III – … Et doit être distinguée de la notion de délinquance …

Sommes nous délinquants lorsque nous transgressons une norme. A l’évidence non. Refuser de saluer ses camarades, geste essentiel de politesse, ne vous envoie pas en prison. Vous ne paierez pas même une amende. Et c’est heureux. Mais, vous risquez de vous attirer des reproches qui prendrons la forme de regards noirs, de moqueries, voire de vous faire rabrouer. Ces sanctions sociales sont utilisés pour vous obliger à modifier votre comportement et le rendre conforme à la norme. Elles sont donc la manifestation tangible, si vous en doutiez, que vous être déviant.e.

En résumé, déviance et délinquance ne sont pas synonymes. Mais, comment établir une distinction entre ces deux notions ?

A – La déviance est distincte de la délinquance

Pour établir une frontière entre ces deux notions, nous devons revenir un bref instant sur une distinction abordée en début de chapitre. Un rappel s’impose donc mais, plutôt sous forme d’exercice destiné à réactiver notre mémoire …

La distinction entre ces 2 types de normes permet d’établir un frontière entre déviance et délinquance. Aux normes sociales correspond la déviance tandis que les normes juridiques permettent d’identifier la délinquance.

Le lien entre norme juridique et délinquance offre un avantage précieux : il pose un cadre précis qui permet de identifier la délinquance et d’éviter le risque décrit par les rédacteurs de la fiche Eduscol sur notre chapitre, éviter des confusions préjudiciables. « Dans le sens commun, la notion de délinquance est revêtue de significations flottantes : elle renvoie tantôt à un ensemble de comportements ou d’attitudes jugés non conformes au regard des normes comportementales en vigueur dans la société (elle peut être associée aux « incivilités »), tantôt à un ensemble de transgressions des lois en vigueur, dont sont généralement exclues les transgressions les plus graves : le « délinquant » est alors distingué du « criminel ». »

Nous le voyons bien, la mobilisation des notions de normes juridiques et de normes sociales clarifie les choses et permet de prendre de la distance : à la perception issue du sens commun (délinquant / criminel) se substitue une qualification et une distinction fondées (déviant / délinquant) .

Pour autant, cette distinction est-elle si simple ? Formulé autrement, la frontière entre déviance et délinquance est-elle si nette ?

En première intention, nous pourrions répondre par l’affirmative. En effet, un acte illégal est assez aisément identifiable. Par conséquent, et c’est l’intérêt du recours à distinction norme sociale / juridique, la frontière semble nette. Bref, un acte est soit déviant, soit délinquant.

Mais nous pouvons aussi nous dire que les choses sont moins simples qu’elles ne paraissent. Prenons la définition initiale de la déviance. Souvenez vous : la déviance est la transgression d’une norme ou, perçue comme telle. Donc, dans son acception « large », un comportement délinquant, voler une personne par exemple, est aussi un acte déviant. 

Considérons maintenant, la définition plus « étroite » de la déviance, celle qui associe la déviance à la transgression d’une norme sociale. Même là, une distinction tranchée entre déviance et délinquance n’est pas aussi évidente. En effet, il est possible de qualifier un même comportement de déviant et de délinquant. Prenons un exemple pour illustrer notre propos, celui d’une personne qui fume sur un quai de métro parisien en surface (donc à l’air libre). Un quai de métro est un lieu public. La loi proscrit la possibilité d’y fumer. L’acte est donc délinquant. Du reste, la personne est passible d’amende. Imaginons maintenant la présence de 3 ou 4 autres personnes sur ce même quai. Trois d’entre elles ignorent la personne qui fume. En revanche, la dernière suggère à l’individu de cesser de fumer parce que c’est mauvais pour sa santé (et celle des personnes sur le quai). Ici,la sanction n’a rien à voir avec une sanction pour non-respect d’une norme juridique – une amende dans ce cas. Seul est fait reproche au fumeur (ou à la fumeuse) de transgresser une norme sociale. Celle de ne pas importuner les gens ou celle de ne pas nuire à la santé d’autrui (ou de soi-même).  

Nous le voyons à travers cet exemple, un même comportement peut à la fois être transgression d’une norme juridique, donc être un acte délinquant, et transgression d’une norme sociale, donc être déviant (dans l’acception restrictive de la déviance).

Si nous nous résumons : 

– en première intention, les notions de normes juridique et social permettent de caractériser un acte comme déviant ou délinquant.

– dans un deuxième temps, il faut analyser plus précisément le contexte (qui est présent, quelles réactions observe-t-on) pour éventuellement décider qu’il y a déviance ET délinquance.

Discerner si un acte est déviant ou délinquant est donc complexe. Il en va de même avec la mesure de la délinquance que nous allons aborder.

Mais avant d’attaquer ce sujet, un petit exercice destiner à vérifier votre compréhension de ce paragraphe.


EXERCICE OBLIGATOIRE : Distinguer déviance et délinquance, un continuum de situations – p 160 – Manuel Hachette


B – … dont la mesure est un travail complexe

Cette démarche n’a rien de neutre. Elle constitue même un enjeu politique et social. En effet, si la délinquance augmente, la politique publique de sécurité est susceptible d’évoluer avec l’affectation de plus de moyens (personnels, matériels, etc.) ou dans sa doctrine (répression ou prévention ?). De même, notre perception de la sécurité, marqueur de la cohésion sociale (ou de la « décohésion ») variera selon que les chiffres de la délinquances évoluent dans un sens ou un autre. Avec des effets sur notre psyché (se sentir en sécurité ou peu) et nos comportements (pour les femmes sortir le soir sans se poser de question ou en réfléchir à sa tenue, éviter de loger dans un quartier, …).

La mesure de la délinquance est donc bien une question qu’il convient d’aborder avec rigueur et précision. Nous procèderons par étapes comme nous invite à le faire le programme de première qui vous demande de « comprendre et [d’]illustrer les difficultés de mesure de la délinquance ».

En guise de première étape, nous allons nous soucier de la mesure de la délinquance. Puis nous étudierons les problèmes que peut poser la mesure retenue.

En fait de mesure, nous en retiendrons deux. La première d’entre-elle est assurée par les forces de police, de gendarmerie (et la justice mais différemment). Il s’agit donc d’une mesure administrative de la délinquance. Lorsqu’une infraction est constatée, soit directement par les forces de l’ordre – pour vitesse excessive par exemple, soit après qu’une victime ait porté plainte – pour agression physique par exemple, elle est comptabilisé selon une nomenclature particulière. Chaque crime ou délit est associé à une catégorie unique. Le tableau ci-dessous, extrait de la publication Interstats Conjoncture N° 56 de mai 2020 du ministère de l’intérieur nous en donne un bon aperçu de ce qu’est une nomenclature.

Comme vous pouvez le constater, le « vol » peut être différemment comptabilisé selon qu’il se fait avec ou sans arme, avec ou sans violences, etc. Vous noterez aussi que certains délits n’apparaissent pas. Les verbalisation pour sortie non autorisées pendant le confinement. Nous reviendrons sur ce point.

Ce que vous devez retenir, c’est que ces données administratives permettent de dresser un panorama de ce qu’on appelle la délinquance constatée.

A cette méthode de comptage, il faut ajouter une deuxième façon de comptabiliser la délinquance. Il s’agit de l’enquête de victimation (et non de victimisation !). Dans le numéro de la revue Idées économiques et sociale dédié à la déviance, Renée Zauberman la définit ainsi : « L’enquête de victimation est un dispositif de connaissance, et notamment de mesure, du crime, mis au point dans le dernier tiers du xxe siècle par les sciences sociales. Plus précisément, il s’agit d’appliquer la technique des sondages, c’est-à-dire des enquêtes sur échantillon, à un phénomène social qui n’avait traditionnellement été mesuré qu’à travers des données administratives. »

L’existence de plusieurs mesures de la délinquance nous renseigne sur le fait que ce phénomène social est difficile à appréhender dans son intégralité. Dit autrement, qu’il est impossible de mesurer la délinquance réelle, ce que confirme Renée Zauberman dans l’article déjà cité : « on n’a donc pas – [que l’on] ne peut pas avoir – de mesure de la délinquance en soi, mais seulement des comptages qui dénombrent, en tel ou tel point du processus, les désignations opérées par divers acteurs, professionnels ou profanes, qui ont traité comme délictueux certains comportements. » Malgré la multiplicité des sources, une partie du phénomène échappe à l’observation et à la mesure statistique. C’est ce que nous appelons le chiffre noir de la délinquance (en référence aux trous noirs présents dans notre univers).

Néanmoins, une bonne solution consiste à disposer de sources d’informations variées et, de comparer les résultats qu’elles nous nous proposent. En s’attachant aux tendances (les évolutions / variations) plutôt qu’aux chiffres brutes (nombre de tel crime ou délit) dans la mesure où ils diffèrent selon les méthodes.

Le graphique suivant nous donne un aperçu convaincant de l’intérêt de croiser les méthodes. Ce qui nous amènera aux problèmes le la mesure de la délinquance.

Source : David Bon, Philippe Robert et Renée Zauberman, La délinquance : entre statistiques de police et enquêtes de victimation, Note Rapide de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île de France, 2011

Que pouvons-nous rapidement dire au sujet des résultats : outre qu’on observe une baisse du nombre de vols ou tentatives de vol de voiture, la première chose qui étonne, c’est la différence entre les résultats issus trois méthodes mobilisées.  Par exemple, pour la dernière période, le résultat varie d’un facteur 4 entre les données policières et les enquêtes de victimation.

Cette observation nous renseigne sur le premier problème que pose la mesure de la délinquance : pour qu’une infraction ou un délit soit comptabilisé, il faut que les forces de l’ordre soient saisies du problème. Or, une personne ne se sentira pas nécessairement « victime » (notamment en cas de simple tentative de vol). Dès lors, elle peut ne pas choisir de porter plainte. De plus, même en situation de vol, elle peut estimer que la police sera incapable de retrouver le(s) coupable(s). Et, par conséquent, que la démarche de porter plainte est inutile. Au pire une perte de temps (surtout si la voiture est ancienne donc sans valeur pour les assurances). Ici, c’est la perception de l’efficacité de l’institution qui explique la décision de la victime. A contrario, si la victime fait le choix de porter plainte, elle sera peut-être dissuadée de le faire par les force de l’ordre (ce qui expliquerait la différence entre les courbes verte et bleue).

Dans le cas des violences domestiques, les deux phénomènes sont souvent soulignés : absence de plainte (liée au fait de se sentir responsable et non victime) et l’attitude de la police / accueil des victimes (suggestion de faire une main courante plutôt que de porter plainte par exemple).

En résumé, comme l’indique le.s auteur.s de la fiche Eduscol sur la déviance, la mesure de la délinquance dépend de la « propension (variable) des victimes à porter plainte ou à s’adresser à la justice et du déroulement de leurs interactions avec les institutions policières et judiciaires. De plus, « cette mesure de la délinquance est aussi très largement dépendante de l’activité policière elle-même et des priorités que donnent aux forces de police leurs autorités de tutelle ».

Ce denier point nous renvoie aux enjeux que j’ai souligné en introduction de cette partie. Pour être plus explicite, prenons un exemple emprunté à un collègue, Erwan Pastol.

« Quand un ministre de l’Intérieur met en place une politique du chiffre, c’est-à-dire qu’il conditionne l’obtention de certaines primes pour les cadres de la police et de la gendarmerie à ce que leurs équipes dressent plus de procès-verbaux, alors les chiffres de la délinquance constatée augmentent. En effet, les cadres répercutent le message à leurs équipes de la façon suivante : on doit absolument atteindre notre quota (par exemple pour les infractions routières) alors trouvez-moi des infractions. Et, sur le terrain, policiers et gendarmes en trouvent. Parce qu’il y en a. » Conséquence, le nombre d’infractions augmente.

Ce qui est intéressant pour nous à constater, c’est la conclusion qui sera tirée de la publication de ces données : le nombre d’infractions a augmenté, c’est donc que les Français conduisent de plus en plus dangereusement. Or, ce n’est pas ça qui s’est passé. Les Français ne sont pas plus chauffards qu’ils ne l’étaient avant mais les gendarmes et les policiers ont intensifié leurs contrôles – ce qui est très différent.

Et ce qui fonctionne avec cet exemple théorique mais pas si fictif que cela en matière d’infractions routières est transposable à toutes les formes de délinquance.

Il existe un autre problème, et nous en terminerons avec celui-ci : il s’agit du risque de sous-déclaration ou de sur-déclaration lors des enquêtes de victimation. Par exemple, dans le cas de viol nous savons que les victimes peinent souvent à se déclarer victime de ce crime.

En résumé, la mesure de la délinquance souffre des problèmes suivants :

– notre perception du fait d’être victime (de l’acte délictuel) et de nos ressources pour porter plainte,

– de notre rapport à l’institution policière,

– de l’activité des forces de l’ordre et de leurs pratiques.