Autour d’Orphée: Baudelaire, la mort des amants

Etienne Carjat, Baudelaire, c. 1863. Metropolitan Museum of Art.

Paru en 1857, Les Fleurs du Mal comporte 6 sections, Spleen et idéal, Tableaux Parisiens, Le Vin, Les Fleurs du Mal, Révolte, la Mort. Cette dernière section représente donc l’aboutissement du parcours: si toutes les tentatives pour échapper à la contradiction entre Spleen et Idéal ont échoué, la mort apparaît comme la solution ultime. Le poème « La mort des Amants » ouvre cette partie, qui comprend en outre quatre autres textes: « La mort des Pauvres » , « La Mort des Artistes », « La fin de la journée » , « Le Rêve d’un Curieux » , « Le Voyage » .

A l’instar de la section consacrée au Vin (« Le vin des chiffonniers » , « Le vin de l’assassin » , « le vin du solitaire » , « Le vin des amants » ), la mort est envisagée en fonction de différentes catégories de personnes. A son tour, dans ce poème, Baudelaire allie l’amour et la mort. De quelle manière choisit-il de traiter un thème aussi usuel dans l’histoire des arts?

Loin de donner à la mort un caractère terrifiant venu détruire le bonheur des amants ou d’en faire le refuge de couples maudits par le monde qui les entoure, Baudelaire présente celle-ci comme le prolongement naturel de l’amour, non pas dans une atmosphère de violence passionnelle, mais à l’inverse dans une douceur de plus en plus morbide, associée à l’enfermement et à la volonté fusionnelle des amants.

I La douceur morbide du poème

1 Ce texte a très vite été mis en musique, ce qui témoigne bien de sa grande douceur et de son extrême musicalité. A l’origine de cette impression, le choix du décasyllabe, forme de vers rare dans les sonnets de Baudelaire. Sa brièveté le rend bien sûr plus léger que l’alexandrin, et la régularité des coupes tout au long du texte (Césure systématique à l’hémistiche, 5/5) accentue la sérénité d’un rythme qui ignore toute rupture brutale.

Les sonorités concourent également à cette douceur: les nasales se multiplient: par exemple, « an » ou « on »:

An: amants, divans, étranges (1Q)

usant, dans (2Q)

échangerons, sanglot (1T)

ange, entrouvrant (2T)

ON: aurions, profonds, tombeaux (1Q)

seront, réfléchirons (2Q)

échangerons, long (1T)

Par ailleurs, l’utilisation du futur (« Nous aurons », « nous échangerons ») et l’emploi d’une première personne du pluriel, qui succède à la mention des « amants » dans le titre nous suggère qu’il s’agit là d’un avenir rêvé et espéré qui peut être revendiqué de manière générale par tous les amants.

2 Le glissement de la sensualité à la mort

La première strophe joue sur la mise en place d’une atmosphère sensuelle: la mention des « lits » et des « divans » suggèrent  l’amour charnel, tandis que les plaisirs des sens sont aussi évoqués par l’odorat (« d’odeurs légères » ) et par la vue (« étranges fleurs » ). L’emploi systématique des pluriels (« des lits » , « des divans » , « d’étranges fleurs » ), la précision apportée par l’adjectif « pleins de » suggèrent l’abondance, et l’utilisation « d’étrange » peut faire penser à l’exotisme, ce que l’expression « les cieux plus beaux » pourrait confirmer. On retrouve dans cette présentation l’atmosphère que suggérait une poème comme L’invitation au Voyage.

L’invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

En même temps, la comparaison des divans à des « tombeaux » (mis à la rime avec « beaux« ) modifie le sens des termes déjà mentionnés: le lit devient lit funéraire, l’adjectif profond suggère l’ensevelissement sous terre (effet d’écho avec l’allitération: profonds, tombeaux). Quant aux fleurs, elles prennent aussi une valeur funèbre. « Les cieux plus beaux » à leur tour peuvent renvoyer à une sorte d’au delà.

La deuxième strophe continue dans cette présence morbide: le premier vers évoque une agonie programmée « usant à l’envi nos chaleurs dernières » . Cependant l’atmosphère reste sereine, par la mention de la chaleur et de la lumière, et les comparaisons choisies par Baudelaire font surgir « flambeaux » et « miroirs » qui semblent venir compléter le mobilier de la chambre des deux amants.

3 Importance de la spiritualité

Dernier élément qui contribue à cette sensation de douceur, lors même qu’il est question de la mort, l’importance accordée à la spiritualité: dans le 2Q l’amour est présenté essentiellement comme spirituel: « nos deux coeurs« , « nos deux esprits » (comme métonymie des amants), ce que l’on retrouve à la strophe suivante: « un soir fait de rose et de bleu mystique« : le soir (la fin de vie) est ici associée à deux couleurs douces, dont l’une, le bleu, est connue pour être la couleur de la spiritualité, tandis que la seconde, le rose, renvoie à la fleur du même nom, symbole de pureté et de perfection.

Dans ce contexte, la mort est présentée comme un moment privilégiée de fusion spirituelle, même si la dimension charnelle peut également se lire de manière sous-jacente: « nous échangerons un éclair unique ». Le verbe « échanger » s’oppose à « réfléchirons » en  manifestant une véritable rencontre entre les amants, et « l’éclair unique » à l’inverse de « leurs doubles lumières » est l’indice d’une fusion qui ne peut qu’impliquer le foudroiement. La comparaison avec « le long sanglot, tout chargé d’adieux« renvoie à l’imagerie traditionnelle qui dans un premier temps fait de la mort celle qui sépare avant de réunir.

Portait de Baudelaire, par Courbet (Musée Fabre, Montpellier) 1848

II La mort comme aboutissement naturel de l’amour

1 Un monde clos, qui refuse toute altérité

Le poème évoque un monde clos, hermétiquement refermé sur les deux amants. le décor est celui d’une chambre (Mobilier: lits, divans, étagère, voire par métaphore flambeaux et miroirs). La mention des « lits » et « des divans » comme cod du verbe avoir tend même à restreindre l’espace à ces deux éléments. La mention au vers 12 de l’Ange « entrouvrant les portes » appuie cette dimension de fermeture, qui fait déjà de la chambre elle-même un tombeau.

Par ailleurs, les deux amants sont toujours envisagés comme une seule personne: le poème utilise la première personne du pluriel (« Nous aurons », « pour nous » , « nous échangerons » , pour ce qui est des pronoms personnels; « nos  deux coeurs » , « nos deux esprits » en ce qui concerne les adjectifs possessifs).  Aucune mention d’un « je » ou d’un « tu ».

De même, les amants sont présentés comme exactement semblables: la répétition de « deux » à trois reprises le marque clairement: « nos deux coeurs » répond exactement à « nos deux esprits » , ces expressions étant placées de la même manière au début du vers. Quant « aux deux vastes flambeaux » qui répondent aux « deux coeurs » , ils sont mis à la rime avec « jumeaux » , terme lui-même annoncé par l’adjectif « doubles » au vers précédent. La multiplication des allitérations en « on », « an », « eu » tisse également un réseau étroit de correspondances. La strophe met en évidence la gémellité des amants, ce que suggère davantage encore la métaphore filée du miroir (« réfléchirons » , « doubles » , « miroirs » ).

De fait, cette mention du miroir prête à réflexion (sans jeu de mot). Car avec ces deux amants si semblables l’un à l’autre, on peut penser à Narcisse et à sa triste fin. Sans altérité véritable, dans un enfermement qui interdit toute confrontation au monde, l’amour peut-il être autre chose que mortifère?

2 Une éventuelle Rédemption?

Le dernier tercet semble annoncer la Rédemption avec l’arrivée d’un Ange (noter la majuscule). La précision temporelle « Plus tard » tend à certifier cette venue. Deux adjectifs positifs viennent le qualifier « fidèle » et « joyeux » (mis à la rime avec « adieux« , ce qui tend à montrer que cet adieu n’était que temporaire), et toute son intervention manifeste le retour de la vie: « Viendra » , verbe de mouvement ouvre le vers, « ranimer » implique un recommencement, les sonorités en i (viendra; ranimer, fidèle) dissipent l’atmosphère morbide du poème.

Le dernier vers cependant reste ambigu: bien sûr on peut penser que « les miroirs ternis » (allitération er i et en r) renvoient à nos deux esprits et « les flammes mortes » à « nos deux coeurs ». Dès lors, l’Ange ferait revivre les deux amants, en vue d’un avenir en conformité avec son propre comportement (Fidélité et joie). L’ouverture des portes symboliserait cette entrée dans l’autre monde. Néanmoins, on est frappé de la disparition absolue du « nous » dans cette dernière strophe, les amants ne subsistant plus que sous une forme métaphorique, miroirs ou flammes, auxquels sont associés de plus des adjectifs bien inquiétants « ternis » , « mortes » . Le dernier vers retrouve une tonalité funèbre. On constate ainsi que le poème qui avait commencé par le mot « mort » s’achève également par le même terme « mortes » .

Conclusion

Si ce texte a beaucoup fasciné , il n’est pas sûr que ce soit parce qu’il donnerait une image soi disant « positive » de la mort, en réhabilitant l’amour. La morbidité du poème reste extrême, et les amants célèbrent une relation mortifère qui finit par les faire disparaître. On retrouve dans une certaine mesure ici l’ambiguïté des grandes figures amoureuses de la littérature, qu’il s’agisse de Tristan et Yseut ou de Roméo et Juliette, qui semblent choisir un amour impossible pour accéder plus vite au trépas. La dernière partie des Fleurs du Mal reste bien la tentation de la mort, et les amants s’y abandonnent avec volupté.

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