Feuilleton : Nouvelle Âme – 16

16.

Dès que j’atterris devant le portail, je trace ma route vers le réfectoire. James m’attend devant, comme chaque soir. Les pans de mon pantalon palazzo bordeaux volent derrière moi, et le col roulé noir que je porte sublime le tout. Depuis quelques temps, je m’habille avec plus de soin que d’habitude. Et il me semble que la personne vers laquelle je me dirige n’y est pas pour rien.

James sourit alors qu’il m’aperçoit. Son costume bleu nuit lui va à ravir, comme toujours. Depuis quelques temps, je ne peux m’empêcher de le détailler bien plus que je ne suis censée le faire avec un ami. Ses muscles se devinent facilement sous sa chemise et plus aucun doute ne se pose quand je suis à son bras. Je sais qu’il est très demandé, si j’en crois les anecdotes de Dahlila, qui le connaît depuis une dizaine d’années. Il n’est jamais étonnant, d’après elle, d’entendre qu’une ancienne Nouvelle Âme était amoureuse de lui. Il fait des ravages, autant chez les nouveaux que les anciens. Et je comprends ces personnes. Cependant, Dahlila m’a assurée que j’étais bel et bien la seule avec qui il se comportait ainsi. Pourquoi, comment, elle n’en a aucune idée, mais les faits sont là, comme elle aime le dire. Et ce n’est certainement pas pour me déplaire.

C’est pour ça que je me sens d’autant plus mal quand on entre dans le réfectoire, comme si tout allait bien. Nous nous installons avec nos amis et James se lance dans une discussion sur les cours, tandis que je picore ma salade. Heureusement, je n’ai pas à participer à la conversation. Parfois, je m’y mêle, mais sans conviction. James ne me prête pas grande attention, et j’en suis soulagée. Je peux me laisser penser en paix.

Je redoute sa réaction. Est-ce qu’il va accepter ? J’ai affreusement peur de devoir choisir. Mon frère, ou lui ? Mon présent ou mon passé ? Je veux qu’ils soient tous les deux mon futur, mais est-ce envisageable ? James est adorable, mais acceptera-t-il d’enfreindre une loi pour moi ? J’observe la scène face à moi. Enzo vient de lancer une énième blague. Tout le monde rit. Le rire le plus mélodieux à mon oreille est sans surprise celui de James. Je ne veux pas le perdre. Je ne sais pas si c’est possible de mourir dans ce monde, mais j’ai la sensation que si je le perds, je le découvrirais.

Enfermée dans ma bulle de questions, je termine enfin ma salade, et me laisse entraîner par le groupe à l’extérieur du bâtiment. Mais avant même qu’on ait atteint la moitié de la cour, James s’excuse, m’attrape par le bras et m’entraîne sous notre arbre fétiche, ignorant totalement le froid sec de la nuit d’automne. Sonnée, je frissonne. Son regard est empli d’inquiétude.

– Ambre, qu’y a-t-il ? Tu n’as pas l’air bien, depuis que tu es revenue des boutiques.

Il me met face à mon mensonge. Son air inquiet brise encore un peu plus mon cœur. Je dois lui demander. Si je mens, je ne pourrais pas m’en sortir. Je ne suis pas seule dans cette situation et je refuse de tout faire capoter par un manque de courage durant quelques secondes.

– James, je dois te dire quelque chose.

Je lui raconte tout. Du moment où il m’a quittée le jour où j’ai appris que je ne reverrai jamais mon frère à aujourd’hui. De la tristesse des Anges à l’espoir des Déesses. De mon envie d’en finir à mon envie d’avancer. Il écoute patiemment. Il ne pose aucune question. Il m’écoute simplement. De tout son être.

Dès que j’ai terminé, il se redresse et époussette son veston.

– Je veux t’aider.

Un immense soulagement m’envahit. Il est d’accord. Il l’est vraiment. Je n’ai pas à choisir. A-t-il compris ma peur ? Je n’en sais rien. Je profite de ce sentiment de soulagement, tandis qu’il rajuste son chapeau avant de continuer :

– Écoute, je ne comprends pas réellement tous les enjeux avec précision, mais si c’est important pour toi, alors je t’aiderai. Quitte à revoir ma famille que je fuis depuis des années.

Je ne sais pas quelle émotion se bouscule en premier dans mon cerveau. Étonnement, gratitude, tristesse, peur ?

– James, je murmure, touchée, tu peux toujours re…

– Il en est hors de question, Ambre. Tu as besoin de ton frère et de ta famille. Je vais le faire. Mais il faut que tu saches…

Il détourne le regard et déglutit, gêné.

– Mes parents n’ont jamais cessé de vivre comme à l’époque. Ils sont persuadés que pour qu’une vie soit bonne, il faut être marié, et avoir des enfants. Et si je viens en ta compagnie, ils penseront que… que nous…

J’ouvre grand les yeux, tandis que mon cœur s’emballe à cette perspective. Une étrange sensation incroyablement agréable se diffuse dans mon cœur alors que j’essaie de nous imaginer, James et moi, ensemble devant le monde entier. Alors, immédiatement, je réponds :

– Ce n’est pas un souci. Je serai fière d’être vue à tes côtés, James.

Mes mots provoquent une véritable illumination sur le visage de James. Ses yeux, son regard, son sourire s’illuminent. Je n’ai qu’une seule envie : l’embrasser. Pouvoir lui communiquer ne serait-ce qu’un peu de la joie qu’il me procure à travers ce geste. Mais la réalité me rattrape vite. Il ne le sentira pas. Ni ça, ni aucun contact. Mon sourire perd de son éclat et, bien entendu, James le remarque.

– Il y a un souci ?

Je fixe sa main sur la mienne, honteuse. Cependant, je refuse d’une relation basée sur le mensonge, aussi petit qu’il soit. Alors je me force à être honnête :

– Oui. Je trouve cela injuste que je sois la seule à en profiter.

– De quoi donc ?

Je soulève ma main sous la sienne et attrape la sienne. J’entremêle mes doigts dans les siens, et la monte à la hauteur de ses yeux. Il percute et rougit.

– Oh, Ambre, je suis habitué, ce n’est pas…

– Si, justement. J’aimerais que tu puisses ressentir ce contact.

Son regard se fait triste. Il resserre cependant ses doigts sur les miens. Fort.

– Comment sont mes mains ? me demande-t-il après un silence.

– Douces. Mais froides. Il fait froid, James.

Il ouvre grand les yeux. Mon petit col roulé n’est pas suffisant face à la brise glaciale qui vient de se lever. Il ne peut pas la ressentir, mais je suis certaine qu’il voit les feuilles de l’arbre bouger, mes cheveux s’envoler et les pans de son costume se soulever. Il enlève immédiatement sa veste. J’ai beau protester, il la passe tout de même sur mes épaules. Elle sent… Lui. La vanille, mais aussi le thé à la menthe et encore d’autres choses indéfinissables. Je ne pouvais pas imaginer mieux. Quand je me détends, il sourit.

– On ferait tout de même mieux de rentrer, non ?

Je hoche la tête. Nous nous levons et lions nos mains. Cela devient presque un réflexe, maintenant. Nous traversons la cour, entrons dans les dortoirs et nous retrouvons sur le pas de ma porte beaucoup trop vite à mon goût. Incapables de nous séparer, nous restons plantés là, au milieu du couloir, nos mains toujours liées.

Je sais quelle est la prochaine étape. Mais s’il refusait ? Si Clarisse débarquait ? N’est-ce pas interdit ?

– Dans cent ans, quand vous vous serez fossilisés, on vous retrouvera dans cette école abandonnée, et on vous appellera « la statue des amoureux qui ne seront jamais allés plus loin que le pas de la porte ».

Saleté. Enzo ricane face à sa propre blague. James essaie de se composer un regard sévère, mais mon éclat de rire lui fait perdre toute contenance et il se met à rire aussi.

– Je suis sûre que Dahlila aura une place dans sa chambre, se contente de dire Enzo en passant devant nous pour atteindre l’autre bout du couloir. Bonne nuit les amoureux. Et évitez les enfants, je suis pas prêt à être oncle !

Nous entrons dans ma chambre en riant. Ce n’est pas exactement ce que j’ai pu lire dans les livres ni vu dans les films, mais je ne vais certainement pas m’en plaindre. Parfois, on a juste besoin d’un Enzo pour avancer.

– Quel sale gosse, parfois, observe très justement James.

Il s’arrête en plein milieu de la chambre, hésitant.

– Je dors sur le lit de Clarisse ? Ça ne la dérangera pas ?

– Non, elle ne revient pas de la nuit, le week-end.

Il s’assoit alors sur le lit, testant son confort. Les ressorts se plient dans un cri plaintif. James affiche une mine gênée tandis que je pouffe de rire. Nous commençons à nous installer quand je tilte enfin.

– Tu as dit dormir ? Mais les lois de la physique corrompue de ce monde ne s’applique pas à toi ?

Il affiche la mine bienveillante à laquelle je suis tant habituée. Elle apparaît souvent quand il m’apprend des choses, lors de nos révisions.

– Si, mais j’ai pris l’habitude d’utiliser ces termes pour ne pas perturber les jeunes Âmes. Pour moi, dormir signifie plutôt lire que me reposer.

Je hoche la tête en souriant. Même si je n’ai pas eu le temps jusque là, j’ai toujours aimé lire de temps en temps. Cependant, je doute qu’il apprécie les romans d’amour d’adolescents que j’aimais étant vivante.

– Victor Hugo est un très bon compagnon lors de mes nuits les plus longues, commente-t-il en se levant du lit de ma colocataire. Cela te dérange si je vais chercher quelques bouquins, d’ailleurs ?

Je secoue la tête et, tandis qu’il se rend dans sa chambre, je commence alors à me préparer pour la nuit. Une fois terminé, je m’allonge sur mon lit. Entre-temps James est revenu et sa recherche a été fructueuse, si j’en crois la pile qui est apparue sur la table de chevet vide de Clarisse. Dès qu’il entend les ressorts de mon lit se plaindre sous mon poids, il lève les yeux. Il a l’air ébloui. Pourtant, je ne porte qu’un simple pantalon et un débardeur. Un débardeur. Dès que je tilte, James détourne le regard, comme pour confirmer ma théorie. Rapidement, je pioche un gilet dans mon armoire. Je n’ai pas honte de mon corps mais là n’est pas le problème. Je veux simplement éviter que James se sente mal. Je ne connais pas son ressenti, mais s’il souffre aussi du fait de ne pas pouvoir me toucher, alors cette tenue ne doit l’aider en rien.

Heureusement, aucun commentaire ne s’élève. James se contente de se remettre à lire, les joues rouges. Je me glisse sous mes draps, mais impossible de dormir. La présence de James, éveillé qui plus est, me perturbe trop. Mon cœur ne cesse de battre la chamade et mon esprit de s’emballer. Je me tourne vers le mur. Voilà, comme ça, j’oublierai James. Je ferme les yeux. J’entends toujours la respiration du lecteur du lit d’en face. Je n’y arriverai jamais. Je me redresse.

– Je n’arriverai pas à dormir.

Face à cette déclaration, James lève un sourcil.

– Ambre, tu as besoin de repos. Tu n’es censée pouvoir arrêter de dormir qu’en sortant de l’établissement. Là, tu as besoin d’énergie.

Il ne comprend réellement pas ? Tant pis. La fatigue me fait probablement prendre mes aises, mais je tends tout de même une main vers lui. Surpris, il hésite un peu avant de la prendre. Nous restons là un moment, avec l’incapacité totale de détacher nos regards l’un de l’autre.

Je ne sais pas exactement ce qu’on se dit, mais tout passe en un regard. Ses yeux bleus-gris sont le miroir de ses émotions, mais aussi des miennes.

Puis, après je ne sais combien de temps, James vient me rejoindre. Il enlève veston et chaussures avant de se glisser sous les draps en tremblant. Heureusement, le lit est assez grand pour deux personnes. Je lui offre un sourire que j’espère rassurant.

– Que sommes-nous censés faire, maintenant ? chuchote-t-il si près de moi que j’arrive à sentir son souffle contre mon nez.

J’arrive à retenir un bâillement de justesse. Je crois que j’ai la réponse. Je me love contre lui, épuisée. Il semble comprendre car il enroule ses bras forts autour de moi, et pose son menton contre ma tête. Nos jambes s’entremêlent et nos cœurs battent à l’unisson.

C’est ainsi que s’est scellé mon amour pour James.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.