PEUT-ON PENSER AU BONHEUR SANS MELANCOLIE ?

Sandrine Bonnaire dans A nos amours de M.Pialat (1983)

C’est un fait. Nous ne nous sentons heureux que quand nous ne nous préoccupons plus ou pas encore  de l’être. Penser au bonheur, c’est soit avoir la nostalgie d’un moment du passé enfui, soit se laisser aller à espérer un tel moment à venir. En ce sens penser au bonheur – pire penser le bonheur comme un concept philosophique qu’il faudrait définir, distinguer, analyser, critiquer… – apparaît comme une mauvaise façon d’accéder à une vie heureuse. C’est pourquoi on peut soutenir qu’il n’y a pas de pensée du bonheur sans mélancolie c’est-à-dire sans un sentiment durable de tristesse attaché à la considération de notre existence. En effet, si la mélancolie ressemble à un vague à l’âme que pourrait chasser un travail de la pensée sur elle-même,  c’est sans doute sous-estimer la force d’une telle passion que de s’en tenir à une telle ressemblance. Nous sommes mélancoliques quand nous constatons malgré nos plaisirs, nos joies, et nos succès que nous ne sommes pas aussi heureux que nous aimerions l’être, et qu’il nous manque toujours un petit quelque chose pour le devenir et enfin être « comme un dieu parmi les hommes » selon l’expression par laquelle Epicure désigne le bonheur du sage.

On se demandera donc d’abord si le bonheur relève seulement de la consolation par l’illusion d’un divertissement nous permettant d’échapper provisoirement à la mélancolie, et si les prétentions des soins de l’esprit à nous en guérir définitivement sont bien fondées. Sinon, n’est-il pas nécessaire de faire droit à la thèse pessimiste selon laquelle  l’homme ne serait pas « fait » pour le bonheur, cet être se définissant par l’impossibilité d’être heureux se devrait alors lucidement de considérer la mélancolie comme la marque de son incapacité au bonheur ? Enfin, si saisir vraiment l’idée de bonheur dans son impossibilité humaine, et en combattre ses simulacres, expose immanquablement à affronter la mélancolie jusque dans toute la profondeur d’un désespoir existentiel, il importe de se demander si cette épreuve n’est pas finalement la clé d’un étrange et inespéré bonheur, ou comme dit Victor Hugo, si la mélancolie n’est pas paradoxalement « le bonheur d’être triste », et même le chemin du seul vrai bonheur humain.

I Tendance à fuir et art de prévenir la mélancolie: du bonheur de l’illusion au soin de l’esprit

– Le divertissement : se consoler de ses misères dans le bonheur de l’illusion et échapper à l’ennui

« Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort . »

Pascal Pensée 414 (Lafuma)

– Le soin de l’esprit: prévenir ou soulager la souffrance mélancolique par la recherche de la paix de l’âme (ataraxie)

« C’est une impression générale qu’éprouvent tous les hommes, quoiqu’ils ne l’observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre et de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être et de penser: tous les désirs trop vifs s’émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du cœur qu’une émotion légère et douce; et c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale.»

Rousseau Nouvelle Héloïse Lettre 23, Partie 1

II La pensée mélancolique de l’impossibilité humaine du vrai bonheur

– Le « blues » comme pensée mélancolique qui peut nous surprendre au milieu du moment le plus joyeux de notre vie: voir la scène finale du film Café society de Woody Allen (2016)

– Le vrai bonheur est au-delà des satisfactions terrestres

«Il n’y a point de vrai bonheur sur la terre. J’ai pour mari le plus honnête et le plus doux des hommes; un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n’a point d’autres désirs que les miens; j’ai des enfants qui ne donnent et ne promettent que des plaisirs à leur mère; il n’y eut jamais d’amie plus tendre, plus vertueuse, plus aimable que celle dont mon cœur est idolâtre, et je vais passer mes jours avec elle; vous-même contribuez à me les rendre chers en justifiant si bien mon estime et mes sentiments pour vous; un long et fâcheux procès prêt à finir va ramener dans nos bras le meilleur des pères; tout nous prospère; l’ordre et la paix règnent dans notre maison; nos domestiques sont zélés et fidèles; nos voisins nous marquent toutes sortes d’attachement; nous jouissons de la bienveillance publique. Favorisée en toutes choses du ciel, de la fortune, et des hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l’empoisonne, et je ne suis pas heureuse.» Elle dit ces derniers mots avec un soupir qui me perça l’âme, et auquel je vis trop que je n’avais aucune part. Elle n’est pas heureuse, me dis-je en soupirant à mon tour, et ce n’est plus moi qui l’empêche de l’être !
Cette funeste idée bouleversa dans un instant toutes les miennes, et troubla le repos dont je commençais à jouir. Impatient du doute insupportable où ce discours m’avait jeté, je la pressai tellement d’achever de m’ouvrir son cœur, qu’enfin elle versa dans le mien ce fatal secret et me permit de vous le révéler.»
Rousseau Nouvelle Héloïse Lettre 15, Partie 4

– Le vrai bonheur est inaccessible à l’homme

« Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. »

Schopenhauer Le monde comme volonté et comme représentation

– Lhomme n’a pas été conçu pour le bonheur

« On serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit « heureux». Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. »

Freud Malaise dans la civilisation


III La mélancolie comme « bonheur d’être triste »

« Le bonheur seul est salutaire pour le corps mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit (…) A chaque nouveau chagrin acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte. (…) Les idées sont des succédanés des chagrins. Au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. »

Proust La recherche du temps perdu – Le temps retrouvé

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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