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Comment Angélique du Coudray et ses mannequins ont réduit la mortalité infantile

Longtemps oubliée, Angélique du Coudray a joué, au XVIIIe siècle, un rôle fondamental dans la diffusion des bonnes pratiques d’accouchement. Une bande dessinée vient d’être consacrée à cette figure de l’histoire de la médecine, qui a formé 5 000 sages-femmes et inventé le mannequin obstétrique.

Un podcast à écouter sur France Culture.

“Pendant les deux prochains mois, grâce à une méthode fondée sur la pratique et l’exemple, je ferai de vous de vraies sages-femmes” affirme avec assurance Angélique du Coudray dans la bande dessinée qui vient de lui être consacrée : La Sage-femme du Roi, signée Adeline Laffitte et Hervé Duphot (Éditions Delcourt).

Au XVIIIe siècle, lorsque s’ouvre ce récit, le métier de sage-femme est l’une des très rares vocations majoritairement exercée par des femmes. Depuis l’Antiquité, ce sont les obstetricie medicae qui aident les mères à mettre au monde leur enfant. Le nom changera au fil des siècles, tour à tour ventrières, matrones, sages-femmes et, plus récemment, obstétriciennes ou maïeuticiennes, la profession d’accoucheuse est restée, au fil de l’Histoire, indéniablement féminine.

Pourtant, malgré des siècles de pratique, à l’orée du XVIIIe siècle, la mortalité infantile est restée un véritable problème de santé publique. Selon les estimations, sur 1 000 naissances, plus de 250 enfants meurent avant l’âge d’un an, les décès se concentrant pour l’essentiel dans les premières semaines qui suivent la naissance. Et les mères ne sont malheureusement pas en reste : près de 13 femmes sur 1 000 meurent en couches.

Des matrones trop peu formées

Si ces chiffres sont catastrophiques, c’est notamment par manque d’éducation et de formation dans les campagnes. Il existe bien, à Paris, l’Hôtel-Dieu, une des seules écoles de sages-femmes européennes. “On peut, à cette école d’accouchement, être formée en trois mois », précise Adeline Laffitte, l’autrice de La Sage-femme du Roi. « Mais la plupart des sages-femmes qui viennent de province pour se former à l’Hôtel-Dieu finissent par s’établir à Paris et ne repartent plus”. Loin de la capitale, on manque donc cruellement de sages-femmes compétentes, formées à l’anatomie.

Ce sont les « matrones », souvent des voisines ou des membres de la famille, qui, en province, se chargent des accouchements : “C’est un savoir féminin, qui se transmet de femme en femme. Mais le problème de ce savoir, c’est qu’il est très empirique et basé sur des superstitions : on va, par exemple, ouvrir la fenêtre en plein hiver, par -2°C, parce que l’air va prétendument faire sortir le bébé et que la mère va mieux respirer… En réalité, cela va surtout donner une pneumonie à la mère, qui en mourra une dizaine de jours plus tard. Ou encore, on pense qu’il faut sortir le bébé le plus rapidement possible, et donc on le tire, alors même qu’il est parfois préférable d’attendre”.

Si de nombreux accouchements se déroulent très bien, certaines morts infantiles sont du fait même de ces matrones, ignorantes des bonnes pratiques. Les autorités, au début du XVIIIe siècle, jugent ces décès prématurés d’autant moins acceptables qu’ils coïncident avec une époque où l’on s’inquiète d’une possible baisse des natalités.

“Montesquieu, dans ses Lettres persanes, fait dire à ses Persans que le monde est en état de langueur, que le nombre d’habitants semble se réduire et, très rapidement, cette réduction du nombre d’habitants va être associée à une moindre qualité des sages-femmes, au fait que ces matrones peu formées seraient, au fond, des dangers pour la population”, racontait en 2020 l’historienne Nathalie Sage-Pranchère, dans une émission du Cours de l’Histoire consacrée à la professionnalisation de l’art de l’accouchement.

“Ce ne sont pas que les morts infantiles qui expliquent la diminution de la population”, précise de son côté Adeline Laffitte. “Plusieurs guerres, jusqu’à la Guerre de sept ans en 1756, vont avoir un impact. Mais le XVIIIe siècle est, aussi, le siècle des Lumières : on va s’intéresser de plus en plus à l’individu, et l’Église comme l’Etat vont juger nécessaire de sauver la vie des enfants et des mères”. C’est dans ce contexte particulier de baisse démographique, que va émerger une figure de l’histoire des sages-femmes et de leur éducation : Angélique du Coudray.

Une sage-femme parisienne

Les origines sociales d’Angélique du Coudray restent assez obscures. Née en 1712, peut-être à Clermont-Ferrand, elle fait son apprentissage pendant trois années auprès d’une sage-femme parisienne, Anne Barsin, avant d’être jurée à son tour devant le Châtelet de Paris, la corporation des maîtres chirurgiens. Au sortir de sa formation, elle s’établit à son tour à la capitale où elle acquiert rapidement une réputation de sage-femme compétente : “Angélique du Coudray vit plutôt bien de son métier, elle fait partie de ces sages-femmes parisiennes qui ont réussi à se faire une clientèle fortunée”, détaille l’historienne Nathalie Sage-Pranchère. Elle a, visiblement, d’ores et déjà des liens qui lui permettent de s’approcher des milieux parlementaires ou des milieux des différentes cours souveraines.”

Pourtant, malgré cette influence et après avoir travaillé près de quinze ans à Paris, Angélique du Coudray part vivre en Auvergne en 1755. “Elle a été contactée par un seigneur auvergnat de la Ville de Thiers”, précise Adeline Laffitte, qui, dans la bande-dessinée La Sage-femme du Roi, a imaginé que ce départ – dont on ignore les véritables motivations – pouvait avoir été poussé par la concurrence soudaine de la corporation des barbiers-chirurgiens, qui s’est mise à son tour à se spécialiser dans les accouchements.

“Il y a d’un côté les médecins qui sont formés dans le cadre d’écoles ou de facultés et qui ont une approche relativement théorique fondée sur la doctrine hippocratique du soin, détaille à ce sujet Nathalie Sage-Pranchère. Et il y a en parallèle, les chirurgiens qui, évidemment, se sont éloignés au fil du temps de la corporation des barbiers-chirurgiens, et qui vont eux intervenir beaucoup plus sur le corps”. Ce sont ces chirurgiens, des hommes, qui à partir du début du XVIIIe siècle, vont s’intéresser à l’obstétrique et qui, dans les grandes villes, iront jusqu’à encadrer les sages-femmes. “Il y a une guerre larvée entre les chirurgiens et les sages-femmes”, complète Adeline Laffitte. “Dans les années 1730, les sages-femmes vont aller jusqu’à se mettre en grève parce que les chirurgiens ne veulent plus leur donner de cours d’anatomie. D’autant que, pour un chirurgien, un accouchement reste facile : souvent, contrairement à d’autres opérations, ça se passe bien”.

Des matrones difficiles à convaincre

L’autrice y voit aussi les relents de la misogynie ambiante, conforme à l’époque, dont on retrouve les traces jusque dans l’ouvrage majeur et véritable point d’orgue du siècle des lumières : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’entrée « accoucheur », en deux lignes, évoque en effet le bon travail des chirurgiens, tandis qu’à l’article “accoucheuse”, le médecin et anatomiste Pierre Tarin détaille longuement des accoucheuses qui “gâtent la figure de la tête en la maniant trop rudement”, et décrit chez les sages-femmes “des exemples d’inhumanité qui seraient presque incroyables chez des barbares”.

On ignore en réalité si la misogynie de ses condisciples masculins a poussé Angélique du Coudray à se rendre en Auvergne, d’abord à Thiers, puis à Clermont-Ferrand. C’est probablement sa réputation de bonne accoucheuse qui lui a valu d’être sollicitée par le seigneur de Thiers, contre une rémunération conséquente. Sur place pourtant, loin de sa clientèle aisée, la sage-femme va se découvrir une véritable vocation pédagogique. Là, elle réalise l’étendue de la méconnaissance de l’art de l’accouchement et l’ignorance souvent fatale des matrones.

L’arrivée en province ne se fait néanmoins pas sans heurts : Angélique du Coudray est probablement elle-même mal accueillie par les femmes qu’elle est censée accompagner, les femmes enceintes sollicitant plus volontiers les matrones, en qui elles ont confiance. Ces dernières, de leur côté, voient certainement d’un mauvais œil cette étrangère venue de la ville pour dispenser ses enseignements.

“Il apparaît très clairement que la confiance des liens noués dans d’autres contextes va compter énormément dans le choix de la personne à qui on fait appel », raconte Nathalie Sage-Pranchère. « Les femmes vont avoir recours plutôt à une voisine, qui n’est pas forcément une sage-femme officielle ou à une femme de leur famille au moment de l’accouchement. Le grand tournant du XVIIIᵉ siècle, ça va être de faire entrer petit à petit dans les mentalités l’idée qu’à cette confiance, à ce lien interpersonnel, il faut ajouter un savoir, une science et une pratique.”

La “Machine de Mme du Coudray”

Obstinée, Angélique du Coudray va tenter de transmettre les bonnes pratiques aux matrones. Son vocabulaire scientifique, technique, s’avère cependant trop difficile pour beaucoup de ses “élèves”. Pour dispenser ses connaissances, la sage-femme va rapidement entreprendre d’écrire un ouvrage, L’Abrégé de l’art de l’accouchement, publié en 1759, qu’elle alimente de nombreuses planches dessinées. “Il y a véritablement la volonté de rendre accessible un savoir livresque qui, jusqu’à présent, existait sous la forme de traités très savants”, estime Nathalie Sage-Pranchère. Mais si ce manuel est intelligible grâce aux dessins anatomiques d’Angélique du Coudray, il reste difficile d’accès pour les matrones qui, souvent, ne savent pas lire.

La machine de Madame du Coudray exposée au musée Flaubert et d’Histoire de la Médecine à Rouen. – Frédéric BISSON

Plus encore que son ouvrage, c’est donc la “Machine de Mme Coudray” qui va lui valoir une grande reconnaissance. En fait de machine, il s’agit plutôt d’un mannequin de démonstration en tissu, représentant le bassin d’une femme enceinte. Véritable prouesse technique, cet outil permet de montrer de manière très concrète à ses disciples comment procéder aux arts de l’accouchement. “Ce mannequin reproduit parfaitement l’anatomie du bassin féminin », détaille la scénariste Adeline Laffitte. Composé de toile, de soie et de coton, “il est doté d’un véritable bassin osseux de femme à l’intérieur, donc il est aux bonnes dimensions. Et puis, autour, il y a tout un système tissé, avec des liens coulissants pour montrer la dilatation du col de l’utérus pendant l’accouchement. Il est doté d’une éponge pour mimer la perte des eaux au moment de l’accouchement. Et il y a plusieurs petits fœtus en tissu : des jumeaux, un fœtus à 7 mois et un fœtus à terme, qui permettent de montrer les bons gestes, les bonnes présentations de l’enfant dans le bassin.”

5 000 sages-femmes formées à travers la France

Le mannequin de Madame du Coudray séduit tant et si bien qu’en 1758, il est approuvé par l’Académie de chirurgie. Commence alors pour la sage-femme une nouvelle vie d’enseignante : un an plus tard, le roi Louis XV lui octroie un brevet royal, qui lui permet de dispenser son enseignement dans toute la France. Le mannequin conçu par ses soins va devenir le support de sa pratique pédagogique au cours des années suivantes. Pendant 25 ans, Angélique du Coudray sillonne le pays et forme près de 5 000 sages-femmes aux arts de l’accouchement, ainsi que 500 chirurgiens, chargés de “superviser” ses cours.

En 1763, dans une lettre adressée à l’intendant de Bordeaux, Turgot, futur contrôleur des finances de Louis XV et alors intendant du Limousin, écrit ainsi : “Je crois son travail extrêmement utile et sa manière d’enseigner la seule qui soit à la portée des femmes de la campagne. Vous trouverez peut-être sa personne assez ridicule par la haute estime qu’elle a d’elle-même, mais cela vous paraîtra comme à moi fort indifférent. L’essentiel est qu’elle donne des leçons utiles et je crois que les siennes le sont beaucoup. Son séjour dans la province est un peu cher car je lui donne 300 livres d’appointements par mois. […] Ajoutez à cela l’achat de quelques-unes de ses machines afin de pouvoir établir des cours perpétuels dont je chargerais quelques chirurgiens, je compte que tout cela coûtera à la province environ 8 000 livres, mais je les crois bien employés”.

Prise entre des élites qui admettent la nécessité de former des sages-femmes et un évident mépris de classe, Angélique du Coudray est tout à fait consciente de sa valeur : “Elle part du principe qu’elle doit être traitée à la hauteur de ses qualités : elle exige d’être correctement logée, nourrie, blanchie et éclairée, retrace Nathalie Sage-Pranchère. Elle exige qu’on lui achète un certain nombre d’exemplaires de ses ouvrages avant le début des cours pour imposer qu’ils soient distribués aux élèves et […] elle demande qu’un mannequin de son invention soit acheté pour qu’elle n’ait pas, finalement, à fonctionner uniquement avec son propre matériel de démonstration. C’est quelqu’un qui mène très bien sa barque et cela contrarie parfois certaines intendances qui essaient de réfléchir à la manière de pouvoir prolonger le bénéfice des cours d’Angélique du Coudray sans lui faire appel”.

Un certificat pour les étudiantes

L’enseignante obtient, en plus, que ses cours débouchent sur la délivrance d’un certificat, ouvrant la voie à la professionnalisation du métier de sage-femme. Elle continue inlassablement à dispenser ses cours jusqu’en 1783, date à laquelle, âgée de 74 ans, elle s’installe chez sa nièce et principale disciple, Marguerite Coutanceau. La Révolution française, quelques années plus tard, fait un temps craindre que l’instruction des sages-femmes ne soit remise en question : si Angélique du Coudray perd la pension royale que lui avait octroyée Louis XV, une enquête lancée dans les provinces lui reste largement favorable. Sa nièce prend la direction de la première maternité de Bordeaux et présente, devant l’Assemblée nationale, un mémoire qui rappelle l’importance de l’enseignement dispensé aux matrones. Les deux femmes obtiendront un certificat de civisme, qui les met à l’abri de la Terreur.

La Révolution française marque néanmoins une rupture nette et la loi du consulat de 1803 transforme la formation des sages-femmes. Angélique du Coudray, alors, n’est déjà plus de ce monde : elle meurt en avril 1794, à l’âge de 82 ans. Véritable pionnière, ses formations ont permis un accroissement net de l’espérance de vie des nouveaux-nés. Elle a laissé derrière elle d’innombrables sages-femmes, auxquelles elle a donné, plus encore que son enseignement, les outils de leur émancipation.

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