Travaux en cours

Contes, dessins et pédagogie. Ou l'inverse.

Le cordonnier philosophe

Il était une fois au pays des Châtaigniers, un cordonnier. Pas n’importe quel cordonnier, un cordonnier philosophe. Sa petite boutique de cordonnier se trouvait à une extrémité de la grande gare de la capitale du pays des Châtaigniers, à la sortie d’un couloir du métro, au débouché d’un escalator descendant des quais de la gare.

On peut dire qu’il en voyait passer du monde. Des tas de gens pressés, avec des valises à roulettes ou des sacs à dos, des serviettes à documents ou des cartables à ordinateurs portables, des gibecières en bandoulière ou des musettes à repas, certains les mains dans les poches … des gens un peu perdus aussi, dans un sens ou dans l’autre, cherchant leur chemin sur les panneaux, s’arrêtant net ou rebroussant chemin au risque de se faire bousculer.

Et puis, de temps en temps, une de ces personnes s’arrêtait dans son échoppe. Qui pour refaire une clé, un talon, une couture sur une chaussure … Le temps d’effectuer ces menues réparations, il en profitait pour s’entretenir avec ses clients d’un jour. Certains, à sa place, auraient discuté de la pluie et du beau temps, mais pas lui ; il faut dire qu’il ne voyait pas grand-chose du temps qu’il faisait dehors. Lui, il aimait discuter de littérature et de philosophie. Il faisait collection de ces rencontres improbables en décrivant ses auteurs favoris, lançant ainsi une discussion : Marguerite Yourcenar et Cabu mais pas Sartre, Maupassant, ses livres et ses contes, et tant d’autres. Aux connaisseurs, il avouait son admiration inconditionnelle, sa passion, pour Pic de la Mirandole qui parlait tant de langues, connaissait tout sur tout et abordait chaque sujet avec différents points de vue. Une discussion sur les mérites des uns et des autres s’engageait alors. Il finissait par demander humblement quel était le métier de ces gens si intéressants qui avaient partagé avec lui ces quelques instants volés au temps qui passe. Cela était si précieux à ses yeux qu’il ne manquait pas de remercier chaleureusement ses clients. Il ajoutait immédiatement cette belle rencontre à sa collection.

Et puis un jour, ou peut-être une nuit, un client arrêté par le besoin de porte-clés de différentes couleurs, se mit à lui raconter ses voyages, quarante-cinq pays visités, poussé par les obligations de son travail. Quarante-cinq pays ! Le cordonnier se rendit compte qu’il n’avait jamais voyagé que dans ses livres. Ce qui ne lui avait jamais posé de problème auparavant devint à ce jour une sorte d’idée fixe et une intense matière à regrets. Le nez dans ses livres, n’était-il pas passé à côté de la vraie vie ? C’était un sujet pour un philosophe mais cela le touchait trop pour qu’il en fit un thème de réflexion et d’échanges. Il en perdit peu à peu l’appétit. La seule vue d’un livre le dégoutait. Il ne discutait plus avec ses clients, faisant machinalement les gestes de son métier, saluant au minimum, sans sourire. D’un œil sombre, il regardait ces gens avec leurs valises, remarquant maintenant les étiquettes prouvant leur passage dans des contrées variées. Il s’étiolait au fin-fond de la grande gare de la capitale, lui si joyeux et si avenant auparavant.

Cet état dura quelques semaines jusqu’à l’apparition au comptoir de sa petite boutique d’un jeune homme d’une trentaine d’années. De longs cheveux, un visage en longueur surmonté d’un petit chapeau rouge vif. « Buongiorno, je m’appelle Giovanni ». Sans hâte, le cordonnier leva les yeux et lui demanda ce qu’il voulait d’un ton apathique. Giovanni le contempla un long moment avant de répondre « Toi qui m’as étudié, ne penses-tu pas que la vie mérite quelques efforts ? Tu sais à quel point il est important pour moi de regarder chaque chose de différents points de vue. »

Le cordonnier ébahi fixait le jeune homme. Un éclat commençait à renaitre dans son regard. L’autre continua : « Tu le sais, j’ai moi-même beaucoup voyagé en mon temps mais je me suis aussi beaucoup instruit dans les livres. Je t’invite à faire un pas de côté et à regarder cette affaire de voyage d’un autre œil. Demande-toi ce que cet homme, que tu considères si chanceux, a pu voir de la richesse de ces quarante-cinq pays. Que connait-il de la vie et des pensées des hommes qui y demeurent ?  A-t-il pu découvrir les merveilles naturelles et architecturales de ces contrées ? Doit-il être forcément plus heureux que toi, lui qui passe sa vie entre deux avions ? » Il reprit : « Voltaire, qui pourtant ne m’aimait pas, apporte une réponse dans son Candide, l’as-tu lu ? » sur ces mots, il tourna les talons et disparut dans la densité de la foule, ne laissant à voir que le sommet de son chapeau rouge.

Pic de la Mirandole ! En personne, il était venu redonner le courage d’affronter la vie au cordonnier philosophe. Celui-ci n’en revenait toujours pas. Il ferma sa petite échoppe et se rendit dans une des multiples librairies de la grande gare pour y trouver le livre conseillé. Son esprit, réveillé par les propos de celui qu’il admirait tant, fonctionnait à nouveau. Et si le grand voyageur n’était en fait qu’une sorte de collectionneur de pays ? De cette sorte de collectionneur qui thésaurise, amoncèle, accumule et contemple son trésor en se félicitant de son ampleur. Et si ? et si ?

Il rentra chez lui, fort de ses nouvelles pensées. Il s’installa confortablement. Il commença par écouter un peu de cette musique lyrique qui lui mettait des larmes de bonheur aux yeux avant de se plonger dans la lecture. Le lendemain matin, il ouvrit sa boutique le sourire aux lèvres, encore immergé dans les aventures et la conclusion du héros voltairien, de Pangloss et de Cunégonde. « Il faut cultiver notre jardin. » ; oui, tout homme est capable d’améliorer sa condition et courir le monde n’est pas une solution convenant à tous. Les doutes qu’il avait rencontrés s’évaporaient maintenant. Il retrouva sa joie de vivre et de philosopher. Il la partagea de nouveau avec ses clients. Il les fit profiter de sa nouvelle sagesse tout en les écoutant, faisant son miel de ces rencontres éphémères.

Voilà pourquoi, dans le fin-fond de cette grande gare de la capitale du pays des Châtaigniers, parmi tous ces gens pressés, il en est qui le salue et lui sourit, donnant un peu d’humanité à cette fourmilière géante.

Anne-Marie, le 24 mai 2017

posted by anniedim in Les contes d'Anne-Marie and have No Comments

No comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

buy windows 11 pro test ediyorum