Autour d’Orphée: Paul Eluard, La dame de Carreau

La Dame de carreau
P. Eluard, Donner à voir (19
39)

Les surréalistes: A gauche, André Breton; en haut, Paul Eluard; à droite, Benjamin Peret; en bas, Tristan Tzara.

Introduction :

Membre essentiel du mouvement surréaliste, fondé en 1924 par André Breton, Paul Eluard (de son vrai nom Paul Grindel) a accordé toute son attention aux manifestations de l’inconscient, aux rêves, aux rencontres hasardeuses, aux coïncidences. Ses oeuvres poétiques, outre ses engagements politiques importants (par exemple pendant la Seconde Guerre Mondiale, avec le très célèbre poème « Liberté »), sont souvent inspirés par les femmes aimées, Gala et surtout Nusch, qu’il a épousée en 1934 et dont la mort en 1946 le frappe très durement. Ce poème est extrait du recueil Donner à voir, publié en 1939. Sous la forme d’un poème en prose, le poète évoque ici le rêve d’une femme multiple et unique à la fois. L’amour apparaît ainsi comme la valeur suprême de toute la poésie de Paul Eluard.

Dora Maar – Nusch Eluard 1935

I Un poème sous forme d’autobiographie

1) Un poème proche du récit à la première personne

• Utilisation de la première personne.
• Utilisation de la prose : forme de discours qui n’est soumis à aucune des règles de la versification.
• Utilisation du temps caractéristique du récit : le passé simple « Ce ne fut qu’un battement d’ailes ». Seule occurrence dans le texte.

2) Composition du poème :

Ligne 1 à 4 : la réalité passée et ses conséquences (la lumière acquise pour regarder la nuit).
Ligne 5 à 25 : évocation des rêves (essentiellement du présent itératif)
Ligne 25 à 27 : la réalité future (futur de l’indicatif : « je la rencontrerai »).
La composition du poème met donc le rêve à la place de la réalité présente de la vie du poète, comme si celle-ci était toute entière occupée par l’exploration de la nuit et des rêves.

3) Le récit d’une vocation amoureuse

L’expression de la vocation qui se manifeste ici évoque la vocation religieuse : Dans les lignes 1 à 6, « Tout jeune » : évocation de la jeunesse et d’un abandon à une sorte de révélation : « J’ai ouvert les bras »
Champ sémantique de la religion :

« Pureté »
« ciel de mon éternité »
« lumière »
« les vierges » « une vierge ».

Cependant de quelle révélation s’agit-il ici ?
Eluard fait jouer la polysémie des mots, leur nature grammaticale, et leurs sonorités :
Un battement d’ailes au ciel de mon éternité
Un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises : allitérations en b, t, d, k (Tempo, rythme du battement ; assonances en a et eu).
Association entre l’image de l’envol « religieux » (battement d’ailes : image angélique, image religieuse), mais aussi image de l’envol poétique (se souvenir qu’Eluard s’appelle Paul Grindel, et qu’il a écrit un récit « Grain d’ailes » qui raconte l’histoire d’une enfant qui devient oiseau et qu’on appelle « Grain d’ailes »).
2ème temps : évocation de l’amour païen, révélation qui aboutit à la certitude : « je ne pouvais plus tomber » (métaphore filée de l’envol). Pour les Surréalistes, l’amour est élevé au rang de la foi : ce poème est un acte de foi amoureux, un chant païen et mystique. (Cf : Saint Augustin, Confessions : « Je n’aimais pas encore et pourtant j’aimais à aimer, je cherchais un objet d’amour, parce que j’aimais à aimer ».

4) Une vocation poétique : le titre du poème

La répétition à la ligne 6 du terme « vierge » au pluriel et au singulier évoque la contradiction entre la multiplicité des expériences et la singularité du rêve ou de l’art. « La dame de carreau » était en effet Agnès Sorel, la dame de beauté, favorite de Charles VII, et qui a surtout servi de modèle à un peintre, Jean Fouquet : « La Vierge à L’enfant ». Vocation amoureuse et vocation artistique ou poétique sont donc liés à l’image de la femme.

La Vierge et l’Enfant entourés d’anges

Tableau de Jean Fouquet, vers 1452-1455 (diptyque de Melun, volet droit)

II L’univers du rêve

1) L’expérience surréaliste : le rêve et la nuit

Les Surréalistes se sont attachés à exprimer la part inconsciente, cachée, nocturne et onirique de l’être. Ainsi le temps du poète est celui de la nuit : « J’en garde assez en moi, pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits » (Accumulation à rythme ternaire en amplification : la conscience amoureuse et poétique permet l’élargissement du regard : image du poète visionnaire, capable de percer les portes de la nuit.

2) Les images du rêve :

Ici 5 rêves, 5 paragraphes, cinq tableaux :

• « A l’école »
• « Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. »
• « Ou bien, quand elle est malade »
• « Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous »
• « une fois, le monde allait finir...»

Une structure temporelle s’ébauche, malgré le désordre (« ou bien » : alternative et non succession chronologique ), depuis l’enfance (l’école, les maladies) jusqu’à la fin des temps (« Le monde allait finir »), en passant par les moments traditionnelles de la vie amoureuse, la séparation (« elle me quitte »), les rendez-vous, le coup de foudre « l’innocence de ses yeux me confond », le baiser (« Elle a cherché mes lèvres »).

3) Des catégories brouillées

Mais ici les catégories temporelles sont remplacées par les compléments de lieux : « Ailleurs », « A l’école » : il n’y pas de succession chronologique claire, les lieux sont spacialisés : le poète parcourt des espaces du rêve, à chaque lieu, à chaque rêve est associé à un moment de l’amour.
Les indications temporelles : « ses rendez-vous », « quand elle est malade » et les temps verbaux (présent itératif) indiquent la répétition des mêmes scènes : le rêve détruit le principe de la linéarité chronologique ; il permet de dépasser les cadres de la pensée rationnelle.

III Le mythe orphique

1) La jeune Eurydice du royaume des morts

L’accent est mis sur la fragilité de la jeune fille : « Quand elle est malade », et sur le risque permanent de la perdre : « Elle me quitte. Elle monte dans un bateau » : symbole du passage d’un monde à l’autre, idée latente du passage de la terre à l’eau (la seule juxtaposition des actions manifeste l’indicible de la séparation).
« Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous » : l’image du rêve est fuyante, fragile, incertaine, impossible à fixer .
Enfin deux images renvoient explicitement au mythe : « quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème » : inversion, c’est Eurydice qui se retourne et elle entoure Orphée de ses bras.
« J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour » : échec de la quête.

2) Le poète

Le dernier rêve se signale précisément par sa singularité : « une fois », « cette nuit-là » : moment unique où le poète s’approche de la réussite : faire surgir les êtres du tréfonds de la nuit, de notre inconscient (amener au jour les trésors de la pensée inconsciente : le réveil est assimilé à la mort : « jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller ». Ramener la jeune femme au jour, c’est vaincre la mort).
La fin du poème mime la remontée vers le jour, suivie de la chute : longue énumération et reprise du terme « même » : musicalité douce et lente (sonorité : « m »), et jeu sur le sens (« m’aime »). Puis rupture et chute : retour à la conscience, mouvement déceptif : « Mais ce n’est jamais la même femme ». Jeu de paronymes : mais jamais// même.
Retombée hors du royaume unificateur de la pensée onirique, dans la multiplicité (Le rêve ne connaît que le pronom de la 3ème personne du singulier : «Elle»).
La prédiction finale réinstaure en principe la possibilité de rencontrer toutes les femmes en une seule (valeur forte du futur), mais le complément en italique sonne comme une ironie tragique : le rêve est transparent, mais la vie réelle est opacité (opposition « rencontrerai/ reconnaître »).
Le poème s’achève donc de façon ambiguë sur l’expression initiale « aimant l’amour », sorte de devise poétique, mais aussi peut-être image de la reprise incessante de la quête de l’unité à travers le multiple, de la quête poétique. De façon plus pessimiste, on peut y voir une image de la malédiction qui pèse sur l’amant, pris entre son désir d’absolu et la quête de la femme réelle.

Dali, portrait de Paul Eluard, 1929, collection  privée

Conclusion :

Un poème d’une complexité et d’une richesse extrême sous l’apparente simplicité et sous la transparence de la langue d’Eluard. L’amour prend ici une forme initiatique et la jeune femme apparaît comme la médiatrice entre le royaume du rêve et la vie réelle, entre l’ombre de la mort et la lumière de l’amour. Si le poème relate un échec, il reste en lui-même une réussite : il ramène au jours une impression onirique en donnant à voir au lecteur la beauté troublante et lumineuse de nos rêves.

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