Le véritable bonheur réside-t-il dans la pensée ? (correction de dissertation)

Avertissement: Dans une dissertation, il n’est pas d’usage de marquer des titres de « parties » ou des indications de plan; ceux qui sont maintenus ici ne le sont que par commodité de lecture et souci  de méthode.

La pensée est à la fois ce que l’Homme a de plus glorieux et de plus misérable : par elle, il peut, nous promettent les philosophes, s’élever à la spiritualité de son âme, et au bonheur dans la vérité cad à la Béatitude; la pensée se fait alors méditation, prière, ou exercices spirituels, travail sur soi pour la libération de soi, et l’accès au Souverain Bien. Elle est alors ce que l’homme a de plus glorieux, car c’est une  joie vivante que diffuse la pensée, en éclipsant la mortelle tristesse du malheur.

Christian Gottlieb Kratzenstein – Orphée et Eurydice, 1806

Cependant, c’est par cette pensée aussi que l’Homme  s’imagine avec inquiétude son existence douloureusement déchirée entre la nostalgie d’un état passé révolu, l’ennui insupportable du présent, et l’inquiétude de l’avenir. La pensée est alors la conscience malheureuse et errante d’un homme misérable, incapable de donner un sens à son désir. La pensée ne cesse donc ainsi tantôt de nous ouvrir à la joyeuse découverte du bonheur, tantôt de nous exposer cruellement les contrariétés qui ne cessent de nous représenter ce bonheur comme perdu, inhabitable ou improbable, bref comme insaisissable. Le véritable bonheur réside-t-il donc dans la pensée ?

La question porte ici sur la valeur d’une promesse de bonheur dont  semblent porteurs  les philosophes, mais aussi sur l’ambiguïté de la notion de bonheur. Il y a sans doute un malentendu à dissiper, quand un philosophe affirme que c’est le bonheur qu’on peut atteindre par l’acte de penser. Car savons-nous ce que signifie vraiment « penser le bonheur » ? N’est-ce pas une des questions fondamentales qu’invite à nous poser chaque philosophe ? De sorte que cette question engagerait à chaque fois que nous nous aventurons à penser avec un philosophe, une nouvelle compréhension du bonheur véritable, et en même temps une nouvelle étape vers l’apaisement de notre inquiétude existentielle quant à notre espoir d’être heureux.

 

I De la pensée du plaisir au plaisir de penser

Nous pouvons nous convaincre comme les philosophes que le plus court chemin qui conduit au bonheur passe par la pensée, mais quelle pensée ? La pensée du plaisir répond Epicure. « Le plaisir est – en effet-  le commencement et la fin de la vie bienheureuse » (Lettre à Ménécée). Il n’y a pas de bonheur sans un appel à ce principe fondamental qui commence et commande la pensée de telle sorte qu’elle apprenne à se délivrer de ces troubles causés par la crainte des Dieux, la peur de la mort, de la douleur insupportable et de l’idée d’un bonheur impossible. La pensée est ici d’abord exercice spirituel visant à apaiser l’âme en lui faisant retrouver la pureté  des  plaisirs naturels  et  la tranquillité de la satisfaction des désirs nécessaires.

Loin des plaisirs troublés et mêlés de douleurs que cherchent à produire les passions, la pensée du plaisir circonscrit sans cesse le champ de ce qui est prudemment désirable, cad des désirs nécessaires et naturels discriminés par la raison. C’est en élaborant les conditions d’une autocratie de la pensée – gouvernement de soi  –  que s’élabore ainsi la recherche du bonheur, placé sous le signe de remèdes garantissant  le souci de soi : « Le sage forme en son âme une telle étendue de pensées heureuses que ses passions sont toutes petites à côté (…) On peut se faire un grand volume de bonheurs voulus qui feront, par comparaison toutes petites nos mélancolies » (Alain Propos sur le bonheur, p.21)

Acquérir par la pensée le parfait usage de ses plaisirs relève d’une recherche du bonheur passant par des exercices spirituels qui élèvent la conscience de la satisfaction au-dessus de la simple jouissance immédiate. Le bonheur recherché n’est en effet pas dans l’instant mais dans la durée; il vise  l’ataraxie, en tant qu’il donne toute son importance à l’attention au présent, et évite la divagation de l’âme visant une éphémère euphorie dissimulant toujours une inquiétude de l’avenir.

Cependant, c’est en définitive plus le plaisir de penser que la pensée du plaisir qui sauve l’homme des troubles de l’âme et des souffrances du corps faisant obstacles au bonheur.  Cette confiance dans l’arraisonnement conscient des plaisirs et dans le plaisir de la mesure  ne se heurte-t-elle pas à l’hypothèse inverse d’un plaisir de la démesure et de l’étourdissement inconscient, caractéristiques du mode de vie hédoniste ?

 

II Du plaisir érigé en maître au bonheur de la liberté de penser

L’hédoniste veut le bonheur avec passion et considère la pensée de la mesure (la pensée morale) comme un obstacle à l’assouvissement de ses désirs illimités. Raisonner ses désirs, n’est-ce pas alors  ignorer que le bonheur est sans raison et donc sans pensée ? L’imagination vient relayer cette représentation du bonheur en présentant sans cesse ce bonheur comme un idéal inconcevable par la raison. Il est en ce sens vain de tenter de définir le bonheur en pensée, puisque sans cesse il déborde la pensée pour s’éprouver dans une vie dont les plaisirs sont alors érigés en seul maître de la conduite, quoiqu’en coûtent les moyens et les conséquences de leur acquisition.

Cette thèse a pour corrélat la condamnation de toute pensée de la tempérance comme principe de conduite : « Ce sont ceux qui sont incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient qui font la louange  de la tempérance » (Gorgias  492b, GF, p.229) soutient  Calliclès face à Socrate. Ce sont « la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut qui font la vertu et le bonheur. » (Idem, p.230). L’hédoniste est ainsi celui qui reconnait la vie heureuse dans la vie de jouissance et qui s’emploie à éprouver toutes les formes de désirs et à les assouvir (p.234). C’est aussi celui qui considère que le malheur ne provient que de la frustration avec laquelle certains discours moralisateurs interdisent d’être heureux en prenant du plaisir.

Pourtant, la vie hédoniste est-elle une vie heureuse ? Ce qui caractérise la recherche d’un tel bonheur est une sorte de démangeaison insupportable ne pouvant produire que l’alternance inquiète de l’agitation et de l’ennui. L’avidité du désir conduit ainsi à se figurer que le plaisir le plus grossier est bon parce qu’il apaise la souffrance du manque qui nous agite, alors qu’un tel espoir d’apaisement est trompeur quand vient se substituer à la souffrance l’ennui du désoeuvrement. Dans l’assouvissement du désir lui-même, peine et plaisir se mélangent de telle sorte que jamais n’advient une véritable et durable satisfaction digne d’être appelée bonheur. Tout cela démontrant que « l’agréable est différent du bien. »(Idem, p.243)

L’insatisfaction elle-même peut alors être le ressort d’une redécouverte du bonheur de désirer, conduisant à mesurer combien il est libérateur de ne pas être esclave mais bien maitre de ses désirs. Il y a là comme une fine satisfaction prise à ne pas satisfaire grossièrement ses appétits. De même, la sobriété n’est pas le refus du plaisir mais son affinement qualitatif qui seul peut en faire une étape dans la recherche d’un véritable bonheur, fabriqué non par les séductions de la consommation standardisée, mais au rythme des touches personnelles sans lesquelles ce bonheur n’est pas proprement mien. C’est ultimement dans cette distinction entre ce qui m’aliène et ce qui me libère, cad entre le consentement à ce qui ne dépend pas de moi et le consentement à ce qui en dépend, que réside la reconnaissance du véritable bonheur de la liberté de penser affirme ainsi Epictète au début de son Manuel stoïcien.

Pourtant reste une question en suspend; celle de la communauté du bonheur que permet la pensée. Penser, n’est-ce pas un exercice solitaire conduisant à se priver des plaisirs de la société ? Ces plaisirs doivent-il être condamnés comme vains par une pensée soucieuse d’autarcie et d’indépendance ? Ou n’est-ce pas cette pensée qui peut nous ouvrir à une forme renouvelée de la sociabilité ?

 

III La béatitude ou la pensée comme dialogue sur le véritable  bonheur

Dans la Lettre à Elisabeth du 6 août  1645, Descartes propose à Elisabeth de considérer la pertinence de la distinction que proposait de faire le philosophe stoïcien Sénèque entre « vivre en Béatitude » et « vivre heureusement ». Alors que le bonheur vulgaire ne dépend que de choses qui sont hors de nous, la béatitude du sage consiste en un parfait contentement de l’esprit, et en une satisfaction intérieure, par l’accomplissement de tout ce qui dépend de nous.

Descartes ne promet pas ici à sa correspondante qu’une telle distinction lui assurera immédiatement la clé d’un bonheur parfait, mais que la lecture du traité qui esquisse cette distinction fournissant à son lecteur « un entretien qui pourrait lui être agréable » (p.110, éd. GF-1989) contribue  à apaiser l’inquiétude de ne pas être heureux, en faisant porter l’attention moins sur les conditions extérieures qui troublent l’âme quand elle ne les possède pas que  sur les choses dont il dépend d’elle qu’elle les possède ou non : « la vertu et la sagesse » (p.111). Ainsi nous serons moins inquiets de ne pas être heureux si nous savons qu’il dépend de nous, et de nous seuls, de le devenir vraiment, et cela même si ce bonheur reste un idéal accessible seulement au plus sage. Savoir que c’est de nous que dépend le bonheur, c’est déjà ôter au malheur son plus grand pouvoir, celui de nous inquiéter sans cesse à l’idée de ne pas pouvoir devenir heureux.

Si Sénèque ne fait pas ici de fausse promesse, il n’en ouvre pas moins un chemin vers une nouvelle façon de penser le bonheur, qu’il appartient à ses lecteurs de reprendre, mais aussi si nécessaire de critiquer : « Sénèque eut du nous enseigner toutes les principales vérités dont la connaissance est requise pour faciliter l’usage de la vertu, et régler nos désirs et nos passions, et ainsi jouir de la béatitude naturelle »(p.113). Descartes exerce ainsi sa pensée critique envers un philosophe ayant lui-même critiqué la pensée vulgaire du bonheur. Il ne saurait y avoir « véritable » bonheur là où il n’y a pas le déploiement d’une pensée attentive et exigeante envers toutes les opinions, y compris celles des plus éminents philosophes sur le sens du bonheur. Si la pensée peut rendre vraiment heureux, c’est parce qu’elle reconduit sans cesse celui qui pense à son pouvoir de l’être par lui-même.

Elisabeth l’a compris puisqu’elle adresse à Descartes un doute portant sur sa reprise critique de la pensée de Sénèque. A Descartes affirmant tranquillement « Il suffit que notre conscience nous témoigne de ce que nous n’avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter les choses que nous avons jugé être les meilleurs, et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre heureux en cette vie »(p.112), Elisabeth répond : « Il y a des maladies qui ôtent tout à fait la pouvoir de raisonner, et par conséquent le pouvoir de jouir d’une satisfaction raisonnable »(p.114 – Lettre à Descartes – 16 août 1645).

Comment être heureux quand l’âme est frappée au cœur de ses pensées dans sa volonté même, dans son pouvoir de raisonner et d’exercer sa liberté ? N’est-ce pas le comble du malheur que de voir le bien et de se voir avec effroi faire le mal opposé ? Ainsi l’inquiétude de ne pas être heureux revient-elle agiter l’âme de celui ou celle qui doute de la générosité de la pensée c’est-dire du pouvoir d’user librement de la volonté sans se laisser entrainer par les passions, mais ce doute n’est pas solitaire et se transforme dans le dialogue avec le philosophe en demande pour mieux comprendre le sens de la pensée, et son pouvoir de rendre heureux.

Ce que comprend Elisabeth, c’est qu’il n’y a pas de véritable bonheur sans une appropriation pratique de ce lieu de résidence qu’est pour nous notre corps. Nous devons connaître d’où viennent les « passions » de l’âme qui peuvent certes nous faire douter de notre pouvoir sur nos pensées, mais peuvent aussi nous aider à conforter ce pouvoir, puisque « l’expérience montre qu’il y en a qui portent aux actions raisonnables » (p.130 – Lettre à Descartes du 13 septembre 1645).

C’est en effet avec notre corps que nait l’usage de la pensée, et que s’imaginent les premières représentations du bonheur, et pourtant le bonheur ne réside pas seulement dans la totale satisfaction (impossible) des besoins de ce corps, même si la santé est le « premier des biens en cette vie » comme l’affirme le Discours de la méthode (6). Si notre corps cause les passions de l’âme – et en cela n’est pas toujours et en toute circonstance en notre pouvoir – , il  n’indique pas comment l’énergie de ces passions peut être maîtrisée à des fins heureuses.

Certes, notre corps produit en nous des sentiments que nous pouvons prendre pour une satisfaction analogue au bonheur. Cependant, « ce n’est pas toujours quand on a le plus de gaité qu’on a l’esprit le plus satisfait » (p.138 Lettre à Elisabeth 6 octobre 1645). La recherche d’une telle gaité ne saurait d’ailleurs aller toujours dans le sens du véritable bonheur. Elle peut tout au plus conduire à se repaître de « fausses imaginations » qui rendent amers celui qui devinent leur facticité. (Idem)

Est-à-dire qu’il faut apprendre à se dépayser du corps, et prôner un ascétisme conduisant à « mourir au corps pour naître à l’esprit » comme le suggérait l’école stoïcienne de Sénèque ? « Je ne suis pas de ses philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible » objecte Descartes à sa correspondante (Lettre du 18 mai 1645, p.96). Il y a non une opposition mais une complicité à instaurer entre l’âme et le corps de telle sorte que toujours le renforcement de l’un s’effectue en respectant les exigences de l’autre. Ce n’est donc pas seulement la maladie mais la santé qui obéit à une logique psychosomatique. Dès lors se soigner c’est moins chercher à éviter les passions violentes que se forger « des raisonnements si forts et si puissants » (Idem) qu’ils permettent même dans l’épreuve de ces passions de demeurer maître de soi . Ce qui est le propre des « plus grandes âmes » (Idem) n’est donc pas tant une activité (stoïque) de dépaysement du corps qu’une activité de discernement de ce que constitue véritablement comme bien ou comme mal « les plus grandes prospérités de la fortune » comme « les plus grandes adversités » (Idem, p. 97).

Le rôle de la pensée est donc bien décisif, en ce qu’elle permet de mettre à distance ce que nous aurions tendance à ressentir confusément comme le plus grand bonheur ou le plus grand malheur, si nous nous contentions de vivre comme « ces âmes vulgaires » qui  « se laissent aller à leurs passions et ne sont heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes » (p. 96). Par cette distance, la pensée se permet d’abord de comprendre les lois de la nature auquel est soumis notre corps, ensuite d’apprendre à habiter cet étrange logement qu’il est pour nous en propre, en tirant les leçons de l’expérience que nous en avons quotidiennement.

Nous ne nous délivrerons jamais totalement de notre inquiétude quand à savoir où se trouve le bonheur et si nous pourrons un jour l’atteindre. La pensée est en ce sens ce qui nous éloigne du bonheur au moment même où elle nous en figure l’image désirable, comme Orphée perdant Euridyce  alors que son regard se pose sur elle. Pourtant, la pensée est aussi le travail par lequel nous pouvons parvenir à construire un château qui ne  soit pas seulement une construction onirique et irréelle, mais aussi une véritable citadelle construite sur le roc de nos maximes éthiques et de nos dispositions vertueuses. Si l’enjeu d’un tel travail demeure incertain, comme l’est la question de savoir si au final nous méritons ce bonheur que nous recherchons, nous savons cependant que ce travail n’est pas voué à rester solitaire, et qu’il a tout à gagner à inscrire son oeuvre dans l’horizon d’un dialogue avec Autrui qui est au final le véritable lieu de la pensée.

La morale : l’expérience, l’autonomie, la responsabilité, l’éthique

 


Le philosophe en méditation

par Rembrandt (1632)

 

 

« On conviendra aisément qu’il importe au  plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale. »

E.Lévinas Totalité et infini, p. 5

Questionner la morale, c’est d’abord chercher à apprécier le soupçon qui lui est adressé par les moralistes de n’être qu’un discours vide fait de maximes ineffectives et donc vaines:

« Un moraliste est le contraire d’un prédicateur de morale (…) Il est un penseur qui considère la morale comme digne d’être questionnée (…) comme un problème (…) et qui fait de lui-même un des êtres qui doivent être mis en question » 

(Nietzsche Fragments posthumes 11, 35, p.239)

Philosopher sur la morale en moraliste n’est donc surtout pas prêcher dogmatiquement une doctrine morale en prétendant indiquer le (bon) sens de la conduite qui permettrait d’observer le Bien et de se détourner du mal, c’est-à-dire dire en adoptant une attitude moralisatrice, distribuant les bons et les mauvais points, les blâmes et les éloges. Le moraliste veut plutôt montrer que la morale n’est pas simplement l’objet d’une réflexion, « faite de jugements extérieurs et abstraits sur les grands idéaux, les vertus, les valeurs » (Blondel Le problème moral, p. 53), mais qu’elle est bien une expérience singulière, qui ne peut que s’enrichir à se voir investie par un questionnement  lucide sur le sens du rapport à soi et de l’autonomie, la genèse de la responsabilité, ou le pouvoir de l’éthique. Devenir moraliste est peut-être alors le moyen d’éviter de réduire la morale à l’expérience d’une conscience alternativement tourmentée par la honte et par la mauvaise foi.

On se demandera ainsi quel sens donné à l’expérience morale; à quelles conditions la morale peut signifier l’accomplissement d’un sujet autonome, capable de s’obliger personnellement à des règles raisonnables d’action; qu’est-ce que nous apprend  la genèse de la responsabilité sur la morale, et en quoi  la critique impitoyable de l’amour propre, est  à même de libérer la conscience des passions de l’Ego: ce « moi » narcissiquement fasciné par sa propre image et incapable de s’ouvrir au monde. On tentera enfin d’appréhender la morale comme une énigme à l’essence aussi incompréhensible que le concept de « Liberté », en se demandant si elle n’est pas comme lui in fine rebelle à tout discours.

La morale: L’expérience morale comme accommodation de soi

Avertissement: ce texte a fait l’objet d’une première publication en mai 2013, mais il a été remanié un mois plus tard environ , dans un souci de clarté et d’exhaustivité.

Van Gogh Le docteur Gachet

Le travail du rapport à soi est constitutif de l’expérience morale:  il n’y a que celui qui refuse de s’interroger  sur ses actes ou sur la personne qu’il est devenu par ses actes qui peut feindre d’ignorer l’expérience morale.  En ce sens, l’expérience morale est bien le recueil solitaire  d’une intériorité, la réappropriation personnelle par un sujet d’une pensée vécue d’abord dans l’étrangeté et l’opacité d’une décision pas encore  reconnue même par soi-même, mais qui par le travail du rapport à soi  peut être appropriée et éclairée comme sienne dans le questionnement intime de ses actions (par exemple,  Ai-je bien agi ? Cette action a -t-elle fait de moi  un homme courageux ou un inconscient ? un homme responsable ou un traitre ? ).

On remarquera aussitôt  cependant l’importance des autres dans la façon dont nous acceptons ou refusons finalement d’accomplir l’expérience morale dans un véritable rapport à soi. La place que nous donne autrui est en effet  décisive pour permettre (ou empêcher) la  réalisation de soi. Socrate est ainsi celui qui pouvait à la fois affirmer: « Il ne faut pas vivre sans examiner sa manière de vivre » et qui en même temps poussait dans de constants dialogues  ses interlocuteurs à réfléchir ce qu’ils disaient pour apprendre à mesurer la cohérence de leur discours, cad les poussait à entretenir un rapport à soi-même qu’il avaient tendance à fuir dans le déni ou la mauvaise foi.

– D’abord insister sur la primauté de la pratique et de l’exercice d’une capacité qu’a l’être humain de mettre en scène une expérience déchirante pour mieux se l’approprier: l’exercice du récit, de l’écriture littéraire ou cinématographique sont autant de façons de se rapporter à ses actes sans dénier la responsabilité de leur accomplissement, ou se bercer d’illusions  sur ce qui aurait pu arriver s’ils n’avaient pas été commis. Il ne s’agit pas tant de trouver des raisons justificatrices que de réintégrer dans la continuité d’une histoire un événement qui a été vécu comme une rupture.

– Ensuite souligner l’intrication des vies humaines qui implique qu’on ne peut pas faire un choix sans agir sur autrui ou avec eux. Vivre c’est aussi vivre la vie des autres. On ne peut penser par un « simple » rapport à soi. Il faut s’inscrire dans le monde avec lequel on est en relation pour penser l’expérience morale la plus intime. Par conséquent la réalité de l’expérience morale n’est pas autarcique. Mettre en question l’autarcie morale, c’est par exemple comprendre que le rapport à nos raisons change avec le temps. Nous nous exposons toujours  à finir par nous  rapporter à ce qui est pourtant apparu d’abord comme nos motivations propres, avec étrangeté, et cela  même si toutes nos actions ont réussies conformément à nos souhaits antérieurs. Rien ne préserve donc  de la vulnérabilité de l’extériorité pas même l’empire prétendue sur nos pensées qu’affirmaient héroïquement Les stoïciens distinguant ce qui dépende nous et ce qui n’en dépend pas (Epictète Manuel) , et célébrant la citadelle imprenable de la conscience du sage. Cependant, on peut  dans cette perspective repenser le rapport de l’individu à la société, en ne se contentant pas de le penser comme un rapport d’aliénation:

« L’individu a besoin de la société non pour y trouver une grandeur de convention, mais pour être orienté à trouver en soi les marques de sa grandeur. »

V.Gérard La remise en cause de l’autarcie morale : le sentiment de soi et les mobiles de l’action chez Simone Weil

Les études philosophiques (n° 82), p. 139-154.

– Il faut questionner aussi les prétentions de  l’évidence morale qui s’imposerait simplement et indiscutablement, comme l’évidence du devoir de ne pas respecter une obligation légale qu’on se découvrirait en conscience ne pas pouvoir accomplir (par exemple l’obligation de dénoncer les juifs pendant la deuxième guerre mondiale, dont la transgression s’apparente à une sorte d’ « exceptionnalité du Bien » validant une légitime désobéissance civique); ou encore l’évidence d’un sens manifeste du mal (sens alors rassurant par sa paresseuse et facile « diabolisation » mais risquant de se substituer  à la compréhension effective de sa genèse); c’est cette évidence que H.Arendt met en question lors du procès Einchmann, et dans son livre: Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll «?Folio essais?», 1991.

H.Arendt et la notion de « banalité du mal »

Hannah Arendt : Affiche

Le propre de l’évidence est en effet d’être une idée s’imposant de telle sorte qu’on ne puisse en redonner l’intelligence de la genèse. Cependant, la force de l’évidence « vécue » dans l’immanence de l’expérience morale ne peut-elle pas nous détourner  de l’appel à la lucidité propre à la réflexion  qui ne se satisfait jamais d’évidences toutes faites pour penser les principes de la morale, et exige des principes fondés en raison ? (voir partie suivante: l’autonomie)

En ce sens, il y a bien à interroger réflexivement le fil directeur de l’expérience morale, comme on cherche à démêler la trame d’une étoffe enchevêtrée dans  le tissage de ses fils secondaires, ou à interpréter l’idée directrice d’un texte. On peut chercher à distinguer:

– une trame odysséenne:

« […] sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde ; j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la Fortune me proposait, et partout à faire de telles réflexions sur les choses qui se présentaient, que j’en puisse tirer quelque profit ».

Descartes Discours de la méthode, 1ère partie

L’expérience est bien pour Descartes le moment aventureux de la connaissance de soi. Elle permet de rompre avec le moment proprement scolaire de la connaissance (« l’étude des lettres ») pour s’engager dans l’observation active du monde (qui n’est rien d’autre qu’un « grand livre » permettant de s’instruire d’une nouvelle façon), mais Descartes n’omet pas d’accompagner ce nouveau mode d’enseignement d’une préoccupation de soi et d’une méditation sur soi (« trouver en soi-même ») car ce qui menace le voyageur c’est bien la perte de soi à l’épreuve de la grande variété des « diverses expériences » qui peut bien finir sinon par le rendre sceptique sur la possibilité d’atteindre la vérité. L’expérience doit être ce détour révélateur qui permet de revenir à soi en s’éprouvant « soi-même dans les rencontres » de la Fortune (cad de ce que la raison ne peut pas prévoir), elle peut don être un véritable voyage de retour constituant proprement le parcours de la reconnaissance de soi. En un sens, les Méditation métaphysiques (1642) de Descartes ne sont rien d’autre, au plus haut niveau spéculatif qu’un tel parcours – le sujet n’étant plus la personne particulière de Descartes, mais toute conscience portée à la connaissance de soi – , et  le Discours de la méthode (1637) amorce déjà cette réappropriation de soi par soi sur le mode du  récit autobiographique.


– une trame faillée: l’expérience est d’abord réceptivité d’un donné qui résiste à l’appropriation de l’intelligence; c’est pourquoi les vérités de l’expérience sont de l’ordre du constat. Elles attestent sensiblement qu’il y a du changement, de la contingence, de l’imprévisible qui sont irréductibles à la moindre expérience et que la raison ne pourra jamais résoudre. Cependant, elle est aussi activité d’une construction qui s’attache à parcourir, recueillir et lier ces données, fournissant des points de repères qui assurent à l’expérience une cohésion. Cette polarité réception/activation explique d’abord pourquoi l’expérience ne sera jamais une connaissance infinie, un acte d’intuition pure comme en rêvent les métaphysiciens, ces « visionnaires de la pensée » qui rêvent que la pensée puisse s’envoler en quittant le sol de l’expérience pour atteindre le ciel des « Idées ». Elle explique ensuite comment non seulement la connaissance rationnelle peut tout de même prétendre à la rigueur scientifique (un objet scientifique est construit  théoriquement, en toute rigueur démonstrative par l’intelligence scientifique), mais surtout, elle autorise nous dit Kant,  à penser la conduite morale en faisant appel à des principes purement autonomes de la raison (voir partie suivante).

Une autre faille de l’expérience morale se manifeste dans le travail du rapport à soi propre au repentir qui ne signifie jamais la restauration d’une « bonne conscience » (ou la réalisation d’une sorte de  » résilience ») qui pourrait opérer la réparation du déchirement constitué par  une décision douloureuse: il y  a des choix qui provoquent, quelque soit la qualité de la « reprise » du repentir des blessures inguérissables (cf: la décision de Kierkegaard de rompre ses fiançailles). Anna Karénine, quand elle quitte son mari et ses enfants pour vivre son amour pour Wronsky sait qu’elle va provoquer des souffrances irréversibles en elle et autour d’elle. Le  désaccord avec soi-même qui fait suite à un choix déchirant, tranchant un dilemme (manifeste par exemple dans le choix entre  venger l’honneur de son père ou conquérir l’amour de Chimène pour le Cid), ce désaccord  implique donc de savoir mettre en place  des procédures par lesquelles puisse se conserver, en surmontant l’expérience négative du déchirement, le rapport à soi-même, et ainsi éviter que les seules « issues »  (en fait moralement des impasses) ne soient  la torture de la culpabilité ou la fuite dans le déni:

Dans la vive et douloureuse expérience affective du remord elle-même, on peut remarquer la façon dont le sujet s’éprouve paradoxalement comme déchiré entre les deux pôles antagonistes du statut d’auteur et du statut de victime de l’acte commis:

« J’étais à la fois dans l’une et l’autre (la chair et l’esprit); mais j’étais plus moi dans ce que j’approuvais en moi que dans ce que je désapprouvais. Déjà en effet dans l’élément réprouvé mon moi n’était plus guère engagé, je subissais contre mon gré plutôt que je n’agissais de mon plein gré. Et pourtant l’habitude s’était aguerrie contre moi-même, cela par ma faute puisque c’était ma propre volonté qui m’avait amenée là où je ne voulais pas. »

Saint Augustin Confessions, Livre 8

une trame feuilletée: on peut chercher à identifier des sentiments proprement moraux et à caractériser la façon dont ces sentiments qualifient subjectivement l’expérience morale, en la distinguant de l’expérience perceptive. On peut dire que l’expérience morale, contrairement à l’expérience perceptive, valorise  le sujet éprouvé et non l’objet éprouvant. Ce qui compte pour elle, c’est le rapport à soi du sujet mesuré à l’épreuve de l’objet, en termes d’affections morales, et le rôle que peuvent jouer ces épreuves  dans le parcours de reconnaissance de soi par soi du sujet. En ce sens, toutes les expériences ne se valent pas au sens où d’abord le sujet ressent les unes de façon plus morale que d’autres (et ce peut être encore un travail du rapport à soi que de s’exercer à changer ce « ressenti » comme l’y invite la morale stoïcienne invitant par exemple à déplacer la localisation du mal des choses à l’opinion qu’on porte sur elles); ensuite au sens où la vie pathétique du sujet se découvre à la réflexion comme rebelle à la claire distinction entre des affections logiquement, localement et temporellement exclusives: ainsi plaisir et douleur peuvent-ils se mêler dans la même expérience morale, comme dans celle du martyr éprouvant une fort paradoxale béatitude de la souffrance.

 La capacité à concilier les contraires (continuité/rupture, liberté/servitude, Moi/Autrui, évidence/réflexion, activité/passivité, innocence/culpabilité, plaisir/douleur)  par une véritable accommodation de soi est donc au coeur de l’expérience morale.  C’est d’abord le travail raisonné d’un rapport à soi qui peut assurer la reprise de cette expérience, mais il serait illusoire de penser que la raison  puisse à elle seule résoudre les paradoxes de l’expérience morale, dont l’absurdité incompréhensible à la raison,  peut faire l’objet, en dernier refuge, d‘une méditation religieuse sur le « péché » (Kierkegaard) ou sur la « grâce » (S. Weil). Quoiqu’il en soit,  l’expérience  ne livre donc  jamais sans ambiguïté ses leçons de morale.

http://sartorius.blogs.lalibre.be/media/02/00/566795fe24869480bcf15fc8495170c0.jpg

E.Delacroix Lutte de Jacob avec l’ange

 On peut pour prolonger suivre l’émission Questions d’éthique de M.Canto-Sperber du 23/05/2011:

L’expérience morale avec Valérie Gérard et Solange Chavel, professeures de Philosophie


 

buy windows 11 pro test ediyorum