Le véritable bonheur réside-t-il dans la pensée ? (correction de dissertation)

Avertissement: Dans une dissertation, il n’est pas d’usage de marquer des titres de « parties » ou des indications de plan; ceux qui sont maintenus ici ne le sont que par commodité de lecture et souci  de méthode.

La pensée est à la fois ce que l’Homme a de plus glorieux et de plus misérable : par elle, il peut, nous promettent les philosophes, s’élever à la spiritualité de son âme, et au bonheur dans la vérité cad à la Béatitude; la pensée se fait alors méditation, prière, ou exercices spirituels, travail sur soi pour la libération de soi, et l’accès au Souverain Bien. Elle est alors ce que l’homme a de plus glorieux, car c’est une  joie vivante que diffuse la pensée, en éclipsant la mortelle tristesse du malheur.

Christian Gottlieb Kratzenstein – Orphée et Eurydice, 1806

Cependant, c’est par cette pensée aussi que l’Homme  s’imagine avec inquiétude son existence douloureusement déchirée entre la nostalgie d’un état passé révolu, l’ennui insupportable du présent, et l’inquiétude de l’avenir. La pensée est alors la conscience malheureuse et errante d’un homme misérable, incapable de donner un sens à son désir. La pensée ne cesse donc ainsi tantôt de nous ouvrir à la joyeuse découverte du bonheur, tantôt de nous exposer cruellement les contrariétés qui ne cessent de nous représenter ce bonheur comme perdu, inhabitable ou improbable, bref comme insaisissable. Le véritable bonheur réside-t-il donc dans la pensée ?

La question porte ici sur la valeur d’une promesse de bonheur dont  semblent porteurs  les philosophes, mais aussi sur l’ambiguïté de la notion de bonheur. Il y a sans doute un malentendu à dissiper, quand un philosophe affirme que c’est le bonheur qu’on peut atteindre par l’acte de penser. Car savons-nous ce que signifie vraiment « penser le bonheur » ? N’est-ce pas une des questions fondamentales qu’invite à nous poser chaque philosophe ? De sorte que cette question engagerait à chaque fois que nous nous aventurons à penser avec un philosophe, une nouvelle compréhension du bonheur véritable, et en même temps une nouvelle étape vers l’apaisement de notre inquiétude existentielle quant à notre espoir d’être heureux.

 

I De la pensée du plaisir au plaisir de penser

Nous pouvons nous convaincre comme les philosophes que le plus court chemin qui conduit au bonheur passe par la pensée, mais quelle pensée ? La pensée du plaisir répond Epicure. « Le plaisir est – en effet-  le commencement et la fin de la vie bienheureuse » (Lettre à Ménécée). Il n’y a pas de bonheur sans un appel à ce principe fondamental qui commence et commande la pensée de telle sorte qu’elle apprenne à se délivrer de ces troubles causés par la crainte des Dieux, la peur de la mort, de la douleur insupportable et de l’idée d’un bonheur impossible. La pensée est ici d’abord exercice spirituel visant à apaiser l’âme en lui faisant retrouver la pureté  des  plaisirs naturels  et  la tranquillité de la satisfaction des désirs nécessaires.

Loin des plaisirs troublés et mêlés de douleurs que cherchent à produire les passions, la pensée du plaisir circonscrit sans cesse le champ de ce qui est prudemment désirable, cad des désirs nécessaires et naturels discriminés par la raison. C’est en élaborant les conditions d’une autocratie de la pensée – gouvernement de soi  –  que s’élabore ainsi la recherche du bonheur, placé sous le signe de remèdes garantissant  le souci de soi : « Le sage forme en son âme une telle étendue de pensées heureuses que ses passions sont toutes petites à côté (…) On peut se faire un grand volume de bonheurs voulus qui feront, par comparaison toutes petites nos mélancolies » (Alain Propos sur le bonheur, p.21)

Acquérir par la pensée le parfait usage de ses plaisirs relève d’une recherche du bonheur passant par des exercices spirituels qui élèvent la conscience de la satisfaction au-dessus de la simple jouissance immédiate. Le bonheur recherché n’est en effet pas dans l’instant mais dans la durée; il vise  l’ataraxie, en tant qu’il donne toute son importance à l’attention au présent, et évite la divagation de l’âme visant une éphémère euphorie dissimulant toujours une inquiétude de l’avenir.

Cependant, c’est en définitive plus le plaisir de penser que la pensée du plaisir qui sauve l’homme des troubles de l’âme et des souffrances du corps faisant obstacles au bonheur.  Cette confiance dans l’arraisonnement conscient des plaisirs et dans le plaisir de la mesure  ne se heurte-t-elle pas à l’hypothèse inverse d’un plaisir de la démesure et de l’étourdissement inconscient, caractéristiques du mode de vie hédoniste ?

 

II Du plaisir érigé en maître au bonheur de la liberté de penser

L’hédoniste veut le bonheur avec passion et considère la pensée de la mesure (la pensée morale) comme un obstacle à l’assouvissement de ses désirs illimités. Raisonner ses désirs, n’est-ce pas alors  ignorer que le bonheur est sans raison et donc sans pensée ? L’imagination vient relayer cette représentation du bonheur en présentant sans cesse ce bonheur comme un idéal inconcevable par la raison. Il est en ce sens vain de tenter de définir le bonheur en pensée, puisque sans cesse il déborde la pensée pour s’éprouver dans une vie dont les plaisirs sont alors érigés en seul maître de la conduite, quoiqu’en coûtent les moyens et les conséquences de leur acquisition.

Cette thèse a pour corrélat la condamnation de toute pensée de la tempérance comme principe de conduite : « Ce sont ceux qui sont incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient qui font la louange  de la tempérance » (Gorgias  492b, GF, p.229) soutient  Calliclès face à Socrate. Ce sont « la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut qui font la vertu et le bonheur. » (Idem, p.230). L’hédoniste est ainsi celui qui reconnait la vie heureuse dans la vie de jouissance et qui s’emploie à éprouver toutes les formes de désirs et à les assouvir (p.234). C’est aussi celui qui considère que le malheur ne provient que de la frustration avec laquelle certains discours moralisateurs interdisent d’être heureux en prenant du plaisir.

Pourtant, la vie hédoniste est-elle une vie heureuse ? Ce qui caractérise la recherche d’un tel bonheur est une sorte de démangeaison insupportable ne pouvant produire que l’alternance inquiète de l’agitation et de l’ennui. L’avidité du désir conduit ainsi à se figurer que le plaisir le plus grossier est bon parce qu’il apaise la souffrance du manque qui nous agite, alors qu’un tel espoir d’apaisement est trompeur quand vient se substituer à la souffrance l’ennui du désoeuvrement. Dans l’assouvissement du désir lui-même, peine et plaisir se mélangent de telle sorte que jamais n’advient une véritable et durable satisfaction digne d’être appelée bonheur. Tout cela démontrant que « l’agréable est différent du bien. »(Idem, p.243)

L’insatisfaction elle-même peut alors être le ressort d’une redécouverte du bonheur de désirer, conduisant à mesurer combien il est libérateur de ne pas être esclave mais bien maitre de ses désirs. Il y a là comme une fine satisfaction prise à ne pas satisfaire grossièrement ses appétits. De même, la sobriété n’est pas le refus du plaisir mais son affinement qualitatif qui seul peut en faire une étape dans la recherche d’un véritable bonheur, fabriqué non par les séductions de la consommation standardisée, mais au rythme des touches personnelles sans lesquelles ce bonheur n’est pas proprement mien. C’est ultimement dans cette distinction entre ce qui m’aliène et ce qui me libère, cad entre le consentement à ce qui ne dépend pas de moi et le consentement à ce qui en dépend, que réside la reconnaissance du véritable bonheur de la liberté de penser affirme ainsi Epictète au début de son Manuel stoïcien.

Pourtant reste une question en suspend; celle de la communauté du bonheur que permet la pensée. Penser, n’est-ce pas un exercice solitaire conduisant à se priver des plaisirs de la société ? Ces plaisirs doivent-il être condamnés comme vains par une pensée soucieuse d’autarcie et d’indépendance ? Ou n’est-ce pas cette pensée qui peut nous ouvrir à une forme renouvelée de la sociabilité ?

 

III La béatitude ou la pensée comme dialogue sur le véritable  bonheur

Dans la Lettre à Elisabeth du 6 août  1645, Descartes propose à Elisabeth de considérer la pertinence de la distinction que proposait de faire le philosophe stoïcien Sénèque entre « vivre en Béatitude » et « vivre heureusement ». Alors que le bonheur vulgaire ne dépend que de choses qui sont hors de nous, la béatitude du sage consiste en un parfait contentement de l’esprit, et en une satisfaction intérieure, par l’accomplissement de tout ce qui dépend de nous.

Descartes ne promet pas ici à sa correspondante qu’une telle distinction lui assurera immédiatement la clé d’un bonheur parfait, mais que la lecture du traité qui esquisse cette distinction fournissant à son lecteur « un entretien qui pourrait lui être agréable » (p.110, éd. GF-1989) contribue  à apaiser l’inquiétude de ne pas être heureux, en faisant porter l’attention moins sur les conditions extérieures qui troublent l’âme quand elle ne les possède pas que  sur les choses dont il dépend d’elle qu’elle les possède ou non : « la vertu et la sagesse » (p.111). Ainsi nous serons moins inquiets de ne pas être heureux si nous savons qu’il dépend de nous, et de nous seuls, de le devenir vraiment, et cela même si ce bonheur reste un idéal accessible seulement au plus sage. Savoir que c’est de nous que dépend le bonheur, c’est déjà ôter au malheur son plus grand pouvoir, celui de nous inquiéter sans cesse à l’idée de ne pas pouvoir devenir heureux.

Si Sénèque ne fait pas ici de fausse promesse, il n’en ouvre pas moins un chemin vers une nouvelle façon de penser le bonheur, qu’il appartient à ses lecteurs de reprendre, mais aussi si nécessaire de critiquer : « Sénèque eut du nous enseigner toutes les principales vérités dont la connaissance est requise pour faciliter l’usage de la vertu, et régler nos désirs et nos passions, et ainsi jouir de la béatitude naturelle »(p.113). Descartes exerce ainsi sa pensée critique envers un philosophe ayant lui-même critiqué la pensée vulgaire du bonheur. Il ne saurait y avoir « véritable » bonheur là où il n’y a pas le déploiement d’une pensée attentive et exigeante envers toutes les opinions, y compris celles des plus éminents philosophes sur le sens du bonheur. Si la pensée peut rendre vraiment heureux, c’est parce qu’elle reconduit sans cesse celui qui pense à son pouvoir de l’être par lui-même.

Elisabeth l’a compris puisqu’elle adresse à Descartes un doute portant sur sa reprise critique de la pensée de Sénèque. A Descartes affirmant tranquillement « Il suffit que notre conscience nous témoigne de ce que nous n’avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter les choses que nous avons jugé être les meilleurs, et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre heureux en cette vie »(p.112), Elisabeth répond : « Il y a des maladies qui ôtent tout à fait la pouvoir de raisonner, et par conséquent le pouvoir de jouir d’une satisfaction raisonnable »(p.114 – Lettre à Descartes – 16 août 1645).

Comment être heureux quand l’âme est frappée au cœur de ses pensées dans sa volonté même, dans son pouvoir de raisonner et d’exercer sa liberté ? N’est-ce pas le comble du malheur que de voir le bien et de se voir avec effroi faire le mal opposé ? Ainsi l’inquiétude de ne pas être heureux revient-elle agiter l’âme de celui ou celle qui doute de la générosité de la pensée c’est-dire du pouvoir d’user librement de la volonté sans se laisser entrainer par les passions, mais ce doute n’est pas solitaire et se transforme dans le dialogue avec le philosophe en demande pour mieux comprendre le sens de la pensée, et son pouvoir de rendre heureux.

Ce que comprend Elisabeth, c’est qu’il n’y a pas de véritable bonheur sans une appropriation pratique de ce lieu de résidence qu’est pour nous notre corps. Nous devons connaître d’où viennent les « passions » de l’âme qui peuvent certes nous faire douter de notre pouvoir sur nos pensées, mais peuvent aussi nous aider à conforter ce pouvoir, puisque « l’expérience montre qu’il y en a qui portent aux actions raisonnables » (p.130 – Lettre à Descartes du 13 septembre 1645).

C’est en effet avec notre corps que nait l’usage de la pensée, et que s’imaginent les premières représentations du bonheur, et pourtant le bonheur ne réside pas seulement dans la totale satisfaction (impossible) des besoins de ce corps, même si la santé est le « premier des biens en cette vie » comme l’affirme le Discours de la méthode (6). Si notre corps cause les passions de l’âme – et en cela n’est pas toujours et en toute circonstance en notre pouvoir – , il  n’indique pas comment l’énergie de ces passions peut être maîtrisée à des fins heureuses.

Certes, notre corps produit en nous des sentiments que nous pouvons prendre pour une satisfaction analogue au bonheur. Cependant, « ce n’est pas toujours quand on a le plus de gaité qu’on a l’esprit le plus satisfait » (p.138 Lettre à Elisabeth 6 octobre 1645). La recherche d’une telle gaité ne saurait d’ailleurs aller toujours dans le sens du véritable bonheur. Elle peut tout au plus conduire à se repaître de « fausses imaginations » qui rendent amers celui qui devinent leur facticité. (Idem)

Est-à-dire qu’il faut apprendre à se dépayser du corps, et prôner un ascétisme conduisant à « mourir au corps pour naître à l’esprit » comme le suggérait l’école stoïcienne de Sénèque ? « Je ne suis pas de ses philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible » objecte Descartes à sa correspondante (Lettre du 18 mai 1645, p.96). Il y a non une opposition mais une complicité à instaurer entre l’âme et le corps de telle sorte que toujours le renforcement de l’un s’effectue en respectant les exigences de l’autre. Ce n’est donc pas seulement la maladie mais la santé qui obéit à une logique psychosomatique. Dès lors se soigner c’est moins chercher à éviter les passions violentes que se forger « des raisonnements si forts et si puissants » (Idem) qu’ils permettent même dans l’épreuve de ces passions de demeurer maître de soi . Ce qui est le propre des « plus grandes âmes » (Idem) n’est donc pas tant une activité (stoïque) de dépaysement du corps qu’une activité de discernement de ce que constitue véritablement comme bien ou comme mal « les plus grandes prospérités de la fortune » comme « les plus grandes adversités » (Idem, p. 97).

Le rôle de la pensée est donc bien décisif, en ce qu’elle permet de mettre à distance ce que nous aurions tendance à ressentir confusément comme le plus grand bonheur ou le plus grand malheur, si nous nous contentions de vivre comme « ces âmes vulgaires » qui  « se laissent aller à leurs passions et ne sont heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes » (p. 96). Par cette distance, la pensée se permet d’abord de comprendre les lois de la nature auquel est soumis notre corps, ensuite d’apprendre à habiter cet étrange logement qu’il est pour nous en propre, en tirant les leçons de l’expérience que nous en avons quotidiennement.

Nous ne nous délivrerons jamais totalement de notre inquiétude quand à savoir où se trouve le bonheur et si nous pourrons un jour l’atteindre. La pensée est en ce sens ce qui nous éloigne du bonheur au moment même où elle nous en figure l’image désirable, comme Orphée perdant Euridyce  alors que son regard se pose sur elle. Pourtant, la pensée est aussi le travail par lequel nous pouvons parvenir à construire un château qui ne  soit pas seulement une construction onirique et irréelle, mais aussi une véritable citadelle construite sur le roc de nos maximes éthiques et de nos dispositions vertueuses. Si l’enjeu d’un tel travail demeure incertain, comme l’est la question de savoir si au final nous méritons ce bonheur que nous recherchons, nous savons cependant que ce travail n’est pas voué à rester solitaire, et qu’il a tout à gagner à inscrire son oeuvre dans l’horizon d’un dialogue avec Autrui qui est au final le véritable lieu de la pensée.

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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