La morale: L’expérience morale comme accommodation de soi

Avertissement: ce texte a fait l’objet d’une première publication en mai 2013, mais il a été remanié un mois plus tard environ , dans un souci de clarté et d’exhaustivité.

Van Gogh Le docteur Gachet

Le travail du rapport à soi est constitutif de l’expérience morale:  il n’y a que celui qui refuse de s’interroger  sur ses actes ou sur la personne qu’il est devenu par ses actes qui peut feindre d’ignorer l’expérience morale.  En ce sens, l’expérience morale est bien le recueil solitaire  d’une intériorité, la réappropriation personnelle par un sujet d’une pensée vécue d’abord dans l’étrangeté et l’opacité d’une décision pas encore  reconnue même par soi-même, mais qui par le travail du rapport à soi  peut être appropriée et éclairée comme sienne dans le questionnement intime de ses actions (par exemple,  Ai-je bien agi ? Cette action a -t-elle fait de moi  un homme courageux ou un inconscient ? un homme responsable ou un traitre ? ).

On remarquera aussitôt  cependant l’importance des autres dans la façon dont nous acceptons ou refusons finalement d’accomplir l’expérience morale dans un véritable rapport à soi. La place que nous donne autrui est en effet  décisive pour permettre (ou empêcher) la  réalisation de soi. Socrate est ainsi celui qui pouvait à la fois affirmer: « Il ne faut pas vivre sans examiner sa manière de vivre » et qui en même temps poussait dans de constants dialogues  ses interlocuteurs à réfléchir ce qu’ils disaient pour apprendre à mesurer la cohérence de leur discours, cad les poussait à entretenir un rapport à soi-même qu’il avaient tendance à fuir dans le déni ou la mauvaise foi.

– D’abord insister sur la primauté de la pratique et de l’exercice d’une capacité qu’a l’être humain de mettre en scène une expérience déchirante pour mieux se l’approprier: l’exercice du récit, de l’écriture littéraire ou cinématographique sont autant de façons de se rapporter à ses actes sans dénier la responsabilité de leur accomplissement, ou se bercer d’illusions  sur ce qui aurait pu arriver s’ils n’avaient pas été commis. Il ne s’agit pas tant de trouver des raisons justificatrices que de réintégrer dans la continuité d’une histoire un événement qui a été vécu comme une rupture.

– Ensuite souligner l’intrication des vies humaines qui implique qu’on ne peut pas faire un choix sans agir sur autrui ou avec eux. Vivre c’est aussi vivre la vie des autres. On ne peut penser par un « simple » rapport à soi. Il faut s’inscrire dans le monde avec lequel on est en relation pour penser l’expérience morale la plus intime. Par conséquent la réalité de l’expérience morale n’est pas autarcique. Mettre en question l’autarcie morale, c’est par exemple comprendre que le rapport à nos raisons change avec le temps. Nous nous exposons toujours  à finir par nous  rapporter à ce qui est pourtant apparu d’abord comme nos motivations propres, avec étrangeté, et cela  même si toutes nos actions ont réussies conformément à nos souhaits antérieurs. Rien ne préserve donc  de la vulnérabilité de l’extériorité pas même l’empire prétendue sur nos pensées qu’affirmaient héroïquement Les stoïciens distinguant ce qui dépende nous et ce qui n’en dépend pas (Epictète Manuel) , et célébrant la citadelle imprenable de la conscience du sage. Cependant, on peut  dans cette perspective repenser le rapport de l’individu à la société, en ne se contentant pas de le penser comme un rapport d’aliénation:

« L’individu a besoin de la société non pour y trouver une grandeur de convention, mais pour être orienté à trouver en soi les marques de sa grandeur. »

V.Gérard La remise en cause de l’autarcie morale : le sentiment de soi et les mobiles de l’action chez Simone Weil

Les études philosophiques (n° 82), p. 139-154.

– Il faut questionner aussi les prétentions de  l’évidence morale qui s’imposerait simplement et indiscutablement, comme l’évidence du devoir de ne pas respecter une obligation légale qu’on se découvrirait en conscience ne pas pouvoir accomplir (par exemple l’obligation de dénoncer les juifs pendant la deuxième guerre mondiale, dont la transgression s’apparente à une sorte d’ « exceptionnalité du Bien » validant une légitime désobéissance civique); ou encore l’évidence d’un sens manifeste du mal (sens alors rassurant par sa paresseuse et facile « diabolisation » mais risquant de se substituer  à la compréhension effective de sa genèse); c’est cette évidence que H.Arendt met en question lors du procès Einchmann, et dans son livre: Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll «?Folio essais?», 1991.

H.Arendt et la notion de « banalité du mal »

Hannah Arendt : Affiche

Le propre de l’évidence est en effet d’être une idée s’imposant de telle sorte qu’on ne puisse en redonner l’intelligence de la genèse. Cependant, la force de l’évidence « vécue » dans l’immanence de l’expérience morale ne peut-elle pas nous détourner  de l’appel à la lucidité propre à la réflexion  qui ne se satisfait jamais d’évidences toutes faites pour penser les principes de la morale, et exige des principes fondés en raison ? (voir partie suivante: l’autonomie)

En ce sens, il y a bien à interroger réflexivement le fil directeur de l’expérience morale, comme on cherche à démêler la trame d’une étoffe enchevêtrée dans  le tissage de ses fils secondaires, ou à interpréter l’idée directrice d’un texte. On peut chercher à distinguer:

– une trame odysséenne:

« […] sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde ; j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la Fortune me proposait, et partout à faire de telles réflexions sur les choses qui se présentaient, que j’en puisse tirer quelque profit ».

Descartes Discours de la méthode, 1ère partie

L’expérience est bien pour Descartes le moment aventureux de la connaissance de soi. Elle permet de rompre avec le moment proprement scolaire de la connaissance (« l’étude des lettres ») pour s’engager dans l’observation active du monde (qui n’est rien d’autre qu’un « grand livre » permettant de s’instruire d’une nouvelle façon), mais Descartes n’omet pas d’accompagner ce nouveau mode d’enseignement d’une préoccupation de soi et d’une méditation sur soi (« trouver en soi-même ») car ce qui menace le voyageur c’est bien la perte de soi à l’épreuve de la grande variété des « diverses expériences » qui peut bien finir sinon par le rendre sceptique sur la possibilité d’atteindre la vérité. L’expérience doit être ce détour révélateur qui permet de revenir à soi en s’éprouvant « soi-même dans les rencontres » de la Fortune (cad de ce que la raison ne peut pas prévoir), elle peut don être un véritable voyage de retour constituant proprement le parcours de la reconnaissance de soi. En un sens, les Méditation métaphysiques (1642) de Descartes ne sont rien d’autre, au plus haut niveau spéculatif qu’un tel parcours – le sujet n’étant plus la personne particulière de Descartes, mais toute conscience portée à la connaissance de soi – , et  le Discours de la méthode (1637) amorce déjà cette réappropriation de soi par soi sur le mode du  récit autobiographique.


– une trame faillée: l’expérience est d’abord réceptivité d’un donné qui résiste à l’appropriation de l’intelligence; c’est pourquoi les vérités de l’expérience sont de l’ordre du constat. Elles attestent sensiblement qu’il y a du changement, de la contingence, de l’imprévisible qui sont irréductibles à la moindre expérience et que la raison ne pourra jamais résoudre. Cependant, elle est aussi activité d’une construction qui s’attache à parcourir, recueillir et lier ces données, fournissant des points de repères qui assurent à l’expérience une cohésion. Cette polarité réception/activation explique d’abord pourquoi l’expérience ne sera jamais une connaissance infinie, un acte d’intuition pure comme en rêvent les métaphysiciens, ces « visionnaires de la pensée » qui rêvent que la pensée puisse s’envoler en quittant le sol de l’expérience pour atteindre le ciel des « Idées ». Elle explique ensuite comment non seulement la connaissance rationnelle peut tout de même prétendre à la rigueur scientifique (un objet scientifique est construit  théoriquement, en toute rigueur démonstrative par l’intelligence scientifique), mais surtout, elle autorise nous dit Kant,  à penser la conduite morale en faisant appel à des principes purement autonomes de la raison (voir partie suivante).

Une autre faille de l’expérience morale se manifeste dans le travail du rapport à soi propre au repentir qui ne signifie jamais la restauration d’une « bonne conscience » (ou la réalisation d’une sorte de  » résilience ») qui pourrait opérer la réparation du déchirement constitué par  une décision douloureuse: il y  a des choix qui provoquent, quelque soit la qualité de la « reprise » du repentir des blessures inguérissables (cf: la décision de Kierkegaard de rompre ses fiançailles). Anna Karénine, quand elle quitte son mari et ses enfants pour vivre son amour pour Wronsky sait qu’elle va provoquer des souffrances irréversibles en elle et autour d’elle. Le  désaccord avec soi-même qui fait suite à un choix déchirant, tranchant un dilemme (manifeste par exemple dans le choix entre  venger l’honneur de son père ou conquérir l’amour de Chimène pour le Cid), ce désaccord  implique donc de savoir mettre en place  des procédures par lesquelles puisse se conserver, en surmontant l’expérience négative du déchirement, le rapport à soi-même, et ainsi éviter que les seules « issues »  (en fait moralement des impasses) ne soient  la torture de la culpabilité ou la fuite dans le déni:

Dans la vive et douloureuse expérience affective du remord elle-même, on peut remarquer la façon dont le sujet s’éprouve paradoxalement comme déchiré entre les deux pôles antagonistes du statut d’auteur et du statut de victime de l’acte commis:

« J’étais à la fois dans l’une et l’autre (la chair et l’esprit); mais j’étais plus moi dans ce que j’approuvais en moi que dans ce que je désapprouvais. Déjà en effet dans l’élément réprouvé mon moi n’était plus guère engagé, je subissais contre mon gré plutôt que je n’agissais de mon plein gré. Et pourtant l’habitude s’était aguerrie contre moi-même, cela par ma faute puisque c’était ma propre volonté qui m’avait amenée là où je ne voulais pas. »

Saint Augustin Confessions, Livre 8

une trame feuilletée: on peut chercher à identifier des sentiments proprement moraux et à caractériser la façon dont ces sentiments qualifient subjectivement l’expérience morale, en la distinguant de l’expérience perceptive. On peut dire que l’expérience morale, contrairement à l’expérience perceptive, valorise  le sujet éprouvé et non l’objet éprouvant. Ce qui compte pour elle, c’est le rapport à soi du sujet mesuré à l’épreuve de l’objet, en termes d’affections morales, et le rôle que peuvent jouer ces épreuves  dans le parcours de reconnaissance de soi par soi du sujet. En ce sens, toutes les expériences ne se valent pas au sens où d’abord le sujet ressent les unes de façon plus morale que d’autres (et ce peut être encore un travail du rapport à soi que de s’exercer à changer ce « ressenti » comme l’y invite la morale stoïcienne invitant par exemple à déplacer la localisation du mal des choses à l’opinion qu’on porte sur elles); ensuite au sens où la vie pathétique du sujet se découvre à la réflexion comme rebelle à la claire distinction entre des affections logiquement, localement et temporellement exclusives: ainsi plaisir et douleur peuvent-ils se mêler dans la même expérience morale, comme dans celle du martyr éprouvant une fort paradoxale béatitude de la souffrance.

 La capacité à concilier les contraires (continuité/rupture, liberté/servitude, Moi/Autrui, évidence/réflexion, activité/passivité, innocence/culpabilité, plaisir/douleur)  par une véritable accommodation de soi est donc au coeur de l’expérience morale.  C’est d’abord le travail raisonné d’un rapport à soi qui peut assurer la reprise de cette expérience, mais il serait illusoire de penser que la raison  puisse à elle seule résoudre les paradoxes de l’expérience morale, dont l’absurdité incompréhensible à la raison,  peut faire l’objet, en dernier refuge, d‘une méditation religieuse sur le « péché » (Kierkegaard) ou sur la « grâce » (S. Weil). Quoiqu’il en soit,  l’expérience  ne livre donc  jamais sans ambiguïté ses leçons de morale.

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E.Delacroix Lutte de Jacob avec l’ange

 On peut pour prolonger suivre l’émission Questions d’éthique de M.Canto-Sperber du 23/05/2011:

L’expérience morale avec Valérie Gérard et Solange Chavel, professeures de Philosophie


 

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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