Inégalités : les classes moyennes en France face à la mondialisation

 

Gilets jaunes à Paris réclamant de « pouvoir remplir son frigo dignement » © AFP / Alain Jocard

https://www.franceinter.fr/societe/en-photos-de-gilets-jaunes-lives-matter-a-stop-macron-les-slogans-adoptes-par-les-gilets-jaunes

 

Avec l’amorce de la campagne présidentielle de 2022, le débat sur les inégalités de richesses en France est ravivé autour du bilan de la présidence Macron. Dès décembre 2020, une étude de France Stratégie (ici) mettait l’accent sur le fait que le système redistributif français est l’un des plus correctif d’Europe : les inégalités mesurées par exemple par l’indice de Gini sont significativement moins fortes après redistribution (indice de 0,29) par rapport à leur amplitude avant celle-ci (0,37). Plus proche de nous, un volumineux rapport de trésor-économie publié cet automne (ici) montre que depuis le début du quinquennat le niveau de vie des différents déciles de la population française a augmenté avec notamment une progression relative comprise entre 2,5 et 4 % pour les deux déciles les plus pauvres. Depuis la publication de ce document, des contre-feux font valoir que ces progressions en pourcentages pèsent peu lorsqu’on regarde les données en valeurs absolues (ici). Derrière cette polémique politique sur la « vérité des chiffres », se dissimule pourtant un débat de fond à propos duquel l’analyse économique peut être utilement mobilisée. Qu’en est-il de l’évolution des inégalités de revenus au sein des pays de l’UE et en France en particulier ? Comment articuler le fait peu contestable que le revenu de l’ensemble des ménages en France progresse et ce malgré la crise sanitaire (données de l’Insee ici) avec un autre constat, non moins contestable, selon lequel les conditions d’existence des catégories les plus modestes en France se dégradent ou, à tout le moins, ne progressent pas ?

Plus que la question de la hausse des niveaux de vie des ménages en France (entendus comme le revenu disponible d’un ménage divisé par le nombre d’unité de consommation), c’est celle des écarts de pouvoir d’achat, entendu comme le volume de biens et services qu’un revenu permet d’acheter, et de l’évolution de ces écarts entre les ménages français d’une part et entre les ménages français et ceux des autres pays insérés dans la mondialisation d’autre part qui se pose.  Pour comprendre le débat français sur les inégalités, il faut prendre en premier lieu la mesure de ce qui se joue au niveau mondial pour comprendre comment la mondialisation redistribue les cartes des richesses.

 

Une convergence des revenus du travail entre les pays insérés dans la mondialisation

Un des faits saillants de la mondialisation depuis quelques décennies est celui de la progression des revenus du travail dans les pays émergents et, par conséquent, de la hausse du pouvoir d’achat des classes moyennes, elles-mêmes émergentes de ces pays.

En 1964, dans des travaux distincts, les économistes Bela Balassa et Paul Samuelson mettent en évidence un mécanisme qui relie les écarts de productivité avec des écarts de niveau de prix entre des pays dont les niveaux de développement sont différents. Ils montrent par ailleurs que cette interaction à un effet sur le taux de change des différents pays qui participent à la mondialisation. Par la suite ce mécanisme a pris le nom d’effet Balassa-Samuelson. Il existe dans toute économie, même si c’est à des degrés divers selon les pays, d’une part un secteur abrité de la concurrence internationale qui produit et vend des biens et services non échangeables (repas dans un restaurant, soins prodigués par un institut de beauté, service éducatif, garage réparant les automobiles, etc.) et, d’autre part, un secteur exposé à la concurrence internationale qui produit et vend des biens et services échangeables sur le marché domestique – tradable goods – comme à l’international (produits industriels, services bancaire et d’assurance, produits technologiques, etc.). Empiriquement, on observe que le secteur abrité occupe une part relative dans le système productif plus importante dans les pays en rattrapage que dans les pays riches. Dans ce secteur abrité, les niveaux de productivité sont à peu près comparables dans tous les pays du monde. En revanche, dans le secteur exposé, la productivité moyenne est logiquement plus faible dans les pays en rattrapage que dans les pays riches du fait notamment des différences de progrès technique et de qualification de la main d’œuvre. Il en découle que les salaires sont plus faibles dans le secteur exposé des pays en développement par rapport à ceux des pays riches (écart de salaires entre les ingénieurs de la Silicon Valley et ceux de Bangalore dans les années 2010 par exemple). Cependant, il existe des interactions entre les niveaux de rémunération des deux secteurs : le niveau des salaires dans le secteur exposé conditionne ceux du secteur abrité de sorte que les revenus du travail dans la restauration, la santé ou l’hôtellerie sont initialement plus faibles dans les pays en rattrapage qu’en Europe (le prix d’un menu dans un restaurant à Manille dépend du salaire moyen des banquiers… de Manille). Avec leur insertion dans la mondialisation, les pays en rattrapage (Chine dans les années 2000, Vietnam, Philippines, Thaïlande aujourd’hui) connaissent une pression inflationniste : au fur et à mesure de leur développement économique, leur productivité globale des facteurs augmente sous les effets notamment de transfert de progrès technique et de l’accumulation du capital. Dans le secteur exposé, les salaires augmentent en parallèle de la productivité et, de proche en proche, cela contamine le secteur abrité sans que celui-ci ne connaisse de gains de productivité (c’est ce qu’on appelle par ailleurs la loi de fatalité des coûts). Dans le secteur abrité, la hausse des salaires se répercute sur les prix à la consommation : le niveau général des prix est tiré à la hausse. Cependant, tant que la productivité du secteur exposé est plus faible dans le pays en rattrapage que dans le pays développé mais qu’elle croit plus rapidement, le taux de change réel du premier augmente malgré l’accélération de l’inflation. L’effet Balassa-Samuelson montre que plus la part relative du secteur abrité dans l’économie en rattrapage est grande, plus ce mécanisme de hausse du taux de change réel avec inflation est prononcé tandis que le revenu réel de la population active progresse.

En fin de compte, le rattrapage économique des pays émergents, qui comble l’écart de productivité qui les sépare des pays riches dans le secteur exposé (et donc les activités exportatrices), conduit de proche en proche à ramener le taux de change vers la parité de pouvoir d’achat en même temps que les écarts d’inflation se compensent et que les revenus réels du pays en rattrapage progressent plus vite que ceux du pays développé. Empiriquement, c’est ce qui s’est produit par exemple entre l’Espagne et la France à partir du début des années 1980 lorsqu’avec son adhésion à la CEE (1986) son développement économique s’accélère. A terme, l’effet Balassa-Samuelson ne « joue plus » et les écarts de pouvoir d’achat se compensent de façon indolore pour les ménages français. En revanche, lorsqu’on considère des pays marqués par de forts écarts de développement et dont les contextes institutionnels sont très différents (le sud-est asiatique vis-à-vis de l’Europe par exemple), le pays le plus pauvre des deux qui dispose d’un important secteur abrité, voit l’effet Balassa-Samuelson s’appliquer à partir du moment où il entre en phase de rattrapage. Il en résulte que le pouvoir d’achat des classes moyennes montantes de ce pays progresse rapidement, tandis que dans les pays riches, proches de la frontière technologique et à croissance faible, le pouvoir d’achat stagne. La conclusion nous ramène à ce que Paul Samuelson a par ailleurs mis en évidence, dès 1941, et connu sous le nom de théorème de Stolper-Samuelson.

 

Un creusement des écarts de richesse aux dépens des classes moyennes en France et en Europe

Il résulte de ce processus que les classes moyennes des pays riches accusent une faible progression de leur pouvoir d’achat depuis les années 1990 du fait que la croissance économique a essentiellement été le fait des pays en rattrapage alors qu’aux deux extrémités de la distribution des revenus, la hausse du pouvoir d’achat est plus significative. En effet, les catégories les plus modestes en France et en UE bénéficient de dispositifs de transferts sociaux qui compensent en partie leurs faibles revenus primaires (dispositifs qui se sont accentués en France après la crise des gilets jaunes et pendant la crise sanitaire) tandis que les catégories les plus riches (les fameux « 1 % ») connaissent une hausse considérable des revenus du patrimoine et du capital du fait de la financiarisation peu régulée des économies et de la norme de corporate governance à l’œuvre dans les entreprises multinationalisées (voir à ce propos les travaux initiés par Thomas Piketty et poursuivis aujourd’hui notamment par Emmanuel Saez Gabriel Zucman). Ce phénomène a été popularisé par les analyses de Branko Milanovic il y a une dizaine d’années autour de la « courbe de l’éléphant ». Plus récemment, Lucas Chancel a repris et actualisé les données qui confirment cette tendance. Le graphique joint (cliquer sur le graphe) donne plusieurs informations essentielles :

  • Sur la période 1980-2016, le revenu réel par habitant de la moitié la « plus pauvre » des pays considérés a été multiplié par 3,8 (+280 %). Compte tenu des écarts de développement à l’œuvre au sein de ce groupe de pays, il s’agit massivement des populations à faible revenu du secteur informel des zones urbaines en Chine et en Inde ainsi que de la classe intermédiaire du secteur exposé dans ces deux pays ;
  • Sur cette même période, le revenu réel des déciles supérieurs n’a augmenté que de 50 %. Ce sont ces déciles qui concernent les classes moyennes en France et en Europe ainsi qu’en Amérique du nord. Il s’agit des franges de population dont le pouvoir d’achat a effectivement augmenté mais à un rythme considérablement plus faible que la hausse du pouvoir d’achat moyen sur l’ensemble de la période ;
  • Enfin sur l’extrémité la plus fine de la distribution, le revenu réel par tête explose : une multiplication par près de 5 pour les 0,00001 % les plus riches, c’est-à-dire les individus qui résident à la fois dans les pays développés ainsi que l’élite économique et financière des pays en rattrapage.

Source : Lucas Chancel

http://ses.ens-lyon.fr/articles/un-panorama-des-inegalites-mondiales#section-1

 

Quels enseignements quant au débat sur les inégalités en France ?

On peut identifier trois grands débats sur la base de ces apports de l’analyse économique :

  1. Les classes moyennes des pays riches apparaissent comme les perdants de la mondialisation récente. Comme le disait déjà Daniel Cohen en 2004, la mondialisation fait plus de gagnants que de perdants quant à la distribution des revenus, mais aucun dispositif politique ne prévoit de compenser les pertes des perdants. Or, le débat en France a tendance à se focaliser sur les questions de la pauvreté en raison d’une inquiétude bien légitime quant aux difficultés d’existence des populations les plus fragiles. Mais dans le même temps, les classes moyennes en emploi qui disposent prioritairement de revenus issus du travail plus que de transferts sociaux subissent les hausses de dépenses contraintes tandis que leur pouvoir d’achat stagne. En termes relatifs, elles s’appauvrissent ce qui tend à alimenter leur défiance envers les institutions et les élites. Puisque les revenus du travail sont fonction de déterminants économiques longs (niveau de qualification, gains de productivité, croissance potentielle, etc.), le politique a peu de prise à court terme sur cette situation. En revanche, il est possible de peser sur les investissements collectifs qui créent de la confiance et du maillage social faute de pouvoir augmenter directement les revenus du travail de toutes les classes moyennes (pensons par exemple aux politiques publiques de transports).
  2. Le deuxième débat porte sur l’explosion des revenus du capital financier et du patrimoine. C’est une question politiquement complexe en raison de l’impératif de régulation supranationale qu’elle implique alors qu’il s’agit d’un domaine dans lequel la souveraineté nationale a toujours été considérée comme première (la politique fiscale est de la compétence des États membres dans l’UE alors que les externalités qu’elle génère sont considérables). Les avancées récentes en matière de coordination internationale de la fiscalité des sociétés multinationales montrent cependant que des voies de réformes sont possibles. Les travaux de Zucman et Saez explorent de nombreuses pistes en ce sens.
  3. Enfin le troisième débat porte sur le rapport qu’entretient une partie significative de la population des pays d’Europe vis-à-vis de la mondialisation. Les mécanismes décrits ci-dessus quant à la progression des revenus réels des populations issues des pays émergents, s’ils ne sont pas toujours bien connus et mesurés, ont certainement un effet désespérant sur ce monde qui change et qui nous échappe. La montée des populismes et « l’hystérisation » du débat politique récemment en France en atteste. Face à cela, une des réponses possibles consiste à jouer à la fois sur la valorisation de notre place dans la compétition internationale (montée en gamme du système productif hexagonal, raccourcissement et diversification de nos chaines de valeurs, intensification de la qualification de la main d’œuvre) et sur une coordination étroite de nos politiques économiques avec les pays qui partagent les mêmes difficultés que les nôtres. L’option politique du repli national est toujours possible en démocratie, mais elle implique que l’on assume l’appauvrissement collectif qui l’accompagnerait ce qui, de surcroit, ne serait pas de nature à améliorer le sort de celles et ceux qui subissent déjà ce déclassement cumulatif.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *