait?

-Non. Pire. J’ai décidé de vivre jusqu’au bout ma passion pour Tristan.

-Ah! Fis-je mi figue, mi raisin. C’est pour cela que je ne te voyais plus. Tu étais toute à ton aventure! (Que pouvais-je dire d’autre? Après tout, cela ne me regardait pas!)

-Enfin quand je dis « j’ai décidé », je ne sais pas si c’est une décision, du moins je n’ai pas pu m’en empêcher, et comme il était d’accord aussi…

-Et ton amie?

-Camille? Pour ne pas la perdre, je ne lui ai rien dit… Nous ne lui avons rien dit.

-Nous?

-Euh… oui, Tristan est toujours son petit copain, du moins officiellement.

-Eh bien c’est courageux, ça!

-Oui je sais c’est pas terrible, dit Julie en se tordant la bouche. On est méchants, c’est ce que tu penses, Katy?

-Pas très responsables sans doute, incapables d’assumer vos actes très certainement. Méchants… C’est hors de propos et qui plus est peut-on condamner les penchants humains?

-On aurait dû résister quand même!

-Si tu le dis! Mais pourquoi vous ne l’avez pas fait alors?

-Parce qu’on n’est pas bon. C’est une mauvaise action, on ne peut pas vouloir que ça soit généralisé!

Je ne pus réprimer un petit rire de voir la morale kantienne aussi mal convoquée! Certes, la fausse promesse avait été immorale, mais que dire de sentiments passionnels en eux-mêmes? Etaient-ils intrinsèquement immoraux?

-Avais tu le choix d’avoir ou pas ces sentiments? Non! Et à partir du moment ou rien ne faisait obstacle pour qu’ils soient satisfaits, tu as été poussée à les satisfaire, cela semble évident, comme dans une mécanique que rien n’empêcherait de tourner. Tiens, ajoutais-je en prenant un livre dans ma bibliothèque, voilà de quoi compléter notre pensée!

Spinoza, Ethique III, (trad.Roland Caillois, Idées Gallimard)

« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la nature, mais de choses qui seraient hors nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi. Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; […]

Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d’envie, etc…, considérés en eux-mêmes obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses qui les font comprendre et ils ont des propriétés bien définies tout aussi dignes d’être connues que les propriétés d’une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive de sentiments et de la puissance de l’esprit […] et je considérerai les actions et les appétits humains de même que lorsqu’il était question de lignes, de plans ou de corps. »

-Quels sont les thèmes de ce texte? demandais-je à Julie. Après une réflexion commune nous tombâmes d’accord pour dire que Spinoza parlait de nature, de lois et de la nature humaine.

-Et quelle thèse soutient alors l’auteur? poursuivis-je, m’inspirant de la méthode d’analyse que je pratiquais en cours, pour éclairer avec Julie le sens de ce texte.

-Il parle des sentiments et des lois mécaniques de la nature.

-Julie, répondis-je, ce n’est pas une thèse que tu me donnes là, mais encore une énumération de thèmes. Une thèse est une affirmation, cela suppose au moins un sujet et un verbe conjugué. Dans ce que tu m’as donné je n’ai rien eu de tel.

-Mais ça parle bien de tout ça!! protesta Julie.

-Certes… Pour autant, dégager la thèse d’un texte ce n’est pas répondre à la question « de quoi parle le texte? » mais répondre à la question « qu’est-ce que ça dit?« , ou encore « qu’est-ce que l’auteur soutient comme idée? »

L’homme n’est pas « un empire dans un empire », reprit Julie, citant le texte.

-Tu as raison, cette expression dans le texte -et dans la philosophie de Spinoza- est capitale. Mais ne peux-tu pas m’en dire plus, avec tes propres mots?

-L’ homme n’est pas à part du reste des choses…

-Tout à fait. Bon je te fais une proposition de thèse: les sentiments humains obéissent aux mêmes lois mécaniques qui régissent la nature. Tu serais d’accord avec cela?

-Si tu le dis, accepta Julie, faisant une moue dubitative…

Devant tant d’hésitation de part de la jeune fille, je poursuivais seule de rendre compte des grandes lignes de cet extrait de l’Ethique. En fait, Spinoza prend la géométrie et la mécanique comme modèles de représentations des phénomènes de la nature, mais aussi des passions humaines. Le corps humain avec ses sentiments et ses désirs (affects) n’échappe pas à ces lois physiques. Ni par son corps ni par son esprit, l’homme ne saurait en quelque cas que ce soit se soustraire à un tel déterminisme. Il n’est pas un empire avec ses lois spécifiques au sein de cet empire naturel comparable à une mécanique, une horlogerie par exemple, dans lequel chaque rouage en entraîne un autre, comme dans une montre par exemple. Si c’était le cas, si nous pouvions par nos décisions nous hisser au-dessus ou nous mettre à part de cette horlogerie nous…

-Mais nous ne sommes pas libres alors! m’interrompit Julie.

-Pas de cette façon en tout cas. Tu as parfaitement compris que Spinoza remettait en question la possibilité du libre arbitre… Je finis donc ma phrase, si nous pouvions par nos désirs nous mettre au-dessus du déterminisme des lois de la nature, nous serions comme un empire avec ses lois propres, au sein de l’empire plus vaste qu’est la nature, nous serions dans le surnaturel et à la fois dans l’immanence même de la nature…

-Immanence?

-A l’intérieur même des processus naturels, Julie… Donc le libre arbitre avec ce qu’il implique de spontanéité, dans le fait de se poser soi-même comme source originelle d’une nouvelle série de causalité, (puisqu’ en dehors de la causalité que nous impose le mécanisme de la nature) trouve ici une critique. Et par là Spinoza refuse à l’homme toute forme de transcendance dans l’ordre de la matière.

-De transcendance?

-Qui est au-dessus, sur un autre plan. L’homme transcenderait la matière s’il n’en était pas soumis, s’il la soumettait…

-C’est ce qu’il fait non? Avec les inventions techniques par exemple…

-Avec la technique, l’homme se plie aux lois, les faits travailler, les soumet si tu veux en ce sens, mais par ailleurs il ne les crée pas. Or ce serait là la vraie transcendance: la création de la nature et de ses lois.

-Ah… Dieu pour un croyant est transcendant alors…

-Mouais fis-je un peu embarassée. Ce n’est pas si simple. Pour Spinoza par exemple, tout est Dieu, la nature est Dieu (je dis bien elle est « Dieu », je ne dis pas qu’elle est « divine » ce qui en ferait une émanation extérieure, différente à Dieu, quoique d’essence similaire à lui…)

-Au fond, trancha Julie, je ne peux pas regretter d’avoir ces sentiments, sinon cela reviendait à accuser l’homme d’être ce qu’il est, et la nature de nous avoir fait ainsi.

-On a très envie de déduire une telle pensée du texte de Spinoza en effet.

-Mais tout cela implique que je ne sois pas libre.

-Tu n’es pas libre de tes désirs, non, confirmais-je.

-Pas libre du tout?

-Eh bien… Cela ne fait-il pas de l’être humain un être sans responsabilité qui pourrait faire n’importe quoi, parce qu’il aurait toujours l’excuse d’être ainsi fait?

-Un petit peu… On ne peut pas dire que tu aurais tort…

-Je crois que je préfèrerais penser que je suis libre et que j’ai mal agi.

-Tu veux sauver l’idée de « liberté » en somme.

-Oui, conclut Julie.

-Cela ne se fera qu’au prix de la reconnaissance de ta responsabilité, voire de ta culpabilité.

-Ok, fit Julie, qui acceptait ainsi les conditions du contrat.

Tandis que je raccompagnais Julie vers la sortie je lui proposais de repasser bientôt, de ne pas attendre aussi longtemps cette fois jusqu’à sa prochaine visite, et je lui glissais entre les mains un exemplaire d’un livre de Sartre intitulé « L’Existentialisme est un humanisme ».

-Jette un coup d’oeil là dessus, ajoutais-je.

-Pas de problème, je vais le lire et je reviendrai ensuite, fit Julie en partant, agitant au dessus de sa tête en guise d’au revoir le livre que je lui avait confié.

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