Les fonds de private equity et le fantôme de Minsky : un nouveau paradoxe de la tranquillité

Un article du Monde paru lundi 28 février 2022 sous la plume de Philippe Escande est sans doute passé sous les radars du débat public du fait du drame ukrainien (« 2021 a tout simplement été la meilleure année de l’histoire de Blackstone, la plus grande société au monde d’investissement en capital privé« ). On y apprend que la firme financière Blackstone (photo de son siège social ci-dessus) spécialisée dans le private equity, c’est à dire dans les dispositifs d’achats de titres de propriété d’autres firmes qui cherchent à se constituer de nouveaux fonds propres et qui ne sont pas cotées en bourse, vient d’annoncer des profits records pour l’année 2021. Plus précisément, son résultat sur 2021 est pour elle un record absolu depuis sa création en 1985. Ces revenus du capital ont été largement distribués à ses propriétaires à commencer par son manager PDG. Comme le précise l’article : « Pour ses 75 ans, le 14 février, Stephen Schwarzman a reçu un beau cadeau de la part de l’entreprise qu’il a fondée en 1985 : un chèque d’un milliard de dollars (environ 895 millions d’euros). Une somme qui ne représente que ses revenus pour l’année 2021. En plus de son salaire somme toute modeste de 350 000 dollars, le PDG de Blackstone s’est vu gratifié de 160 millions de dollars de compensations, liées à la performance exceptionnelle de l’entreprise en 2021. Une somme déjà considérable puisqu’elle est plus de quatre fois supérieure à la paye des patrons de Morgan Stanley ou de Goldman Sachs, les deux banquiers parmi les mieux payés de la planète. A cela s’ajoute une énorme cerise sur ce gâteau déjà bien épais, près de 940 millions de dollars au titre des dividendes sur ses actions Blackstone, soit 19 % du capital ».

Cette explosion des résultats des fonds spéculatifs apparait comme d’autant plus problématique que les deux années qui viennent de s’écouler ont été caractérisées, de manière étonnamment symétrique dans l’économie mondiale, comme celles du plus fort shut-down productif depuis la seconde guerre mondiale. Partout, les PIB et, par voie de conséquence, les PIB par tête se sont fortement contractés et ce n’est que grâce aux interventions massives des États à tout le moins dans les pays avancés, que les processus de paupérisation ont pu être enrayés. La contrepartie macroéconomique, nous le savons, est la hausse des dettes publiques. Sur le plan politique, personne ne peut aujourd’hui contester l’idée selon laquelle nous sommes face à un problème de taille : la déconnexion de la sphère financière vis-à-vis de la sphère productive de nos économies  n’a sans doute jamais été aussi forte. Comment rendre juste socialement, et donc légitime, une telle aggravation des inégalités dans la distribution des richesses au moment où une crise sanitaire inédite dans l’histoire moderne a frappé la planète ?

Derrière ce problème de nature politique, se cache une question qui, de longue date, est analysée par la science économique : comment rendre compte de l’instabilité financière endogène à l’oeuvre dans nos économies mondialisées ? Et comment cette instabilité produit-elles des crises récurrentes ? L’analyse économique a produit un savoir robuste qui explique ce processus de montée en force de la finance globalisée et des risques qu’elle génère.

L’économiste américain d’origine russe post-keynésien Hyman Minsky a construit une réflexion à une époque où la globalisation de la finance était nettement plus faible qu’aujourd’hui, autour de l’hypothèse d’instabilité endogène des économies de marché. Sa posture théorique a, pendant longtemps, été considérée comme hétérodoxe et même, selon les propres mots de l’autre économiste spécialiste des crises, Charles Kindleberger, comme « particulièrement pessimiste, même lugubre avec son insistance sur la fragilité du système monétaire et sa propension au désastre »[1]. Dès 1977, il formule son hypothèse d’instabilité financière qui est ensuite reprise et analysée avec la publication de son ouvrage Stabiliser une économie instable (1986) : « l’existence de processus financiers capitalistes se traduit par la présence de forces déstabilisatrices endogènes à l’intérieur de l’économie » (Minsky, 1986-2016, p. 545).

Pour Minsky, les crises sont endogènes dans le capitalisme financiarisé et le secteur de la finance joue un rôle crucial dans la survenance de ces crises. Il montre que les agents économiques (et surtout les entrepreneurs) ont tendance, lorsqu’on se situe juste après une crise, à adopter des comportements prudents en matière de financement des investissements. Ce phénomène se renforce avec le fait que les pays qui s’inscrivent dans la globalisation financière instaurent souvent des institutions régulatrices fortes après le choc d’une crise (pensons aux Accords de Bâle I après le krach de 1987 ou aux accords de Bâle III après la crise de 2008, ou encore à l’Union bancaire européenne après la crise de la zone euro au milieu des années 2010). Progressivement, et notamment du fait d’une rationalité limitée des agents qui tendent à « oublier » les enseignements de l’histoire passée, un contexte de confiance collective dans les institutions de marché et dans la finance se reconstitue et crée une euphorie qui, de proche en proche, entraine de nouvelles prises de risques pour les entreprises comme pour les banques. Minsky montre que le système financier passe progressivement d’un endettement prudent (les profits escomptés permettent de rembourser la dette incluant l’intérêt) à un endettement spéculatif selon lequel les profits escomptés permettent de couvrir les intérêts débiteurs mais pas le capital à rembourser. Les perspectives de profit croissantes combinées avec les innovations financières conduisent ensuite à développer la part de la finance ultra-spéculative, appelée aussi finance Ponzi ou endettement Ponzi. Dans ce cas, les ressources des débiteurs ne permettent même plus de rembourser les intérêts de l’emprunt. Il faut donc s’endetter davantage pour pouvoir respecter ses engagements ou bien vendre ses actifs. Choisir la première option implique de faire rentrer de nouveaux capitaux dans le dispositif : il s’agit alors d’un mécanisme dit de « pyramide Ponzi »[2]. Cette phase d’essor de la finance (c’est la phase appelée « mania » dans les travaux de Charles KindlebergerManias, panics and crashes, 1978) qui conduit, de proche en proche, à fragiliser tout le système financier est nommée par Minsky le paradoxe de la tranquillité. Elle repose sur une norme d’euphorie collective grâce à un puissant mécanisme de levier. En effet, la détérioration objective des conditions du crédit liée à la baisse de la solvabilité réelle des emprunteurs n’est pas visible pour l’ensemble des acteurs en raison du fait que l’euphorie à l’œuvre sur les marchés d’actifs brouille la qualité informationnelle des prix d’actifs. Cette dégradation de la qualité de l’information s’insère dans la structure des bilans lorsque les emprunteurs, qui perçoivent des opportunités de gain en capital sur les actifs, recourent au levier de l’endettement pour les maximiser. Le problème tient au fait que ces opportunités ne sont pas reliées à une valorisation objective des activités financées[3]. Il en est de même lorsque les agents en capacité de financement font crédit à des emprunteurs dont la solvabilité se dégrade, mais qui pensent pouvoir s’appuyer sur des techniques de transfert de risque pour s’en affranchir : de fait, le marché conduit à surévaluer la solvabilité des emprunteurs qui est en réalité plus faible. Ce processus renvoie au mécanisme de l’accélérateur financier selon lequel les agents, détenant un patrimoine financier élevé et en expansion durant la phase d’euphorie, peuvent s’endetter davantage dans des conditions favorables puisque leur solvabilité apparait meilleure qu’elle ne l’est objectivement (voir schéma ci-dessous).

 

Plus le processus avance, plus ces agents économiques créanciers sont soumis à l’illusion d’une solidité apparente de leurs actifs du fait du gonflement de la bulle. Ils sont de moins en moins incités à la prudence et anticipent que la valeur de leurs actifs qui constitue le collatéral de leurs prêts va poursuivre son appréciation et garantir leurs créances[4]. De fait, la concurrence qui devrait jouer entre les prêteurs pour démarcher les emprunteurs potentiels et sélectionner les plus solvables ne s’applique plus et pousse au contraire le crédit collectif de plus en plus à la hausse. Durant cette phase, où le marché du crédit s’autoentretient avec celui des actifs, l’euphorie collective alimente le risque systémique qui s’accroit fortement. Pris dans sa globalité, le système financier génère ce que Minsky appelle un « aveuglement au désastre », c’est-à-dire une sous-évaluation (voire une négation) collective du risque systémique.

L’histoire récente a montré que cette analyse présente une forte portée heuristique : la montée du risque systémique aux Etats-Unis et en Europe explique la crise bancaire de 2007, devenue crise financière en 2008 puis crise productive avec la récession mondiale de 2009. Tous les ingrédients sont aujourd’hui réunis : l’accélérateur financier est manifeste sur les marchés d’actifs, les instruments non conventionnels de la politique monétaire alimentent, malgré eux, l’explosion de la liquidité dans la finance mondiale tandis que les profits des institutions financières explosent ce qui incite cumulativement à la prise de risque. Là encore l’histoire comme l’analyse économique nous livrent pourtant un enseignement précieux : ce sont toujours les carences de l’encadrement institutionnel qui produisent ce processus de montées des risques et, sans doute pire, lorsque les crises éclatent, ce sont toujours les pans des populations les moins bien dotées qui en paient le prix fort. Au moment ou le GIEC vient de rendre public son dernier rapport sur les liens étroits qui ne souffrent d’aucune contestation entre impératif de redistribution des richesses et organisation de la transition énergétique, il serait sain pour nous de penser ce que nous faisons !

 

[1] Cette citation de Charles Kindleberger est reprise par André Orléan dans la préface à l’édition française de Stabiliser une économie instable (2016).

[2] Le terme de « finance Ponzi » provient d’un escroc financier, Charles Ponzi, qui était devenu célèbre à Boston dans les années 1920 pour avoir monté le premier dispositif du genre. A partir des années 1990, Bernard Madoff a mis en place une escroquerie financière du même type à très grande échelle qui prend fin en 2008 avec sa condamnation par la justice des États-Unis.

[3] On retrouve ici la critique centrale à l’encontre du modèle de l’efficience des marchés financiers d’Eugène Fama (1970). Dans le fonctionnement du système financier, il n’y a pas d’efficience informationnelle : le prix du marché ne reflète pas la valeur fondamentale des actifs. Or, les agents ne peuvent fonder leurs stratégies et leurs anticipations qu’à partir du prix du marché. La rationalité individuelle des agents, combinée avec une mauvaise qualité d’information, génère de l’instabilité financière collective.

[4] Le collatéral, c’est-à-dire la contrepartie de la dette pour l’emprunteur et la contrepartie de la créance pour l’épargnant, est à la fois un élément de richesse pour le premier (la solvabilité de la firme qui s’endette ou la qualité des actifs détenus par une banque qui s’endette) et une assurance pour le second. Si la qualité de ce collatéral se dégrade, c’est la confiance dans le système financier global qui est remise en cause (cette remise en cause est brutale lorsqu’il s’agit d’une crise financière).

 

Photo : L’entrée du siège social du groupe Blackstone à New-York

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