Réfléchir sur les bonnes et mauvaises actions à partir d’un texte de Kant

Julie se taisait. J’attendais qu’elle me lâche enfin un mot, sans doute une question, le sujet d’une première dissertation qu’elle n’arrivait pas à traiter. Mais rien ne venait… Non seulement Julie gardait toujours le silence, mais je me rendis compte au bout d’un moment qu’elle baissait même les yeux et jouait nerveusement avec ses doigts, ses bagues. Visiblement, pour dire ce qu’elle avait en tête, il fallait d’abord surmonter une difficulté bien grande. J’allais jeter dans la bataille de son trouble un petit mot d’encouragement quand elle se leva brutalement.
– Excuse-moi, Katy je me suis trompée. Je ne sais plus pourquoi je suis venue d’ailleurs.
La prenant aux épaules, je la fis s’asseoir. J’étais toujours persuadée qu’elle n’osait pas me demander un petit coup de main pour un devoir.
– Si tu es là, c’est bien parce que tu as une question à me soumettre, repris-je pour lui donner la force d’avancer…
– Oui, mais je me rends compte que j’ai honte de ce que j’ai à dire…
– A ce point, c’est peut-être parce que je ne suis pas la bonne personne, en ce cas.
– Si, à part toi je ne vois pas à qui je pourrai en parler !
– Bon j’y suis ! concluais-je feignant découvrir les motifs de sa visite… Tu as une dissertation à faire et tu ne sais pas comment t’y prendre ?
– Euh oui j’ai une dissert à faire… Mais ça va à peu près… Je suis là pour autre chose.
– Ah bon ? répondis-je un peu interdite. Julie manifestait des signes de gêne de plus en plus évidents, de fuite, même. Eh bien, vas-y, lâche toi, recommençais-je, comme si j’étais ta meilleure amie !
– Non ! Justement, je ne peux pas en parler à ma meilleure amie !
– Je t’écoute.
Je ne doutais plus alors un seul instant qu’il devait s’agir d’une peine de coeur. Et si c’était bien le cas, elle ne me semblerait pas aussi grave qu’à Julie, et ainsi je lui donnerai les moyens de considérer la situation avec plus de distance qu’elle ne semblait pouvoir le faire seule.
– Eh bien voilà , avoua Julie après avoir pris une longue respiration, j’ai menti à ma meilleure amie !
Je ne pus retenir un « Aïe ! » bien mal à propos. Sans se démonter pourtant Julie continua son mea culpa.
– Je pense que c’est vraiment mal ce que j’ai fait. Je m’en veux terriblement et en même temps… Je ne regrette pas, parce que je ne pouvais pas faire autrement…
– C’est compliqué ton histoire, ajoutais-je dans une demi grimace. En tout cas je comprends que tu sois dans l’embarras. Mentir en général n’est pas un acte anodin, et a fortiori à sa meilleure amie, c’est un geste grave. A moins que ne tu l’aies fait pour protéger ton amie, pour son bien ?
– Ben pas trop, là , tu vois… marmonna piteusement Julie.
– Alors explique plus ce qu’il s’est passé, que je puisse juger.
– En fait avec ma copine Camille on regardait depuis le début de l’année Tristan qui est vraiment… comment dire… enfin… il est très gentil, mignon, quoi !
Julie était devenue rouge comme une écrevisse en disant cela. Pour l’encourager je renchéris son propos par un « tu en as de la chance ! » des plus maladroits.
– Arrête, poursuivit Julie! C’est sérieux! Donc Camille et Tristan sont devenus enfin tu vois… très copains…
-Oui, tu veux dire qu’ils sortent ensemble ?
– Voià ! Du coup Camille m’a demandé d’arrêter de le calculer. Seulement moi, ça été plus fort que tout, je faisais que penser à Tristan tout le temps. Quand je le voyais j’étais bien et quand je ne le voyais plus je ne pensais qu’à être le lendemain pour le revoir.
– Bref tu étais un peu amoureuse, ce qui est très naturel.
– Mais le problème c’est que Tristan l’a remarqué, et mieux ou pire il m’en a parlé, et je lui ai tout dit, enfin pas vraiment d’ailleurs mais il a compris, et là il m’a demandé si je voulais sortir avec lui !
– Et bien sûr tu as dit non ? interrogeais-je un peu narquoise.
– Et bien sûr j’ai dit oui! Mais je m’en veux car j’ai pas réfléchi . De toute façon ça a été plus fort que moi. Tu aurais fait quoi à ma place ?
– Justement, je ne suis pas à TA place, Julie ! Mais dis-moi, vous avez juste parler de sortir ensemble ou bien vous avez… C’est fait ? C’est ton petit ami ?
– Non ! Si ! Si ! en fait… On s’est embrassé.
– Ah quand même !
– C’est mal hein ce que j’ai fait, n’est-ce pas ? questionna fébrilement Julie.
Bien que je ne fût pas certaine qu’un tel malentendu d’adolescents vaille la peine qu’on réveillât un casuiste (un casuiste fait de la casuistique qui est la partie de la théologie morale, qui s’occupe des cas de conscience), je me concentrais sur la réponse que je pouvais apporter à Julie, laquelle s’impatientant reformula sa demande.
– C’est mal, dis-moi ?
– Si quelque chose de mal a été commis, tu n’es pas seule en cause en tous les cas. Il y a Tristan qui est coupable d’avoir trompé la confiance de Camille. Et peut-être Camille aussi est-elle en tort, car elle a exigé une promesse de toi sans tenir compte des sentiments que tu étais susceptible d’éprouver.
– Mais quand même j’ai promis !!
– Tu ne prends pas le mensonge ni le désengagement à la légère, c’est tout à ton honneur. Pourtant je te propose de mettre un peu de côté ce que tu ressens pour étudier les concepts en jeu, prendre du recul par rapport à cet épisode, et trouver quelle conclusion on pourra en tirer concernant le mal que tu as fait.
– Si tu sais comment, je suis d’accord.
– Nous allons lire ce texte de Kant sur le bien et le devoir moral, puis nous l’appliquerons à notre situation présente après discussion.

Kant, Fondements de la Métaphysique des Moeurs, (1785) trad. Victor Delbos, Ed. Delagrave, p.103

« Soit par exemple, la question suivante : ne puis-je si je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Je distingue ici aisément entre les sens que peut avoir la question demande-t-on s’il est prudent ou s’il est conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut être sans doute prudent plus d’une fois. A la vérité, je vois bien que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à un subterfuge, d’un embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l’avenir un désagrément bien plus grand que tous ceux donc je me délivre pour l’instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse m’être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de se conduire ici d’après une maxime universelle et de se faire une habitude de ne rien promettre qu’avec l’intention de le tenir ? Mais il n’en est pas moins évident qu’une telle maxime n’en est pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or c’est pourtant tout autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par crainte des conséquences désavantageuses. […] Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m’instruire le plus rapide, tout en étant infaillible c’est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres?) Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras et qu’il n’a pas d’autre moyen d’en sortir ? Je m’aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucun manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; et en effet, selon une telle loi, il n’y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d’autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s’ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu’elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement. »

– Une fois de plus, il est compliqué ton texte ! protesta Julie.
– Écoute si tu préfères, on peut en faire l’analyse comme dans une étude de texte en classe, suggérais-je.

A suivre…

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LeWebPédagogique

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