Travaux en cours

Contes, dessins et pédagogie. Ou l'inverse.

La petite crevette, l’étrille et le bernard-l’ermite.

Il était une fois une petite crevette qui s’appelait Suzette. Elle vivait sa vie de petite crevette, ni triste, ni gaie, une vie de crevette, pensait-elle. Près d’elle, se trouvaient un bernard-l’ermite et une étrille. Tous les trois étaient les meilleurs amis du monde. Le bernard-l’ermite se nommait Bernard comme il se doit et la si jolie étrille répondait au doux nom de Bertille. Tous trois ne bougeaient pas beaucoup. De temps en temps un homard et un tourteau venaient leur tenir compagnie … Ils avaient tous passé toute leur vie à Portbail, dans le pays des havres, en bord de Manche, l’English Channel des anglais. Mais nos trois amis n’avaient jamais vu la mer. Ils étaient nés des mains d’un artiste-artisan, Jean-Marc de son prénom, leur père à tous. Crées à partir d’un bout de zinc, découpés, taillés, retaillés, courbés, poinçonnés, ils avaient pris vie grâce à lui et rejoint ensuite le présentoir. Depuis lors, sans le savoir, ils attendaient qu’un touriste de passage, les admirant, ait envie de les adopter. Ils vivaient donc tranquillement, tous les trois, sans se rendre compte que leurs vies pouvaient être bouleversées du jour au lendemain selon les envies d’un client, voire d’une cliente. Il faut dire que Jean-Marc s’était bien gardé de leur expliquer, en leur donnant vies, que celles-ci allaient surtout servir à lui faire gagner la sienne. Ils étaient son gagne-pain, tous : crevette, étrille et bernard-l’hermite et les autres ! Inconscients de leur séparation prochaine, ils continuaient de papoter, de se raconter des histoires et de se moquer des mini-poupées en papier crépon qui leur faisaient face. Ils s’admiraient se reflétant dans le zinc des uns et des autres, il faut dire que Jean-Marc avait la main pour les rendre admirables !

Un jour de vacances de la Toussaint, entrèrent dans le magasin deux dames de Paris qui s’extasièrent sur ces si jolies figurines. L’une d’elle acheta Bertille et l’autre Suzette. Sans rien comprendre de ce qu’il leur arrivait, elles se retrouvèrent chacune dans un sac de papier. Sans plus rien voir, elles se sentirent ballotées d’un sens, de l’autre, au rythme du pas de ces deux dames, au demeurant fort aise de leurs trouvailles. Elles les entendaient se réjouir de pouvoir gâter qui son mari, qui son fils. Elles avaient beau crier et appeler à l’aide, rien n’y faisaient. Les sacs se stabilisèrent enfin et elles crurent qu’elles allaient se retrouver. Las ! Certes les deux sacs étaient maintenant côte à côte, mais Suzette et Bertille ne furent pas délivrées pour autant. Elles pouvaient néanmoins s’entendre au travers du papier et elles purent échanger leur désarroi tout en sentant que les sacs se déplaçaient. Ne connaissant pas grand-chose à la vraie vie, elles ne pouvaient pas savoir qu’elles se trouvaient dans la voiture qui les emmenait loin de leur copain Bernard.

Celui-ci, sous le coup de la surprise, mit un certain temps à réaliser ce qui s’était passé. Il finit par entendre ces pestes de mini-poupées en papier crépon qui se moquaient de lui, « Ah ! Comment tu vas faire pour t’admirer maintenant ? Elles t’ont laissé tomber, tes belles ! Tu te retrouves tout seul comme un idiot ! » Et elles continuèrent ainsi en faisant entendre un rire strident qui lui arrachait les tympans. Avec son buccin sur le dos, il se sentait gauche, il se demandait ce qu’il pouvait faire pour les retrouver. Avec les hurlements des vilaines, il avait du mal à se concentrer …

Pendant ce temps, les deux crustacées se réconfortaient comme elles le pouvaient. Mais l’angoisse du futur commençait à les prendre et c’était difficile de garder l’espoir. Chacune essayait bravement de ne pas effrayer davantage sa copine mais elles n’en menaient pas large. Le transport finit par s’arrêter. Qu’allait-il se passer maintenant ? Aucune d’elles ne pouvait imaginer la suite bien sûr. Tout à coup, Suzette sentit le sac se soulever et reprendre le balancement du début de cette affaire. Elle appela Bertille d’une voix implorante que personne n’entendait plus. Dans le noir, toute seule, coupée de tous ses repères, elle se sentit prise d’une indicible frayeur doublée d’un sentiment intense d’incapacité d’agir. Mais comme elle était assez courageuse pour une petite crevette, elle prit sur elle et se dit qu’elle n’avait plus qu’à attendre la suite. Elle pensa très fort à sa copine Bertille et à son copain Bernard, à leurs bons moments passés ensemble pour que le temps passe plus vite.

Bernard, quant à lui, avait repris le contrôle de lui-même depuis qu’un touriste avait emporté plusieurs mini-poupées de papier crépon. Le rire strident qui l’empêchait de se concentrer avait cessé brusquement et il pouvait maintenant essayer de trouver une solution. Il commença à faire le tour des possibilités qui s’offraient à lui. Non, il ne pouvait pas se déplacer ; non, il ne savait pas où ses amies avaient été emmenées ; non, elles ne reviendraient sans doute pas toutes seules : mais c’était à lui d’agir ! En se tortillant, il réussit à entrer en contact avec une élégante statuette africaine en bronze qui se trouvait près de la caisse. Elle ne parlait pas bien le français des crustacés mais il réussit à se faire comprendre. Elle parvint à lire sur le chèque, encore posé sur la grande table, l’adresse d’une des deux dames. Hourra ! Voilà déjà une précieuse information. Le temps passa et tous les jours, Bernard le bernard-l’ermite essayait d’imaginer comment il pourrait retrouver Suzette et Bertille. Mais le temps passait et il ne trouvait rien. Le luisant de son zinc se ternit, ses antennes s’abaissèrent un peu plus chaque jour jusqu’au moment où la statuette en bronze réussit à attirer son attention. Dans un langage des plus châtié, elle lui fit comprendre que les personnes qui étaient en train de repartir habitaient la même ville que les dames qui avaient emmené ses amies. Vite une idée, ils étaient presque sortis, il fallait se presser.

Il se passa lors quelque chose d’extra-ordinaire : la boutique entière se mobilisa pour aider Bernard à partir en même temps que ces touristes. Usant de toutes ses forces mentales, il sauta sur un collier qui se balança et le propulsa dans un panier de rotin qui roulant sur lui-même le fit atterrir dans une tasse. Cette tasse se renversa et l’envoya sur un chapeau de feutre bordeaux qui se mit à tourbillonner et l’éjecta à la toute fin dans le cabas de la dame au moment où celle-ci passait la porte. Un joyeux tintamarre salua le départ de Bernard en lui souhaitant bonne chance dans sa quête.
Le bernard-l’ermite clandestin vécu à son tour le trajet vers Paris sans être enfermé dans un sac en papier. A travers les mailles larges du filet, il put voir des paysages qu’il n’avait jamais imaginés et se disait qu’il aurait bien aimé partager ces moments avec ses amies. Ils arrivèrent à destination. En défaisant ses bagages, la femme vit un morceau de zinc ouvragé dépasser de son sac trouva et le drôle de coquillage. Elle appela son mari en le remerciant pour cette surprise. C’est le mari qui fut surpris et chacun se demanda si l’autre n’avait pas embarqué par mégarde ou par envie cet objet original. Mais bon, ils n’allaient pas retourner en Normandie pour rendre cette babiole, n’est-ce pas ? Ils s’habituèrent si bien à cette étrange bestiole qu’ils l’adoptèrent et la traitèrent avec beaucoup d’égards. Cela ne rendait pas à Bernard ses amies mais sa vie était des plus douces.

Noël pointa le bout de ses sapins et à leurs pieds, le mari d’une des dames et le fils de l’autre trouvèrent Suzette et Bertille. Ne sachant trop comment interpréter ces cadeaux, ils n’en firent pas grand-chose et profitèrent du premier vide-grenier pour essayer de s’en débarrasser. Suzette se retrouva donc sur un tréteau devant le domicile de son acheteuse et Bertille à l’autre bout de la rue sur une table de camping. Les deux demoiselles crustacées ne comprenaient rien de ce qui leur arrivait quand une main saisit Suzette en s’exclamant : « Regarde Charles, on dirait que cette crevette vient du même endroit que notre bernard-l’ermite ! … Combien la vendez-vous ? Cinquante centimes ? Charles, donne-moi cinquante centimes s’il te plait ! » Et la jolie petite crevette passa dans le cabas de la dame qui avait déjà, sans qu’elle le sache, convoyé le copain de la crevette. La même scène se reproduisit une demi-heure plus tard et Bertille se retrouva à son tour dans le même sac. Les deux copines n’en croyaient pas leur chance, elles se mélangèrent les antennes en signe d’allégresse.

Mais leur liesse ne connut pas de limite quand elles arrivèrent dans leur nouveau logis. Leurs acheteurs s’empressèrent de les placer à côté de leur passager clandestin devenu leur chouchou, sans imaginer une seule seconde qu’ils les rendaient à la vie en quelque sorte.
Et c’est ainsi que les trois amis se retrouvèrent, en grande partie grâce à la solidarité de la boutique d’artisanat d’art. Les deux bienfaiteurs qui avaient permis ces retrouvailles n’oublièrent d’ailleurs pas de passer à la boutique rembourser l’involontaire emprunt. Ils racontèrent comment ils étaient entrés en possession des deux autres figurines sans imaginer que tous les objets de la boutique buvaient leurs paroles. Ceux-ci comprirent que leurs efforts avaient porté leurs fruits et ce fut l’occasion à nouveau d’une grande réjouissance, à la nuit tombée, loin des regards des hommes.

Anne-Marie, le 3 novembre 2017, Saint Germain sur Ay

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