QUEL SENS Y A-T-IL A INTERPRETER NOS DESIRS ? « LA NOUVELLE HELOÏSE »


Charles-Edouard LE PRINCE Promenade de Julie et Saint-Preux sur le lac de Genève (1824)

« Je ne vois partout que sujets de contentement et je ne suis pas contente. Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé (…). L’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens, mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie.
Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie, et je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches ? En sera-t-elle mieux aimée ? Mènera-t-elle une vie plus de son goût ? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre ? Jouira-t-elle d’une meilleure santé ? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde ? Et toutefois j’y vis inquiète. Mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi. »

Rousseau La nouvelle Héloïse Sixième partie, lettre VIIIe , p. 757 (Poche)

Dans cette lettre tirée du premier grand roman moderne La nouvelle Héloïse, Rousseau nous décrit les embarras du cœur confronté à sa propre incompréhension ; si le cœur est en effet la faculté de désirer, cette faculté est en même temps, l’expression d’une impuissance à comprendre avec clarté et distinction l’obscur objet de ce qu’il désire. Il ne suffit pas, en effet, rappelle ici Julie dans cette lettre à son ancien amant, d’avoir des objets de contentement pour satisfaire ses désirs. Ces objets sont le plus souvent l’occasion de distraire le cœur de sa propre inquiétude, et, quand ils ne parviennent plus à nous distraire, surgit alors le terrible ennui, cette langueur secrète de l’âme qui montre combien, au-delà des distractions, l’attachement même à tout ce qui nous est cher ne suffit pas à satisfaire notre désir. D’où l’idée que le bonheur lui-même peut apparaître, à qui le regarde en face, cad débarrassé des illusions mercantiles qui en sont le masque trompeur, comme insuffisant à satisfaire cette faculté de désirer qu’est le cœur.
Il ne faut pas chercher trop vite un nom de maladie à cette épreuve de l’ennui, attitude de lassitude devant ce qui semble d’abord la préoccupation essentielle de l’existence : la recherche du bonheur. Les noms de « mélancolie », « névrose », « dépression » « blues » ou autre noms de pathologie issus de quelque classification médicale ne sauraient traduire en effet parfaitement le sens de cet étrange « dégoût du bien-être » qui est en même temps le point de départ d’une découverte de la façon propre dont chacun à sa façon ôte du prix qu’il donne naturellement à la vie. L’ennui a quelque chose de mortel et Julie, à la fin du roman, ne finira pas ses jours par un simple accident ; elle cédera a ce que le psychanalyste Freud n’hésitera pas à nommer, au Xxème siècle, une « pulsion de mort ».
Ce n’est pas que Julie soit sans désir cependant ; ce qui manque à cette femme, ayant accompli un mariage par devoir, c’est la capacité à assigner désormais un sens aux élans de son coeur. Julie se trouble au constat d’une impuissance constitutive de la raison à contenter ses désirs profonds. On peut ainsi considérer qu’elle est en mal d’interprétation de son désir. Si l’interprétation est en effet la faculté de retrouver le sens perdu (d’une parole, d’un texte, d’un rêve ou d’un acte), alors rien de plus nécessaire dans l’ennui que de recourir à l’interprétation du désir. En redonnant du sens, l’interprétation ne fait en effet rien d’autre que redonner au cœur son élan vital, il guérit le désir de sa morbidité et ainsi fournit à l’inquiétude humaine confrontée au sens obscur de son existence, une issue salutaire. Interpréter, c’est donc sauver le désir du désarroi existentiel dans lequel le plonge l’ennui, et c’est ainsi éviter de n’avoir à opposer à cette épreuve de l’existence que des distractions vaines et sans lendemain. Car l’interprétation nourrit la connaissance de soi : en questionnant ce qui la distingue de toute autre être humain, Julie ne fait rien d’autre qu’explorer son propre rapport singulier au désir. On peut ainsi faire l’hypothèse que la vie inquiète de Julie s’apaise quelque peu de savoir que cette inquiétude est sa propre inquiétude, et que ce qu’elle ignore de ce qui lui manque est une ignorance qui la marque d’une singularité à nulle autre pareille. Il n’y a ainsi pas deux façons identiques de ne pas savoir ce que l ‘on désire. Et c’est cette singularité du manque que questionne sans fin l’interprétation du désir.

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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