Le conte oriental au XVIII ème siècle: textes complémentaires

I L’image du sérail chez Montesquieu

Texte 1 : Les lettres persanes

Lettre 2

Usbek au premier eunuque noir, à son sérail d’Hispahan

Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t’ai confié ce que j’avais dans le monde de plus cher ; tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose et jouit d’une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour ; tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu’elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.

Tu leur commandes, et leur obéis ; tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés et leur fais exécuter de même les lois du sérail. Tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.

Texte 2 : Les Lettres persanes

Lettre 3

Zachi à Usbek (Zachi est l’une des femmes d’Usbek. Elle fait partie du sérail).

Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne; il te dira qu’aucun accident ne nous est arrivé. Quand il fallut traverser la rivière et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon la coutume, dans des boîtes: deux esclaves nous portèrent sur leurs épaules, et nous échappâmes à tous les regards.

Comment aurais-je pu vivre, cher Usbek, dans ton sérail d’Ispahan, dans ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence? J’errais d’appartements en appartements, te cherchant toujours, et ne te trouvant jamais; mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma félicité passée. Tantôt je me voyais en ce lieu où, pour la première fois de ma vie, je te reçus dans mes bras; tantôt, dans celui où tu décidas cette fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté. Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuisé tout ce que l’imagination peut fournir de parures et d’ornements. Tu vis avec plaisir les miracles de notre art; tu admiras jusques où nous avait emportées l’ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles: tu détruisis tout notre ouvrage. Il fallut nous dépouiller de ces ornements qui t’étaient devenus incommodes; il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur; je ne pensai qu’à ma gloire. Heureux Usbek, que de charmes furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps errer d’enchantements en enchantements: ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer; chaque grâce nouvelle te demandait un tribut; nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets; tu nous fis passer en un instant dans mille situations différentes: toujours de nouveaux commandements et une obéissance toujours nouvelle. Je te l’avoue, Usbek: une passion encore plus vive que l’ambition me fit souhaiter de te plaire . Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton coeur; tu me pris; tu me quittas; tu revins à moi, et je sus te retenir, le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde: tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. […]Mais où suis-je? Où m’emmène ce vain récit? C’est un malheur de n’être point aimée; mais c’est un affront de ne l’être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans des climats barbares. Quoi! tu comptes pour rien l’avantage d’être aimé? Hélas! tu ne sais même pas ce que tu perds! Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus; mes larmes coulent, et tu n’en jouis pas; il semble que l’amour respire dans le sérail, et ton insensibilité t’en éloigne sans cesse! Ah! mon cher Usbek, si tu savais être heureux!

Du sérail de Fatmé, le 21 de la lune de Mharran 1711


Texte 3 : Lettres persanes

Lettre 161(dernière lettre de l’ouvrage)

Roxane à Usbek, à Paris.(Roxane est une autre des épouses d’Usbek. Celui-ci a appris l’infidélité de Roxane et a fait exécuter son amant par les eunuques qui ne s’étaient pas laissés acheter).

Oui, je t’ai trompé; j’ai séduit tes eunuques; je me suis jouée de ta jalousie; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir; le poison va couler dans mes veines.

Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus? Je meurs; mais mon ombre s’envole bien accompagnée: je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs?

Non: j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre: j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon coeur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un coeur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux: tu me croyais trompée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage? Mais c’en est fait: le poison me consume; ma force m’abandonne; la plume me tombe des mains; je sens affaiblir jusqu’à ma haine; je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

Texte 4 : SERAIL : dictionnaire Montesquieu (article de Philip Stewart)

Situé entre une institution historiquement donnée et un mythe de la volupté, le sérail devient le symbole d’un certain type de situation sociale et politique.

2 L’aspect « roman du sérail » des Lettres persanes a longtemps été regardé comme frivole; les critiques en furent visiblement gênés. Gustave Lanson raillait un peu la « curiosité libertine » qui avait amené Montesquieu à mettre en scène « la vie oisive et voluptueuse du sérail, des femmes très blanches surveillées par des eunuques très noirs, des passions ardentes, des jalousies féroces, des désirs enragés. » Mais il se rassure : « ce n’est là qu’un ornement » qui ne nuit pas à l’essentiel (p. 695). Toutefois les violences à peine contenues du sérail ne tardent pas à se faire jour, et avec le temps le sérail, en l’absence du maître, se transforme en chaudière prête à exploser.

3 Le sérail est constitué par une circonstance matérielle — les murs d’un palais — et les trois catégories d’êtres qu’ils renferment : le maître, ses femmes, les eunuques, qu’ils gardent le palais (les blancs) ou qu’ils surveillent les femmes (les noirs). Le maître est libre, et les eunuques blancs communiquent avec le monde extérieur ; pour les autres le sérail est « une prison perpétuelle, dont l’on ne sort que par un coup de hasard ».

4 Mais alors que le lieu se définit par la contrainte exercé par un seul, on lui prête une idéalité fantaisiste qui est celle du plaisir qu’inspire la passion . Amour et volupté, la quintessence même d’une certaine image de l’Orient, voilà la face officielle du sérail. Satiété aussi, le maître-amant étant comblé au-delà même du désir, ce qui en fait un symbole du désir en général . Tout en parlant à ses femmes tant en amant qu’en maître, Usbek avoue dès le début sa lassitude : « Ce n’est pas, Nessir, que je les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité, qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour, et l’ai détruit par lui-même » (LP, 6).

5 En fait le langage passionné est une arme dont dispose la femme manœuvrant pour se tailler ou garder une place de favorite : langage contraint et quasi obligatoire, qui ne révèle donc rien de certain quant au fond de son cœur.

6 Les années s’écoulant à Paris, l’absence d’Usbek se fait cruellement sentir ; lui cependant, même averti du danger, hésite à sévir, tandis que la situation ne cesse de se détériorer. Usbek ne s’en occupe pas ; depuis la Lettre 63 [65] jusqu’à la Lettre 139 [147] — c’est-à-dire chronologiquement entre 1714 et 1720 — il n’y a pas une seule lettre d’Usbek se rapportant au sérail.

La catastrophe finale peut être envisagée sous l’angle d’un vice endémique du système qui ne peut que mener progressivement au désastre, effet de la carence du maître, clef d’un système oppressif en l’absence duquel tout s’effondre.

7 On a voulu voir aussi dans le sérail persan le miroir du couvent chrétien ; la comparaison entre les eunuques et les prêtres voués à la chasteté avait d’ailleurs été suggérée par Chardin.

8 Le rôle du maître dans son sérail présente des analogies évidentes avec celui du despote dans l’État, l’un et l’autre contribuant à l’image prépondérante qu’on se fait de l’Orient. Le sérail, système clos, constitue un laboratoire où la décadence s’installe faute de stabilisation imposée de l’extérieur.

II Images de Constantinople au XIX ème siècle :

Récits de voyage

1)       Alphonse de Lamartine, « Clair de lune », 1835 ; Voyage en Orient

Ce soir, par un clair de lune splendide qui se réverbérait sur la mer de Marmara et jusque sur les lignes violettes des neiges éternelles du mont Olympe, je me suis assis seul sous les cyprès de l’échelle des morts, ces cyprès qui ombragent les innombrables tombeaux des musulmans, et qui descendent des hauteurs de Péra jusqu’aux bords de la mer ; ils sont entrecoupés de quelques sentiers plus ou moins rapides, qui montent du port de Constantinople à la mosquée des derviches tourneurs. Personne n’y passait à cette heure, et l’on se serait cru à cent lieues d’une grande ville, si les mille bruits du soir, apportés par le vent, n’étaient venus mourir dans les rameaux frémissants des cyprès. Tous ces bruits, affaiblis déjà par l’heure avancée ; chants de matelots sur les navires, coups de rames des caïques dans les eaux, sons des instruments sauvages des Bulgares, tambours des casernes et des arsenaux ; voix de femmes qui chantent, pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtres grillées ; longs murmures des rues populeuses et des bazars de Galata ; de temps en temps le cri des muezzins du haut des minarets, ou un coup de canon, signal de la retraite, qui partait de la flotte mouillée à l’entrée du Bosphore, et venait, répercuté par les mosquées sonores et par les collines, s’engouffrer dans le bassin de la Corne d’Or, et retentir sous les saules paisibles des eaux douces d’Europe ; tous ces bruits, dis-je, se fondaient par instants dans un seul bourdonnement sourd et indécis, et formaient comme une harmonieuse musique où les bruits humains, la respiration étouffée d’une grande ville qui s’endort, se mêlaient, sans qu’on pût les distinguer, avec les bruits de la nature, le retentissement lointain des vagues, et les bouffées du vent qui courbaient les cimes aiguës des cyprès. C’est une de ces impressions les plus infinies et les plus pesantes qu’une âme poétique puisse supporter. Tout s’y mêle, l’homme et Dieu, la nature et la société, l’agitation intérieure et le repos mélancolique de la pensée. On ne sait si on participe davantage de ce grand mouvement d’êtres animés qui jouissent ou qui souffrent dans ce tumulte de voix qui s’élèvent, ou de cette paix nocturne des éléments qui murmurent aussi, et enlèvent l’âme au-dessus des villes et des empires, dans la sympathie de la nature de Dieu.

Le sérail, vaste presqu’île, noire de ses platanes et de ses cyprès, s’avançait comme un cap de forêts entre les deux mers, sous mes yeux. La lune blanchissait les nombreux kiosques, et les vieilles murailles du palais d’Amurath sortaient, comme un rocher, du vert obscur des platanes. J’avais sous les yeux et dans la pensée toute la scène où tant de drames sinistres ou glorieux s’étaient déroulés depuis des siècles. Tous ces drames apparaissaient devant moi avec leurs personnages et leurs traces de sang ou de gloire.

2)       Théophile Gautier, Constantinople, 1853

Cette vue est si étrangement belle, que l’on doute de sa réalité. On croirait avoir devant soi une de ces toiles d’opéra faites pour la décoration de quelque féerie d’Orient et baignées, par la fantaisie du peintre et le rayonnement des rampes de gaz, des impossibles lueurs de l’apothéose.

Le palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses murailles blanches crénelées, ses kiosques treillagés, ses jardins de cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes ; la mosquée du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets pareils à des mâts d’ivoire ; Sainte-Sophie, élevant son dôme byzantin sur d’épais contreforts rayés transversalement d’assises blanches et roses, et flanquée de quatre minarets ; la mosquée de Bayezid, sur laquelle planent comme un nuage des bouffées de colombes […]

L’eau argentée de la Corne d’Or reflète ces splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à la magie du spectacle ; des vaisseaux à l’ancre, des barques turques carguant leurs voiles ouvertes comme des ailes d’oiseaux, servent, par leurs tons vigoureux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs à ce fond de vapeur à travers laquelle s’ébauche avec les couleurs du rêve la ville de Constantin et de Mahomet II. Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les décorations de théâtre, d’éclairage et de perspective ; quand on approche, le prestige s’évanouit, les palais ne sont plus que des baraques vermoulues, les minarets que de gros piliers blanchis à la chaux ; les rues étroites, montueuses, infectes, n’ont aucun caractère ; mais qu’importe, si cet assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d’arbres colorés par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer ? L’aspect, quoique résultant d’illusions, n’en est pas moins vraiment beau.

3)       Comtesse de Gasparin, « À Constantinople », 1867 ; Journal d’un voyage du Levant

Ah ! qu’ils ne viennent point ici, les gens au regard court, dont l’œil incessamment ouvert sur les proses de l’aspect se fait aveugle pour l’idéal. Ceux-là, pas une tache de boue ne leur échappe ; ils comptent les fêlures de la vitre ; la moisissure sort pour eux des murailles ; mille objets repoussants s’échelonnent sur leur chemin ; les chiens leur aboient aux jambes, des loques sordides se frottent à leurs habits, les vers ont rongé la pelisse de ce Tartare, le caftan de ce Turc est usé jusqu’à la corde, des fardeaux incommodes bousculent les passants, l’odorat souffre, la vue pâtit ; qui niera la réalité de ces faits enregistrés avec un grognement de plaisir ? Pas moi. Seulement, tandis qu’ils vont ainsi le nez dans toutes les fanges, nous marchons la tête mieux levée ; ce qui nous apparaît, c’est la poésie et c’est l’idéal. Non, l’idéal ne ment pas ; non, la poésie n’est point une aventurière aux parures de clinquant ; ses bijoux sont de fin or, et les beautés que l’idéal nous révèle existent bien positivement.

Voulez-vous de la prose ? les rues sont sales, il y a des tas de chiens partout, on se tord le pied dans les pavés mal joints, on respire une poussière qui ne sent pas bon : les vieux Turcs, et même les jeunes, ne se lavent pas plus qu’il ne faut ; il fait une chaleur atroce ; des rencontres hideuses, animaux morts, pourritures de toute espèce offensent le regard ; êtes-vous content ? Moi, le ravissement me fait battre le cœur, car j’ai reconnu les Scheiks de l’Orient : ce pauvre savetier, dans sa gravité solennelle, semble dire comme Abraham : « Je suis prince parmi mon peuple ! », ces Tartares m’apportent le souffle de la vie indépendante, ces Tcherkesses me parlent de résistance héroïque au pied du Caucase ; lorsqu’une femme la tête enveloppée du yachmak arrête sur moi ses yeux si profonds et si doux, la porte du harem s’est entrebâillée, j’y pénètre sur ses pas […]ces races diverses, ces idiomes étrangers des pays où se lève le soleil, tout resplendit, tout est vrai, rien ne m’arrachera ma belle vision.

4)       Louis Bertrand, Le Mirage oriental, 1910

Cette ville, qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n’est (à part ses mosquées monumentales) qu’un ramassis de cambuses croulantes, un dédale de venelles dépavées et coupées de fondrières. Malheur au touriste ignorant qui s’y risque en fiacre ! D’abord, presque régulièrement, le cocher, qu’on a pris à Péra, connaît mal Stamboul et ne tarde pas à vous égarer. Ensuite, le supplice des cahots y dépasse tout ce qu’on peut imaginer. […]Traversons, en nous bouchant le nez, les tristes galetas des juifs et les campements des Gitanes ! Toute cette partie de Stamboul jusqu’à Édirné-Kapou est proprement infâme, bien qu’il s’y découvre pourtant de délicieux jardinets, qui sont comme des oasis de fraîcheur et de propreté dans cette pouillerie aride. Franchissons la porte d’Édirné et suivons la route défoncée et poudreuse qui se déroule, pendant des kilomètres, au pied des remparts byzantins, jusqu’à la mer de Marmara. Nous voici maintenant dans le plus pur Moyen Âge !  […]

Stamboul est assez justement louée, pour que l’indication de ses tares donne plus de prix à l’éloge. En vérité, un certain courage est nécessaire à quiconque la veut contempler sous tous ses aspects. Autant que personne, je me suis émerveillé de sa Corne d’Or. Le soir en caïque, au coucher du soleil, j’y ai goûté des minutes de ravissement peut-être uniques. Il faut que ce paysage soit bien extraordinaire, pour vous faire oublier ainsi les haut-le-cœur de l’embarquement. Près des pontons, et pendant un trajet de deux cents mètres au moins, on vogue sur les flots d’une sentine. Les canaletti les plus infects de Venise ne sont rien en comparaison. C’est seulement au large qu’on ose ouvrir ses poumons et qu’on respire un air à peu près pur. D’ailleurs, toute la péninsule constantinienne nage dans l’ordure, elle est ceinte d’une zone houleuse de détritus et d’épaves. À la pointe du Vieux-Sérail, un matin que la mer était grosse, nous faillîmes nous briser contre la coque d’un bateau marchand échoué là depuis des années : elle doit y être encore, et il est permis de conjecturer que l’imperturbable indolence des Turcs l’y laissera reposer longtemps, s’il plaît à Dieu !

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