Le conte oriental au XVIII ème siècle: Montesquieu

Montesquieu, Lettres Persanes, lettre 24

Introduction

Le goût oriental du XVIII ème siècle se manifeste de manière éclatante avec la parution en 1721 à Amsterdam, d’une façon anonyme, des Lettres persanes. Le début du siècle a vu la publication volume après volume des Mille et une nuits, traduits à l’origine de l’arabe par Antoine Galland. En 1721, se déroule en France l’ambassade de Mehmet Effendi, envoyé de l’empereur ottoman. Le texte de Montesquieu se présente sous la forme d’un roman épistolaire, qui met en scène deux Persans Usbek et Rica. Après avoir quitté la ville d’Ispahan, leur voyage les conduit jusqu’à Paris qu’ils entreprennent de décrire à leurs correspondants au loin. L’intrigue orientale se poursuit néanmoins, car pendant l’absence d’Usbek, le sérail s’est révolté et à la fin de l’oeuvre, la favorite Roxane finit par se suicider. Mais derrière le regard soi -disant naïf des deux Persans, c’est bien sûr Montesquieu qui entreprend une critique en règle de la société française.

Cette carte  a été empruntée au site du lycée Levigan à Montpellier

I La fiction orientale

1) le choix de la lettre

Un tel choix permet à Montesquieu d’évoquer scripteur et destinataire, ce qui renvoie bien sûr au contexte oriental: les noms propres sont envisagés au début du texte: Rica, le scripteur et Ibben, le destinataire. La précision du lieu: Smyrne, c’est-à dire l’ancien nom de la ville d’Izmir, en Turquie, va dans le même sens.

A la fin de la lettre, la date « le 4 de la lune de Rebiab » ( équivalent du 4 juin 1712) continue dans la veine orientale. L’évocation de la lune pourrait même suggérer le conte magique, à la manière des Mille et une nuits.

Tout au long de la lettre, l’emploi des premières et deuxième personnes vise à rappeler ce contexte romanesque oriental: la première personne du pluriel ouvre le texte: « Nous sommes à Paris depuis un mois  » , ce qui renvoie aux deux personnages d’Usbek et de Rica. Mais la lettre fait davantage de place à la première personne du singulier: il s’agit bien de relater les expériences et les impressions personnelles de Rica: ainsi le troisième paragraphe qui envisage les déplacements personnels du scripteur (18 occurrences de pronoms personnels de la première personne).

L’emploi de la seconde personne est fréquent en début de paragraphe:

« Tu ne le croirais pas peut-être » (l.7)

« Ne crois pas que je puisse » (l.15)

« Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner«  (l.28).

A chaque fois, il s’agit de prévenir les réactions de doute que le destinataire pourrait avoir, et rappeler ainsi au lecteur le point de vue exotique qui ordonne le passage.

2) Les références internes

Au cours de la lettre elle-même, Montesquieu renvoie à des réalités orientales, et désarçonne son lecteur en les prenant justement comme référence et comme modèle:

« Paris est aussi grand qu’Ispahan  » : le fait de prendre Ispahan comme point de comparaison, et d’affirmer l’égalité des deux villes est sans doute assez surprenant pour un lecteur de l’époque, habitué à considérer le monde occidental comme supérieur. (Ispahan est située en Iran).

« Elles ne sont habitées que par des astrologues  » : l’astrologue, comme spécialiste de l’étude des astres se doit de pouvoir les observer au plus près. l’évocation d’un tel personnage renvoie à un contexte plutôt magique et mystérieux pour un lecteur occidental.

« les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux les feraient tomber en syncope » : même procédé, avec hyperbole ironique à propos des Parisiens.

« J’enrage comme un chrétien  » : même procédé de retournement: on emploie généralement l’expression jurer ou enrager comme un païen. La religion persane reste la référence, et la colère renvoie aux impies, c’est-à-dire aux chrétiens.

[Par exemple, dans Dom Juan de Molière, Sganarelle évoque l’impiété de son maître :

« Mais, par précaution, je t’apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons ».

Le texte établit donc une association « enragé », « Turc », impie. La référence orientale se poursuit avec Sardanapale, prince assyrien, du VII avant JC, qui décida de se suicider avec toute sa cour, plutôt que d’affronter sa défaite devant l’ennemi. Il est resté dans l’imaginaire collectif le prince débauché, vivant dans le luxe et la corruption…]

Dans cette confrontation évidemment truquée entre la Perse et la France, Montesquieu accentue ainsi les oppositions, et met en place une description avant tout fondée sur l’étonnement.

Manuscrit des Lettres persanes

II Le regard persan : la description d’un monde surprenant

1) Un monde confus

Le début de la lettre insiste sur la confusion: « nous avons toujours été dans un mouvement continuel« , (valeur redondante de l’adverbe « toujours » et de l’adjectif « continuel« ) confusion que le rythme de la phrase qui suit appuie, par l’emploi d’un rythme ternaire croissant: « avant qu’on soit logé  » , « qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé  » , « et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires qui manquent toutes à la fois  » .

Cette confusion se retrouve dans l’évocation des « embarras de Paris ». Cette description de la grande ville est un thème déjà ancien : le poète latin Juvénal envisageait de la même façon la ville de Rome et c’est à son inspiration que Boileau au XVII ème siècle a décrit la capitale française.

La rapidité est ici illustrée par la brièveté même de l’expression « ils courent, ils volent «  , en opposition avec la phrase beaucoup plus longue qui suit, et qui rappelle les déplacements « orientaux » (« les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux les feraient tomber en syncope  » ). La suite du paragraphe reprend l’image de l’homme girouette, là encore appuyée sur le rythme (succession de phrases courtes qui miment les mouvements de Rica). L’hyperbole finale « je suis plus brisé que si j’avais fait six lieues » conclut sur une note humoristique (la lieue est une unité de mesure ancienne. Elle représente environ 3.8 kilomètre).

2) L’étonnement

Cette confusion va dans le même sens que l’étonnement qui est largement mis en évidence dans ce passage:

« Tu ne le croirais pas peut-être « 

« Je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner »

« ce que je dis ne doit pas t’étonner « 

Dans le même ordre d’idées, Montesquieu joue avec le vocabulaire de l’illusion: il est question d’ « astrologues« , de « magiciens« , de « prodiges« . Le verbe « croire » est aussi employé cinq fois tout au long du passage

« Tu ne le croirais pas peut-être » (l.7)

« Ne crois pas que je puisse » (l.15)

« Et ils le croient » (l. 24).

« Il va même jusqu’à leur faire croire » (l.26)

« Tantôt il lui fait croire » (l.30)

3) L’hyperbole

L’emploi systématique d’hyperboles dans le texte permet d’accentuer cet étonnement:

«  les maisons sont si hautes qu’on jurerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues  » : l’intensif « si » est développé ensuite par une proposition consécutive, et la formule restrictive « ne…que » fait de Paris une ville exceptionnelle, ce que l’expression « une ville bâtie en l’air » appuie encore dans la phrase suivante.

L’évocation du roi et du pape joue là encore sur l’hyperbole: l’emploi à deux reprises de la formule « Si…. il n’a qu’à… » démultiplie les pouvoirs royaux, d’autant que la fin de la phrase, beaucoup plus brève, voit leurs effets immédiats: « et ils le croient  » , « et ils en sont aussitôt convaincus  » .

Quant au pape, magicien « plus fort » que le roi, ces pouvoirs sont mis en valeur par l’expression   « tantôt « , développé par un rythme ternaire, tandis que la phrase se conclut clairement par une hyperbole « et mille choses de cette espèce  » .

Mais on le voit, cet étonnement persan permet avant tout à Montesquieu de critiquer la société française.

Frontispice de l’ouvrage de Jean Chardin: Voyage de M. le Chevalier Chardin en Perse, publié en 1711

III Une critique virulente

1) Une construction habile

Les deux premiers paragraphes du texte (après l’entrée en matière) sont consacrés à la ville de Paris, et reprennent un thème satirique connu: l’agitation des grandes villes, l’encombrement des rues. Le caractère humoristique de l’évocation de Rica devenu girouette dès qu’il sort de chez lui prépare le lecteur en douceur à la critique.

Mais ce n’est que dans les paragraphes suivants que la critique va devenir plus violente, avec les attaques contre le roi et le pape, et ce, alors que Montesquieu n’hésite pas à utiliser une formule de prétérition: « Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes européennes  » .

Définition donnée dans l’Encyclopedia Universalis:

« La prétérition (ou prétermission) est une « figure d’expression par opposition » (Fontanier) par laquelle on annonce passer sous silence ce que l’on dira néanmoins. Figure de rhétorique par excellence, en ce qu’elle influence l’attitude de l’interlocuteur : elle éveille son attention ou attise sa curiosité  » . On peut considérer également comme prétérition toutes les expressions par lesquelles le locuteur affirme n’être pas compétent pour parler d’un sujet dont il parle quand même.

2) La critique de l’autorité royale

Si Montesquieu commence par une phrase qui pourrait être laudative: « Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe » (emploi ici du superlatif, il apparaît bien vite que cette puissance est usurpée. Elle ne provient pas de richesses réelles (comme le montre la comparaison avec le roi d’Espagne, dont le pouvoir est fondé sur les richesses venant de la conquête de l’Amérique) mais le roi est présenté comme un manipulateur, aidé par la vanité de ses sujets.

Ce qui est en cause dans le premier paragraphe consacré au roi, c’est la vénalité des charges: « les titres d’honneur à vendre  » . Montesquieu montre la duplicité de ce marché: d’un côté, ce qui est en vente : « n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre » (formule restrictive ne.. que marque l’aspect dérisoire de cette « richesse » royale) de l’autre, tout ce qu’il obtient: « ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées » (rythme ternaire qui accentue la rapidité avec l’évocation directe du résultat de l’action: « payées, munies, équipées »).

Mais le second paragraphe va plus loin en dénonçant le pouvoir même du roi: « il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ». Ce pouvoir sur les esprits est énoncé tout au long: « il les fait penser comme il veut  » , « leur persuader  » , « il n’a qu’à leur mettre dans la tête « , « leur faire croire  » , « tant est grande la force et la puissance qu’il a sur leurs esprits  » . Quant à son usage, il reste financier: Montesquieu fait ici allusion aux difficultés financières de la fin du règne de Louis XIV, et il dénonce la dévaluation comme moyen commode de renflouer les caisses (De 1689 à 1715, il y a eu en France 43 dévaluations). Quant à la critique du papier monnaie, elle peut renvoyer à l’expérience de John Law, dont la banqueroute a été retentissante en 1720.

Le paragraphe s’achève sur l’allusion au pouvoir guérisseur du roi de France (selon des traditions très anciennes, le roi aurait le pouvoir de guérir certaines maladies, « les écrouelles » en particulier. Cela donnait lieu au Moyen âge à des cérémonies particulières). Montesquieu ici se moque de tout ce qui pourrait conférer au roi un pouvoir d’ordre magique ou divin. On est ici à la transition de la critique entre le domaine politique et religieux. Sachant qu’en 1722, après son sacre, Louis XV touchera 2000 malades, on mesure à quel point la critique émise ici demeure d’actualité en 1721.

3) La critique religieuse

Le dernier paragraphe de l’extrait ici proposé est consacré à la critique du pape, que de manière très ironique, Montesquieu présente comme « un autre magicien plus fort que lui » et dont il ne mentionne le nom qu’après en avoir explicité les pouvoirs: « Ce magicien s’appelle le pape  » . Il établit ainsi une hiérarchie, le pape, le roi, les sujets de celui-ci, et là encore il dénonce une emprise mentale dont le roi lui même n’est pas exempt (utilisation d’une litote: « qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il ne l’est lui-même de celui des autres  » ).

Les exemples qu’il donne de cette manipulation mentale renvoient aux dogmes essentiels du christianisme: « Trois ne sont qu’un » évoque le dogme de la Trinité (Un seul Dieu, trois « hypostases », Le Père, le Fils et le Saint Esprit); « que le pain que l’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin » renvoie à la croyance (proprement catholique) de la transsubstanciation (Définition du petit Robert: « changement de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et du sang de Jésus-Christ »).Cette transformation constitue l’un des « mystères » à l’oeuvre lors de l’eucharistie (Communion, sacrement qui commémore la Cène et  le sacrifice du Christ). A noter que la précision « mille autres choses de même espèce  » suggère que le christianisme abonde en éléments irrationnels que seule une autorité particulièrement efficace peut amener à considérer comme vrais.

La critique de Montesquieu est ici particulièrement hardie, puisqu’elle souligne l’irrationalité des dogmes religieux, et démonte ainsi le processus même de la croyance.

Conclusion

Par le biais du regard naïvement étonné deux persans, en jouant beaucoup sur l’humour du passage, Montesquieu met en place de manière progressive une critique extrêmement violente de l’autorité excessive qu’ont sur les esprits le roi ou le pape. Il met aussi en cause la crédulité des hommes, et l’acceptation sans discussion des dogmes religieux. Ainsi la fiction orientale permet le regard critique, tout en s’efforçant de déjouer la censure.

Persan assis (J.A Watteau, 1684-1721)

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