Première journée de classe, première aporie

Quand je suis sortie de chez moi, ce matin, j’ai croisé Julie, la fille de mes voisins, qui partait dans son lycée rejoindre sa classe de terminale L. Julie sait que j’enseigne la philosophie et comme elle a cette nouvelle matière à son programme, cela la rassure de savoir qu’elle pourra m’interroger quand elle en aura besoin tout au long de l’année. Par ailleurs, comme je travaille dans un autre établissement que celui qu’elle fréquente, nous pouvons nous parler franchement de tout, sans que la barrière des codes prof/élève ne vienne nous limiter. Disons alors que bien que Julie n’ait que 17 ans et que j’en aie 35, nous pouvons nous dire les choses clairement, comme deux amies.

Et justement ce matin Julie avait besoin de me voir et de me poser une question. Non pas qu’elle ait eu déjà un sujet de dissertation qu’elle aurait aimé que je traite à sa place – ça arrivera sûrement ! – mais elle avait une vraie question sur la vie, une vraie question à elle, qu’elle n’oserait pas poser à son professeur de peur d’interrompre le fil de ses cours, alors que moi je pourrais lui répondre plus librement non seulement en tant que prof de philo, mais aussi en tant que femme qui a un peu d’expérience sur la vie, sur les gens, sur le monde.

– Katy, me dit-elle, je vais pas bien en ce moment.
– Que t’arrive-t-il ? M’inquiétais-je.
– Eh bien, ça ne m’avait encore jamais fait cela… Mais j’ai l’impression que les gens autour de moi sont presque tous malheureux.
– Presque tous ?
– Oui, excepté quelques uns qui ne pensent qu’à leur petit confort, les autres sont malheureux.
– Ce n’est peut-être pas aussi grave que ça en a l’air ?
– Je sais pas, il se passe quand même plein de trucs qui prennent la tête.
– A quoi penses-tu ? Lui demandais-je intriguée.
– Déjà , il y a toutes les grèves qui se sont passées en mai dernier contre la loi du CPE. Mon frère m’a bien expliqué qu’il avait peur de galérer longtemps avant d’avoir un vrai travail.
– Le projet de loi a été retiré. Il se fait encore du souci ?
– Oui, Alexandre ne trouve pas de travail pour autant. Surtout que son idée c’est de devenir musicien dans un groupe. Mais son groupe ne décolle pas. Et puis mon père se lamente de n’avoir pas plus d’argent. Son entreprise de location de matériels ne marche pas aussi bien qu’il l’espérait. Quant à ma mère elle est en dépression parce qu’elle vieillit et qu’elle supporte pas. J’ai l’impression que ce sont leurs rêves qui rendent les gens malheureux. Je ne sais pas quoi penser. Je voudrais les aider à être plus optimistes, mais j’y crois pas plus qu’eux.
– Que penses-tu, toi, vraiment ?
– Ce que je pense, me dit Julie, c’est contradictoire. Parce que oui, ce sont les rêves qui rendent les gens malheureux quand ils ne peuvent pas les réaliser, mais aussi, si on n’a pas de rêves on est malheureux parce qu’il n’y a pas de but à l’existence.
– Donc ?
– Donc je ne sais pas, conclut Julie.
– Donc on a un problème, continuais-je. En philosophie cela s’appelle une aporie.
– Une a-quoi ?
– Une aporie. Cela veut dire qu’on est face à une difficulté qui semble sans issue. Là il est l’heure de partir au travail, mais veux-tu que nous cherchions ensemble si nous pouvons sortir de cette impasse ?
– Oui, ce serait génial, si je pouvais aider mes parents après.
– Attention, la prévins-je. Il n’y aura peut-être pas de réponse.
– Ah… fit Julie quelque peu déçue…
– Mais au moins nous saurons pourquoi il n’y en a pas.
– A quoi ça servira alors ?
– A rien, sinon à comprendre la complexité de notre pensée. Et à prendre de la distance avec les choses aussi.
– C’est bien d’être à distance ? Ça va pas me rendre égoïste ?
– Non, au contraire, on s’ouvre d’avantage sur les autres raisonnements possibles et les autres façons de voir le monde.
– Bon, c’est l’heure d’y aller alors…
– Oui, attends, ajoutais-je en cherchant dans mon cartable un exemplaire d’une photocopie que j’avais préparée pour mon cours de l’après-midi. Si tu as un moment dans la journée lis ce texte et on en reparlera quand tu voudras.
– Ok, à plus ! me lança Julie, en s’éloignant pour aller rejoindre son arrêt de bus.
– Bonne journée, lui répondis-je, en refermant mon cartable. La suite dans le prochain article !

Quel rapport avec le programme ?
Ce texte peut être considéré comme une introduction à la philosophie. Toutes les voies et toutes les séries doivent connaître le terme « aporie » : l’aporie est à la base de tout raisonnement philosophique.

Voir ailleurs… la définition de l’aporie :
– sur le site Wikipédia.
– sur le site du DITL.

à propos de la philosophie :
– Lire une introduction à la philosophie.
– Lire une introduction à la philosophie sur l’encyclopédie de l’Agora qui s’appuie sur un texte de Heine pour illustrer la démarche philosophique :

« Oh ! expliquez-moi l’énigme de la vie, L’antique et douloureuse énigme, Sur laquelle tant d’hommes se sont penchés […] Dites-moi, la vie humaine a-t-elle un sens ? D’où vient l’homme ? Où va-t-il ? Qui habite là -haut dans les étoiles d’or ? »

Heinrich Heine, « Questions », trad. Albert Spaeth, collec. bilingue des classiques étrangers, éd. Montaigne, Paris 1947.

C. Lallemand

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Une réflexion sur « Première journée de classe, première aporie »

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