L’Homme qui était amoureux de la Lune

 Il était une fois un homme amoureux de la lune…

       Il était issu d’une famille pauvre, sans rêve ni ambition. De faible volonté il avait fini paysan comme son père et le père de son père avant lui, et avait d’ailleurs hérité de cette cabane bancale qui voyait se succéder les générations. Tous les matins, il se levait avec le soleil et le soir, éprouvé par sa journée dans les champs, tombait de fatigue dans son lit et s’assoupissait immédiatement, bercé par le chant de la faim que laissait dans son ventre un trop maigre repas. Ne voyant pas la nuit, il n’avait d’œil que le jour, comme en témoignait sa peau tannée par le soleil qui avait très tôt pris des couleurs chaleureuses, et au coin des yeux les replis de qui fixe longtemps et loin devant soi. Esprit agrandi par les immensités, sa vie se limitait au marron boueux de son champ l’hiver, au vert tendre de l’herbe au printemps, et à l’or chaud des blés mûrs en été.

        Mais voilà qu’un soir, il oublia. Rien de très grave bien sûr, mais parfois, un rien peut changer beaucoup… En rentrant de son labeur, il mangeait, fermait ses rideaux élimés et s’endormait, le sentiment de plénitude que procure l’épicurisme qui l’animait remplissant bien plus son être que les pauvres calories que lui procurait le blé. Mais voilà, la journée avait été longue, la terre si dure à labourer, et le repas si maigre que ce soir, la routine se brisa et l’homme oublia de fermer ses rideaux. Il laissa le monde regarder par sa fenêtre alors qu’il s’endormait, et ce fut assez pour que son existence en soit changée.

         Sans rêve était cet homme, il se levait le matin avec dans la tête l’idée du travail, et sa vie était trop dénuée de fantaisie pour qu’en soit remplie sa tête et qu’en soient remplis ses songes. Or cette nuit-là, il sembla à l’homme vivre un rêve. Un rayon faiblard tombant sur son visage le tira du sommeil. Il se retourna dans son lit, chatouillé, pour tenter de retrouver un semblant de l’étreinte que lui donnait Morphée il y avait si peu de temps encore…Mais le filet argenté tint bon, et c’est son autre joue qu’il vint titiller. Il joua tant et si bien avec l’inconscient de l’homme que celui-ci finit par se réveiller.

             Il ouvrit les yeux, et ne vit d’abord que du noir autour de lui. Ces deux pupilles qui ne connaissaient que la lumière vive de l’astre solaire se retrouvaient à présent à scruter les ténèbres et l’homme eut peur. Il ne connaissait pas la Nuit, ce sombre royaume où les ombres s’allongent, où le plus rassurant des objets prend des allures menaçantes, où les bruits diurnes des cigales et du travail sont remplacés par ceux mystérieux qui se posent avec le manteau nocturne pour donner au plus habituel des tableaux une teinte terrifiante. L’homme avait peur. Cela faisait si longtemps qu’un tel sentiment n’était pas venu glacer sa poitrine, paralyser ses membres, et accroître ses sens qu’il oublia de réagir. Longtemps il se retrouva à ne plus savoir que faire d’autre que fixer silencieusement une chaise laissée négligemment au milieu de la pièce, sans oser remuer un membre, ni oser se rendormir. Il attendit ainsi quelques heures qui n’étaient peut-être finalement que des minutes, le temps coulait sans qu’il s’en aperçoive, ou plutôt le temps s’était arrêté alors qu’il pensait en avoir gardé la juste mesure.

         Finalement, l’homme se dit qu’il fallait bouger. Il rassembla son courage et se redressa, s’assit soudainement sur son lit et dans le soupir qu’il lâcha en effectuant cette tâche, son regard tomba sur Celle qui l’avait réveillé. Elle se tenait à sa fenêtre dans sa robe nacrée, plus lumineuse que le plus beau des sourires, plus ronde qu’une assiette pleine et surtout d’une aura plus mystérieuse que n’importe quelle autre chose qu’il fut possible à l’homme de connaître. Son halo argenté illuminait le ciel, et teintait de pléthore couleurs fantomatiques les quelques valeureux nuages qui se risquaient à venir ternir son éclat. Autour d’elle, mille millions d’étoiles, si petites, si insignifiantes, et si lointaines parsemaient le ciel de leur blancheur éclatante mais aucune d’entre elles ne retint le regard de l’homme comme sut le faire la Lune. Il la rencontrait à peine et voilà déjà qu’il sentait un sentiment bien différent de la peur naître en lui. La terreur avait été balayée par cette douce lumière et à présent, derrière l’admiration que suscitait chez l’homme l’objet céleste qui était aussi celui de ses pensées, l’amour commença à percer, aussi ardemment que les étoiles percent de leur éclat la noirceur de la voûte céleste.

L’homme était tombé amoureux de la lune.

       Il se releva alors encore, et se pencha par la fenêtre. Il tendit le bras pour tenter de l’atteindre, mais elle était bien plus loin qu’il ne l’eut imaginé. Il sortit alors, malgré la peur que lui inspirait ce dehors métamorphosé par l’ombre obscure qui semblait envelopper tout, enlevant aux choses leur éclat pour ne plus laisser que celui de sa bien-aimée. Elle l’appelait à lui, mais impuissant, il ne pouvait l’atteindre. Il escalada le toit de sa maison bancale, il grimpa sur le chêne centenaire qui dominait de sa grandeur champs, hommes et maisons, il sauta sur son cheval endormi et parcourut la distance qui le séparait de la colline où il allait parfois ramasser des châtaignes en automne. Au galop il traversa les bois, et arriva finalement sur un plateau herbeux, point culminant du pauvre mont qui servait pourtant cette nuit à l’homme, d’échelle désespérée pour atteindre sa bien-aimée. Elle était là, éclatante, si proche qu’il tendit une fois de plus les mains pour l’atteindre… Il y était presque ! Il manquait si peu semblait-il. Mais pourtant, elle le fuyait, inatteignable.

        Alors l’homme se résigna. Il reprit son cheval et le visage éclairé de larmes que sa blafarde amante transformait en éclats de verre scintillants et douloureux, fit marche arrière. Il marcha au pas, tête basse pendant le chemin du retour, entouré par les ombres de la nuit et ce paysage nouveau qu’il n’avait pas remarqué, obnubilé par la conquête de celle qui avait pris son cœur. Soudain il la vit ! Encore elle était là ! Avait-il levé la tête ? Devenait-il fou à la voir là où elle ne devait pas être ?  Il sauta de son cheval et se précipita vers l’apparition, la serra dans ses bras, il l’avait atteinte, mais hélas en l’atteignant il l’avait détruite… Son étreinte l’avait brisée, oh fragile reflet. Il se releva, elle se reconstruit… Il la contempla un moment, une pâle copie emprisonnée dans cette flaque d’eau. Puis il finit par lui tourner le dos, déchiré, les vêtements ayant suivi la direction de ses yeux en se gorgeant d’eau, mais non résigné, car tous les soirs il revint, étreindre celle qu’il aimait.

       Il était une fois, un homme amoureux de la lune, mais dès qu’il tentait de l’enlacer, elle se brisait en mille morceaux et le laissait trempé, les bras vides.

P.