Les dialogues de pédagogies radicales abordent une thématique de la pédagogie critique sous forme de dialogue. Le texte ci-dessous est consacré à l’explicitation de certaines controverses éthiques en milieu militant.

Demande : Il y a souvent des débats en milieu militant qui renvoient en réalité à des controverses relevant du champ de l’éthique. L’un des plus récurrents est sans doute celui qui a trait à la question des fins et des moyens.

Réponse : Le problème des fins et des moyens dans l’action politique a très bien été posé par Weber, dans Le savant et le politique.

D’un côté, il existe une éthique de conviction qui considère que la valeur de l’action se trouve dans la cohérence éthique dans le respect de nos convictions morales, plutôt que dans le résultat de l’action. On trouve cette position par exemple dans l’anarchisme chrétien et non-violent de Tolstoi, qui a influencé Gandhi ou Luther King.

D’un autre côté, il existe une éthique de responsabilité qui considère que la valeur de l’action se trouve dans le résultat de l’action. On trouve cette thèse chez Machiavel. On la retrouve également par exemple chez Trotsky dans Leur morale et la nôtre.

Le philosophe John Dewey, dans le débat qu’il a eu avec Trotsky1, sur cette question, défend une autre position concernant cette problème. La valeur de l’action ne peut pas se trouver dans une évaluation uniquement de la cohérence des moyens ou dans le résultat à atteindre. Elle doit prendre en compte les deux dimensions. Le processus pour atteindre la fin fait partie de la valeur éthique de la finalité. Il y a donc un continuisme entre moyens/fins. On ne peut pas se contenter de se féliciter d’une bonne intention (contre Kant), mais l’on ne peut pas non plus considérer que l’on ne doit pas se soucier de la cohérence des moyens pour atteindre la finalité. Ou dit autrement, l’efficacité ne suffit pas à déterminer la valeur d’une action sur le plan éthique : elle en est seulement une dimension. Si c’était le cas, nous serions uniquement dans le cadre de l’action technique. Or l’action politique demande certes une efficacité technique, mais elle ne peut pas se limiter à cette dimension technique. Sinon, on confond la technocratie et la politique.

D : Que peut-on penser de la déconnexion entre éthique et efficacité de l’action en milieu militant ?

R : Il est possible de se demander parfois si l’éthique de l’efficacité (ou l’instrumentalisme) qui est défendu par certains militants ne vise pas en réalité à pouvoir les dédouaner en tant que personnes dans leurs comportements personnels. Je peux me présenter comme un grand militant révolutionnaire ou un grand stratège militant, mais je n’ai aucun effort à faire du point de vue de ma conduite personnelle. Comme de toute façon la Révolution est repoussée aux calendes grecques, pas besoin de faire d’effort à titre individuel durant ma courte existence. C’est une telle doctrine qu’à contesté le féminisme en affirmant que « le privé est politique ». On ne peut pas prétendre être un militant pro-féministe, en étant par ailleurs dans son comportement militant ou privé, un gros macho.

D : Est-ce que l’on ne peut pas dire que beaucoup de milieux militants ont souvent été dominés par une manière d’être qui était liée à leur composition sociologique masculine ?

R : On peut effectivement considérer que la valorisation de certaines pratiques et formes d’action en milieu militant provient implicitement d’une éthique viriliste qui imprègne à la fois certains milieux de travail, comme l’armée, mais également les milieux militants. Mais surtout, ce type d’éthique viriliste implique une pression à ce que les autres personnes, qui n’adhèrent pas forcément à cette éthique viriliste dans leur manière d’être, l’adoptent et s’y conforment. En particulier, ce type d’éthique viriliste conduit à définir ce que serait le courage. Celui-ci serait justement le « virilisme ».

D : Ce qui implique de ce point de vue qu’il y ait une cohérence entre les moyens et les fins dans les pratiques militantes. Par exemple, cela va impacter également les comportements au sein des organisations militantes.

R : Oui, si on admet qu’il y a une cohérence entre les moyens et les fins, celle-ci se retrouve non seulement dans les stratégies d’action, mais également dans les formes d’organisation militante, les modalités de prise de décision. Par exemple, si le but d’une organisation militante est de mettre en place un régime politique démocratique, alors l’organisation et la prise de décision au sein des structures militantes doivent être en cohérence. C’est là un des points de débats entre la tradition léniniste et la tradition anarchiste2.

Mais cela se retrouve également dans les comportements entre militants, c’est le problème des pratiques anti-oppression. L’oppression en milieu militant peut prendre des formes variées : micro-agressions, inégalités dans la prise de parole, division inégalitaire du travail militant ou encore exploitation du travail militant de certain-e-s par d’autres. On peut par exemple constater l’existence d’une « division sexuée du travail militant » (Denuzat).

D : On peut considérer que partir de la parole des « premières concerné-e-s » est un principe important, mais il ne va pas sans soulever de problèmes.

R : En effet, on peut dégager deux types de positions opposées.

Il y a la conception libérale : a) Elle considère que leur positionnalité sociale n’a pas d’impact sur les individus. De ce fait, tout personne est susceptible de tenir le même discours quelque soit sa position sociale. b) Elle considère que la légitimité d’un discours tient à la validité interne de son argumentation.

Cette position s’oppose aux épistémologies marxistes ou féministes (qui sont en réalité très diverses). Mais on pourrait dégager une idée générale commune : le discours d’une personne est liée à sa positionnalité sociale.

La position libérale va opposer aux épistémologies situées (marxistes ou féministes) de réduire la vérité d’un discours à la position de celui ou celle qui l’énonce. Ce qui conduirait à un argument ad hominem : j’ai tort ou raison uniquement parce que je suis une femme ou parce que je suis un homme.

En réalité, il est possible de considérer que la position des discours situées est un peu différente. Elle consiste à dire que chaque personne en fonction de sa positionnalité sociale a accès à une expérience subjective qui est différente. Il s’agit donc d’une vérité de l’expérience subjective.

Ce qui pose un problème à un second niveau. C’est celui de savoir si l’expérience subjective constitue à elle seule un critère de vérité. La position de Paulo Freire concernant ce point consiste à dire qu’il doit y avoir une confrontation entre l’expérience subjective et des savoirs théoriques (par exemple statistiques). Le résultat constitue ce qu’il appelle « la synthèse culturelle ». Un processus dialectique de recherche entre ces deux types de savoirs peut être nécessaire pour parvenir à la production de cette synthèse.

On peut dire que dans une telle épistémologie, l’expérience vécue à une vérité (qui est subjective). Personne ne peut nier qu’une personne ressente telle ou telle chose lorsqu’elle la ressent. Mais la vérité de l’expérience subjective ne constitue pas le tout de la vérité.

Donc en appeler à la valeur de la parole des premières concernées, c’est en réalité accorder de la considération à la valeur du ressenti des personnes qui vivent une oppression. Cela revient à dire : « je respecte ton ressenti, je respecte ce savoir d’expérience ». C’est aussi une position éthique.

Or ce que font les dominants, le plus souvent, c’est nier ce ressenti. C’est nier son existence et son impact sur les personnes. Par exemple, le travail en psychiatrie de Franz Fanon, ou d’autres, a consisté a montrer qu’il y avait des expériences psychiques et des pathologies liées à cela à une expérience d’oppression sociale.

Qu’est-ce que cela fait de vivre telle ou telle oppression ? C’est cette expérience subjective à laquelle n’a pas accès la personne qui bénéficie de privilèges. Néanmoins, l’existence d’une telle vérité subjective ne constitue pas le tout de la réalité sociale. Il faut pouvoir passer en effet du « sujet » (individuel) à la « classe sociale » (groupe collectif). Ou dit autrement du niveau de la relation sociale au niveau des rapports sociaux : c’est la fonction des statistiques qui permettent d’objectiver ce vécu subjectif à un niveau collectif.

En cela, ces épistémologies s’opposent à l’idée d’une rupture entre le « sens commun » (le vécu subjectif) et le savoir scientifique. C’est pour cela que Paulo Freire considère qu’il y a une continuité entre la curiosité de sens commun et le savoir scientifique.

D : La question de la parole de premières concernées pose également des difficultés lorsqu’il s’agit des alliances.

R : Oui, en fait parce que si la parole des personnes les premières concernées est importante, pour autant, il y a une difficulté car il n’y a pas vraiment de liens mécaniques entre une positionnalité sociale et des positions politiques.

Par exemple, une femme de milieux populaires et une femme de milieux bourgeois n’auront pas déjà la même expérience. Mais si l’on prend le cas d’une femme de milieux bourgeois, certaines considèrent qu’elles n’ont jamais eu véritablement d’expérience personnelle de sexisme dans leur vie, tandis que d’autres femmes de milieux bourgeois peuvent faire état d’expériences de sexisme. C’est là où l’on touche la limite de l’appel à l’expérience vécue. Mais disons qu’à un niveau statistique du moins, on retrouvera chez les femmes, contrairement aux hommes, certaines expériences de sexisme et cela de manière beaucoup plus significative.

En outre, deux femmes, même parmi celles qui ont vécu des expériences de sexisme, peuvent adhérer ou non à des positions féministes. Il n’y a pas sur ce plan de lien direct entre l’expérience de sexisme et la position politique. Inversement, il peut y avoir des hommes qui sont pro-féministes.

Cela dit, la question des alliances se pose car il y a plusieurs types d’oppression qui existent. A partir de ce moment là, il y a un problème qui se pose, c’est qu’en outre, au sein des organisations d’opprimé-e-s, toutes ces organisations ne tiennent pas le même discours.

Donc l’éthique de l’alliance implique de devoir choisir avec quelles organisations d’opprimé-e-s, on va s’allier ou pas. Il peut y avoir déjà un principe possible de choix, c’est le principe de la reconnaissance mutuelle. Cela consiste à ne s’allier qu’avec des organisations qui reconnaissent les oppressions que vivent les autres opprimé-e-s.

Ensuite, il y a souvent un autre principe qui est utilisé, c’est de s’allier avec les organisations qui ont les positions les plus proches en termes de projet socio-politique. Il y a par exemple une différence entre des positions réformistes et des propositions révolutionnaires. Par exemple, faut-il viser uniquement à réformer le capitalisme ou également à l’abolir ? Faut-il réformer la famille ou faut-il l’abolir en tant qu’institution ? Faut-il pluraliser les catégories de genre ou les abolir ? Ect…

Là encore, il existe un principe de cohérence stratégique : c’est que les revendications réformistes doivent être en cohérence avec le projet de transformation sociale révolutionnaire et non pas en contradiction. Or souvent, on s’aperçoit que des revendications réformistes au lieu d’être orientées vers la destruction d’un système d’oppression, prévoient une amélioration à court terme de la situation, mais en consolidant le système qu’elles prétendent détruire à moyen terme3.

D : Il y a une autre thématique qui peut susciter également des discussions en milieu militant, c’est la question de l’appropriation culturelle des productions théoriques.

R : Souvent, le débat sur l’appropriation culturelle est présenté de manière trop simpliste. La critique de l’appropriation culturelle ne consiste pas à interdire d’utiliser une production culturelle provenant d’un autre groupe culturel, mais de ne pas l’utiliser sans faire preuve « d’appréciation culturelle ». Cela veut dire de ne pas l’utiliser sans faire preuve de considération pour les groupes dominés qui les ont produits.

On a pu par exemple assister à un « appropriation culturelle » dans les milieux militants des concepts issus de la théorie décoloniale latino-américaine – décolonial, décolonisation, colonialité du pouvoir … – sans que le plus souvent les auteurs qui ont produit ces concepts ne soient cités. Ce qui est tout de même problématique… A savoir des auteurs comme Anibal Quijano par exemple.

1Dewey, John, and Léon Trotski. Leur Morale et la nôtre. Découverte (La), 2014.

2Pereira Irène, Peut-on être radical et pragmatique ?, Textuel, 2010.

3Irène Pereira, Peut-on être radical et pragmatique ?, Textuel, 2010.