Travaux en cours

Contes, dessins et pédagogie. Ou l'inverse.

Un grain de café dans un massif de rhododendrons.

Cinq heures du matin. Il fait encore très chaud dans la grande ville du Sud-Ouest. Le docteur se demande si les grilles du Jardin Public sont ouvertes, ça lui ferait gagner du temps pour rentrer chez lui. Ses mains tremblent encore un peu de la dernière opération qu’il a dû réaliser. Ce gosse est passé à rien de l’amputation …

Ah, les grilles sont ouvertes. Il s’engage dans l’allée sous les marronniers centenaires. Il passe le pont de bois en sentant la sueur lui couler lentement dans le dos. Il s’efforce de ne penser à rien, rien qu’à marcher pour rentrer chez lui. Tout à coup, un bruit criard le fait sursauter : deux corneilles se chamaillent un peu plus loin. Il s’apprête à passer son chemin lorsqu’il se dit que vraiment, ces oiseaux font un drôle de boucan. Curieux malgré sa fatigue, il s’approche du massif de rhododendrons en fleurs. Dans les lueurs de l’aube, il ne voit pas grand-chose.

Prêt à reprendre son chemin, il se dit qu’elles doivent se battre pour un morceau de pain oublié par un gamin, au pire, le cadavre d’un hérisson. Il contourne le massif de fleurs rouges quand il se raidit soudain : une chaussure marron sous les basses branches. Et dans le prolongement de cette chaussure, il voit maintenant nettement une jambe. Pliée au genou, elle fait un drôle d’angle, pas ce qu’un docteur considère comme normal. Ni personne d’ailleurs. Soulevant le feuillage, il n’en croit pas ses yeux. Ce n’est pas un hérisson qui git là mais un homme, mort s’il en croit les yeux grands ouverts sur les fleurs rouges qui l’entourent. Les corneilles n’ont pas encore fait de ravages.

Reculant prestement, le docteur saisit son téléphone portable. Le 15 ? le 17 ? Le docteur inspire un grand coup pour retrouver son calme. Il doit donner correctement les indications à la police.

Ce n’est pas maintenant qu’il pourra rentrer dormir. Il s’assoit sur un banc, la tête dans les mains. Cette dernière journée a ressemblé à l’enfer. Dès ce matin, la voiture qui a refusé de démarrer. Le monde dans le tram, les odeurs de transpiration mêlées aux parfums bon marché des midinettes. La meilleure infirmière s’est cassé la jambe et ne l’a pas assisté sur les différentes opérations de la journée. Il a dû supporter cette idiote qui ne comprend rien et qui l’a déconcentré quand il s’occupait du gamin. Elle a failli lui faire perdre son sang-froid juste au moment où le bistouri s’approchait de l’artère fémorale. Le tremblement le reprend, comme à la sortie du bloc.

C’est déjà le lendemain et l’enfer continue. Des policiers arrivent. Ils lui posent les questions d’usage, enfin, celles que les policiers posent dans les films. Pendant ce temps, d’autres agents prennent des mesures et des photos. Sur la promesse de passer au commissariat, il se lève pesamment du banc et titubant de fatigue, se dirige enfin vers son appartement et son lit.

Il remonte le cours de Verdun et tourne vers son immeuble. Un détail le tracasse cependant. Mais il n’arrive pas à savoir quoi. Dormir ! Arrivé enfin, il fait quelques pas en semant ses fringues autour de lui et se jette sur son lit, sombrant dans un sommeil profond. Un sentiment d’aveuglement le réveille. Le store n’est pas baissé et un rayon de soleil le fusille inexorablement. En grognant, il se lève difficilement et se fait un café serré sur sa nouvelle machine expresso. Un cadeau qu’il s’est offert pour fêter sa nouvelle vie. Vite, s’éclaircir les idées. Le bruit du tram, au loin, lui rappelle qu’il doit s’occuper de sa voiture. Pas question de refaire le trajet d’hier. La première tasse lui fait du bien, il s’en refait une autre. Et il doit aller voir les flics. Mais pourquoi s’est-il arrêté voir ce que faisaient ces fichues corneilles ?

De fil en aiguille, il remonte jusqu’à la découverte du corps sans vie. Quelque chose ne va pas, mais quoi ? Il revoit le massif de rhododendrons, les magnifiques fleurs rouges, la chaussure marron qui attire l’œil … là, c’est là que se situe le problème : sous la chaussure, un grain de café, pris dans les rainures de la semelle épaisse. C’est quand même étrange ce grain de café, là sous la chaussure.

La douche fraiche finit de lui éclaircir les idées. Il enfile des vêtements propres et sort affronter la chaleur de midi. Sa voiture ne démarre toujours pas. Un coup de fil au garagiste le rassure, ils vont s’en occuper dans la journée. Le bureau de police, rue Ducau, n’est pas si loin qu’il doive s’y rendre en tram. Les fenêtres à barreaux du rez-de-chaussée lui indiquent qu’il est au bon endroit. Un officier de police judiciaire le reçoit et prend sa déposition.

Il redit les corneilles, la chaussure, le corps. Le policier tape consciencieusement sur son ordi, imprime et le fait signer. Au moment où ils se lèvent, le policier lance : « Au fait, vous connaissez peut-être la victime, c’est un de vos collègues à l’hôpital Pellegrin. Laurent Beauvoisin, vous le connaissiez ? ». Le docteur, ébahi, ouvre grand les yeux et répond : « Non, c’est pas possible, pas Laurent ! ». Il se rassoit. « Que s’est-il passé ? » reprend-il. Le policier lui répond que l’enquête le déterminera. « D’ailleurs, quand avez-vous vu la victime la dernière fois ? » Le docteur cherche dans sa mémoire, il l’a vu hier midi, oui, c’est cela, hier midi à la cafétéria de l’hôpital. Ils se sont salués de loin. Secouant la tête, il répète : « Pas Laurent, non, pas Laurent. »

« Pour ne pas vous faire revenir, pouvez-vous me donner votre emploi du temps d’hier, s’il vous plait Docteur. » lui demande l’OPJ. La journée de l’enfer défile dans la tête du médecin et il revit ses déboires en les racontant. Enfin, il sort du bâtiment et retrouve la touffeur de la rue. Marchant à l’ombre autant que possible, il retourne chez lui.

L’hôpital ne l’attend qu’en fin de journée, il a le temps de faire un peu de ménage. Il commence par brancher le ventilateur. Il passe l’aspirateur, nettoie tous les meubles avec une lingette désinfectante. Malgré l’air plus frais brassé par les pâles qui tournent, il a trop chaud. Après une deuxième douche, il se vautre sur son canapé face au ventilateur.

Le carillon de sa porte d’entrée le sort de son demi-sommeil. Il va ouvrir et se trouve devant la carte professionnelle d’un policier. Le capitaine, après s’être assuré de son identité, lui demande de le suivre au commissariat. Sans protestation, le docteur demande juste le temps de se rendre présentable.

Embarqué dans la voiture tricolore, il réfléchit à ce qui lui vaut d’être convoquer ainsi. Ne pas en dire trop ! Ne pas paraitre coupable, ni trop détendu ! Les journaux sont remplis d’erreurs judiciaires, le pseudo-coupable ayant craqué en interrogatoire. D’ailleurs, coupable de quoi ? Il s’efforce de respirer calmement en se disant que sa transpiration est naturelle vu la chaleur.

Celle-ci est encore pire dans le bureau où on l’emmène. Il prend place là où on lui dit et le capitaine, affable, lui demande de raconter à nouveau sa journée de la veille. Ce qu’il fait sans problème. Il commence à se sentir mieux quand le policier attaque : « Alors comment expliquez-vous que l’on vous a vu partir avec lui vers 17 heures ? »

–          Mais qui vous a dit ça ?

–          Peu importe, répondez !

–          Non, je veux savoir qui raconte n’importe quoi sur moi ! Je vous ai déjà dit ce que j’ai fait hier toute la journée ; à 17 heures,  j’étais en pause et je me concentrais avant une intervention qui promettait de durer une partie de la nuit. On nous avait annoncé l’arrivée de polytraumatisés d’un accident de voiture sur l’A660 vers Arcachon.

Le docteur sent qu’il donne trop de détails qu’en face on ne lui demande d’ailleurs pas. Signe de nervosité qui pourrait laisser penser qu’il ne se maitrise pas bien. Il cesse de parler et attend. Le capitaine sourit légèrement et attend également. Le docteur commence à regarder ostensiblement dans la pièce. Son regard erre lentement. Il s’arrête un instant sur un gobelet de café. Il se rappelle maintenant le grain de café dans la chaussure de ce pauvre Laurent. Maintenant franchement mal à l’aise, il se tortille sur la chaise inconfortable. Contrairement à ce qu’il avait décidé, il reprend la parole : « Alors, je peux partir ? Mon service recommence dans une heure. »

–          Pas tout de suite, Docteur, nous avons encore besoin de quelques précisions. Vous nous avez dit que la victime était juste un collègue de travail pour vous. N’avez-vous pas omis quelque chose au sujet de votre compagne ?

–          Ex-compagne !

–          Oui, votre ex-compagne n’était-elle pas devenue l’amante de la victime ?

–          Elle fait ce qu’elle veut, couche avec qui elle veut depuis que je l’ai virée de chez moi !

–          Virée de chez vous, … c’est élégant !

L’agaçant petit sourire revient sur les lèvres du capitaine qui se tait à nouveau. Le docteur sent une sorte de rage s’emparer de lui, mêlée à la touffeur de la pièce. Il repense à cette fille, une sale garce qui profitait de ses horaires à rallonge pour se taper tout ce qui bougeait.

La sueur coule maintenant sur son dos mais aussi sur son visage. Il s’essuie du revers de sa manche. Le capitaine fait comme s’il ne voyait rien et lui dit :

–          Alors, vous partez avec le docteur Bonvoisin vers 17 heures et vous allez où ?

–          Je veux voir mon avocat. Vous m’accusez ! Je veux voir mon avocat, je ne dirais vous plus rien.

–          Je vois que Monsieur regarde les séries américaines. Ça ne se passe pas comme ça ici. Nous ne vous accusons de rien, je vous demande juste ce que vous avez fait avec le docteur Bonvoisin une fois sortis de l’hôpital. Nous avons d’autres témoins qui vous ont vu avec lui vers chez vous vers 17 heures trente puis il est ressorti seul un quart d’heure plus tard. La caméra du cours de Verdun le montre entrant dans le Jardin Public.

–          Alors, vous voyez bien que je n’y suis pour rien ! Quand il est parti de chez moi, je me suis dépêché d’attraper un tram pour retourner à Pellegrin.

–          Effectivement, vous n’étiez plus avec lui au moment de sa mort.

–          Ah ! Vous voyez bien. Je m’en vais maintenant !

–          Asseyez-vous ! Vous venez de reconnaitre que la victime était chez vous, avec vous juste avant sa mort, n’est-ce pas docteur ?

–          Certes, mais cela ne vous permet pas de m’accuser de l’avoir tué.

–          Vous allez signer votre témoignage. Vous n’êtes accusé de rien mais nous aurons peut-être besoin de vous recontacter. Ne sortez pas des limites de la ville.

Le docteur, soulagé, repart du commissariat. Il n’a pas le temps de retourner chez lui, il se douchera à l’hôpital. L’infirmière idiote l’accueille, l’air apeuré, en lui tendant les fiches des urgences. Agacé, il la rembarre : « Vous voyez bien que je dégouline de partout ! »

Après sa douche, il se sent mieux. La même infirmière lui indique les opérations qui pourront se succéder dans la nuit. Il se dit qu’il faudrait mieux qu’il se calme vis-à-vis de l’idiote. Ce n’est pas le moment de faire une boulette en salle d’opération. Il va prendre  sur lui. La nuit est moins bousculée et il se retrouve chez lui à une heure correcte grâce au taxi qu’il s’est offert.

Quelques jours passent. Pas de nouvelles du commissariat. Ils ont enfin reconnu son innocence. Il fait moins chaud et la vie reprend tranquillement. Il a récupéré sa voiture et se dit qu’il est sans doute sorti de ces journées d’enfer. Il sirote son café en écoutant son morceau préféré de Wagner quand la sonnette de l’entrée se fait entendre. Grognant contre ce dérangeant intrus, il ouvre, prêt à rembarrer l’importun. Il ne voit que la carte de police du capitaine qui l’a déjà interrogé.

Cette fois-ci, ils sont plusieurs avec une commission rogatoire pour fouiller son appartement. Ils prélèvent différents objets dont son ordinateur et son téléphone portable. Ils tournent autour de sa machine à expresso et ramassent un paquet de café en grains entamé. « Veuillez nous suivre au commissariat, Docteur. » lui dit le capitaine. L’enfer recommence ! Arrivés dans la salle d’interrogatoire, ils lui demandent de répéter encore une fois sa version. Ce qu’il fait sans variante. Ils ressortent, le laissant seul. Le temps passe et il se demande ce qui se passe.

La porte s’ouvre enfin. « Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Monsieur Bonvoisin » lui annonce le capitaine. Ses dénégations ne changent rien, ils le laissent s’enferrer dans ses explications oiseuses. Que s’était-il passé ? Le policier raconte à son commissaire que les deux médecins s’étaient retrouvés chez le docteur et avaient bu un café, fraichement moulu. Seulement, dans la tasse du docteur Bonvoisin, il y avait de la digitaline, ce qui avait causé son décès dans le Jardin Public. Se sentant mal, il s’était assis sur un banc et s’était endormi doucement pour ne plus se réveiller. Personne n’avait dérangé de dormeur qui avait fini par glisser à bas du banc pendant la nuit. Quelque animal rodeur l’avait tiré sous le massif de rhododendrons, lui tordant la jambe. Il avait dû être dérangé par les cris perçants des corneilles et par l’arrivée du docteur qui ne s’attendait sûrement pas à retrouver ici sa victime.

Le contenu de l’estomac montrait l’empoisonnement à la digitaline en présence de café. Or le docteur avait facilement accès à la pharmacie de l’hôpital. De plus, une charmante infirmière, qui avait l’air d’avoir peur de ce médecin, leur avait confirmé qu’il était sorti de la pharmacie avec un paquet qu’il avait l’air de cacher sous sa blouse. C’était elle aussi qui avait vu les deux médecins partir ensemble à 17 heures le jour de la mort de Bonvoisin.

L’accusé entend ce récit et se maudit d’avoir sous-estimé cette pauvre fille ! Le capitaine poursuit ainsi son rapport. « Ce qui les avait mis sur la voie ? Le grain de café retrouvé sous une chaussure du mort. En allant chercher le docteur la première fois, il avait remarqué la magnifique machine à café neuve, un percolateur dans lequel le connaisseur ne met que du café fraichement moulu. Il en aurait bien pris une tasse ! C’est à cause du café qu’il a fait le lien. D’ailleurs, ce grain de café provient bien du paquet entamé prélevé chez le docteur. L’accusé n’a jamais pardonné à son confrère de lui avoir piqué sa compagne. Il s’agit bien d’un meurtre avec préméditation ! »

De l’autre côté de la cloison, l’accusé, atterré, se lamente : « Un grain de café ! Mais comment n’ai-je pas pensé à l’enlever de la chaussure, sous le massif de rhododendrons, dans le Jardin Public de Bordeaux, ce matin-là ? »

 

Anne-Marie, 11 juin 2017

Bordeaux

(A partir de 4 mots donnés par Juliane et Xavier : lesquels ?)

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