Peut-on concevoir une société sans travail ?

 

1/ Pourquoi travaillons-nous ? Nous pouvons d’abord répondre à cette question d’une façon simple: le travail se réfère au besoin de survie de ces êtres vivants que sont les hommes, soucieux de mettre en œuvre les moyens qui leur sont propres de satisfaire ce besoin cad de « gagner leur vie ». Les hommes que nous sommes travaillent par « nécessité » au sens où ils y sont contraints par leur condition naturelle ou/et sociale d’existence. En ce sens, la dimension sociale de l’existence humaine – qu’on la considère comme naturelle (Aristote) ou historiquement constituée (Rousseau) – ne fait que changer la forme d’organisation du travail humain, mais sans véritablement modifier sa signification originaire de « gagne-pain » propre à la condition misérable d’une espèce incapable de se suffire à elle-même sans recourir à un laborieuse exploitation des ressources de la nature: le travail est donc le destin d’une humanité incapable de se sauver autrement qu’en se « tuant » à la tâche de sa survie, cad en se pliant à une activité certes productive mais surtout ingrate en tant que le bénéfice de cette production serait voué à ne pouvoir être durablement acquis et préservé, demandant sans cesse la reproduction de cette activité laborieuse. La condition humaine est ainsi marquée ici par un premier paradoxe : celui d’une condition d’existence poussant l’homme à « perdre sa vie à la gagner ». L’idéologie (cad la représentation fictive et non raisonnée) qui alimente une telle représentation du travail est donc porteuse de sa dévalorisation en tant qu’elle tend à en souligner l’essentielle absurdité, et qu’elle incite l’homme à trouver les moyens de s’en accommoder sans y chercher autre chose qu’un « mal nécessaire ».
Bien fou serait alors celui qui chercherait à s’épanouir ou à se réaliser dans le travail, l’homme doué de raison étant alors plutôt celui qui parvient au mieux à faire travailler d’autres que lui à sa place et pour son profit, ce « bon sens » se payant cependant du prix d’une conception fondamentalement inégalitaire des relations politiques avec les autres hommes. Si le travail est essentiellement une corvée ou un joug que seuls des esclaves ou des bêtes sont susceptibles de supporter, il faut alors s’estimer soi- même au-dessus de sous-hommes et d’animaux seuls disposés à y être astreints. Telle est la grandeur de l’ « homme libre » au sens des philosophes grecs de l’antiquité: ne pas avoir à travailler, mais se réserver pour d’autres devoirs, plus beaux (la contemplation), plus grands (l’action politique), plus nobles (la quête de la gloire) et donc plus humains.

2/ On peut dans cette perspective concevoir une société sans travail comme une société qui obéit au rêve aristocratique de l’homme libéré du travail par le développement de techniques de plus en plus performantes rendant inutiles l’exécution humaine de tâches que des machines seraient susceptibles d’effectuer de façon bien plus efficaces. Aristote rêvait déjà de ces sociétés où les navettes tisseraient toutes seules les vêtements (Politique, I, 4) de façon automate: la machine est en effet ce mode de développement technique qui permet à l’homme de ruser avec la nature afin de se libérer du travail.

Reste qu’un tel processus de développement technique du travail conduit à un second paradoxe : celui que H.Arendt appelle dans Condition de l’Homme moderne « une société de travailleurs sans travail  » (Pocket, « Agora », 1983, pp. 37-38). Il s’agit de soutenir que la prétendue libération par la technique ne vaut plus pour des hommes incapables d’apprécier « les activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. » (op. cit) Sommes- nous en effet capables de supporter longtemps l’ennui dans lequel risque de nous plonger une vie prolongée sans aucun travail ? Si on analyse en profondeur les effets du travail sur notre personnalité, on trouvera qu’il agit comme un puissant catalyseur de nos désirs et de notre affectivité, qu’il induit une dynamique certes pénible mais loin d’être purement négative. Le travail est ce qui fait de l’homme un « animal laborans » tout occupé à entretenir et reproduire le processus de la vie (1) et donc par libéré de toute inquiétude sur le sens de sa condition d’être mortel.

En ce sens, si le travail n’est pas originairement une activité technique, il tend à le le devenir à partir du moment où il prend le sens de produire finalement, selon des règles, une œuvre cad une chose du monde indépendante de la vie (op.cit, p. 132). Il semble alors qu’une société sans travail puisse devenir rapidement non le paradis mais plutôt l’enfer d’une vie vide cad incapable de fournir l’énergie d’entretenir et de reproduire la vie, et désoeuvrée cad incapable de produire ces objets du monde dans lesquels nous aimons nous reconnaître comme auteurs d’ouvrages qui font la fierté de notre existence. Le risque d’une société sans travail est donc de ne pas parvenir à donner aux individus qui la composent le goût d’autres activités susceptibles de leur permettre d’épanouir leur humanité.

3/ Pourtant, les critiques envers la déshumanisation du travail peuvent être radicales et avec elle celle de la forme d’organisation sociale dont elle est porteuse: l’acharnement au travail est en effet « la meilleure des polices. » soutient Nietzsche dans Aurore : il empêcherait l’individu de s’émanciper et d’apprendre à penser par lui-même, de devenir dangereux pour une société sécuritaire qui ne craint rien de plus que la culture de la valeur intérieure de chaque individu : ainsi, le travail « consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. » (op.cit) . Le travail reste une forme inférieure d’accomplissement de notre humanité, et une société humaine digne de ce nom doit envisager la possibilité, sinon de son dépassement, du moins d’un mode d’organisation dans laquelle la « glorification du travail » et des « discours infatigables sur la bénédiction du travail » (op.cit) ne tiennent plus lieu de morale sociale.

L’enjeu est donc de savoir comment ramener les discours sur la productivité du travail, à la raison. D’un côté penser les conditions d’un partage raisonné du travail qui permettrait de l’envisager dans une perspective non pas seulement de course folle à la concurrence économique et à la performance technique (2)  mais de transformation profonde de la société humaine, non plus centrée sur la « valeur-travail » mais ouverte à d’autres formes d’activité. D’un autre côté, explorer les formes de ces activités substitutives du travail, capables d’engendrer des formes de sociabilité alternative, peut-être plus dignes de notre humanité que le travail lui-même. Nous avons besoin de travailler mais ne valons-nous pas mieux que ce que ce travail tend à faire de nous dans une société où il se fait d’ailleurs de plus en plus rare et de plus en plus coûteux ?

Note (1): C’est pourquoi Locke voyait dans « le travail de notre corps » la forme la plus primordiale du travail , distincte de « l’oeuvre de nos mains » déjà tournée vers la confection de l’oeuvre technique rappelle H.Arendt (op.cit, p.123)

Note (2) : Les discours politiques et éducatifs sur le travail s’alimentent d’une idéologie qu’on pourrait qualifiée de technocratique et qui s’attache à faire du lui une forme d’activité procédurale relevant d’une évaluation de ses performances et de ses contre-performances. Le travail est ici une activité qui est partie prenante d’une organisation de surveillance et de contrôle, et les travailleurs les garants de la bonne exécution de tâches qui leur sont assignés dans le cadre d’un « système technicien » (Ellul) dont aucun individu, quelque soit sa fonction, n’est affranchi. Or cette « société de travailleurs sous surveillance » (B.Cassin) régie par une « bonne gouvernance » qui pratique le culte de la performance n’échappe pas non plus au paradoxe pour au moins deux raisons:

1/ L’incapacité en dernier recours à définir un principe d’évaluation des normes de ce qui est performant et de ce qui ne l’est pas. Le travail technocratisé est une activité dont les résultats ne peuvent être évalués en toute objectivité, en prenant en considération tant les effets bénéfiques qu’il produit que ses contre-effets nocifs. Si ce sont en effet des « grilles de performance » qui régissent ce travail, grilles évaluant du moindre technicien de surface aux Etats les plus industrialisés (évaluées par les fameuses « agences de notation » qui n’ont, par contre, pas pris le temps d’évaluer les responsables de la dernière crise financière…), le principe d’évaluation qui définit ces grilles reste largement suspendu à des considérations qui échappent à toute rationalité (baisse ou hausse du cours de la bourse, crashs financiers, crise économique, décision politique ) et qui sont d’abord formatées par un langage mondialisé (le « globish » ou anglais planétaire du troisième millénaire qui n’est pas sans faire penser au « Novlang » de G.Orwell dans 1984). La performance est ainsi « une fiction protéiforme extrêmement retorse qui transforme en apparence sans cesse la qualité en quantité » (Cassin) mais qui n’assigne en réalité cette quantification à aucune principe de mesure fondamental.

2/ La performance des travailleurs se mesure à leur « employabilité » cad à leur capacité à s’adapter aux tâches qui leur sont assignés dans le système technicien. La question de la motivation et de l’investissement des travailleurs dans les tâches qu’on leur confie se pose alors puisqu’il n’est pas tant ici essentiel de leur donner la motivation de cultiver des compétences professionnelles approfondies que de leur assigner des aptitudes à la polyvalence et à l’interchangeabilité souple des tâches à effectuer dans une opération technique.
Tandis que l’évaluation de la performance présumée des travailleurs définit leurs compétences à partir de grilles bien formatées, le système technicien sélectionne ceux-ci en fonction de leur aptitude « multitâche ». Le travailleur est sommé d’obéir à une règle analogue à celle du progrès technologique qui veut qu’un produit soit d’autant plus performant qu’il puisse intégrer de nouvelles fonctions, et qu’il puisse appliquer de nouveaux programmes (cf : vos téléphones portables).

Prendre conscience permet-il de devenir soi-même ? (1)

 

odyssée          ( Alastair Magnaldo   – Yellow Korner)

La prise de conscience est, à l’image de l’éveil d’un profond sommeil, la marque à la fois d’une décision pratique et  indissociablement d’une reconnaissance théorique. Prendre « conscience » (de cum (lat) – avec –  et scire (lat) science – ), c’est décider d’être désormais accompagné par la connaissance , de ne plus être sans savoir. Il y a là une décision  qui n’est pas sans conséquence sur la façon dont je peux me comprendre moi-même. Je m’intéresse en effet à la compréhension de moi-même dans les moments de l’existence où vacillent les certitudes et les convictions ayant jusque ici tenues lieu de marqueurs de mon identité, ce sont des des moments de « crise » ou de remise en question qui se caractérisent par des exercices de discernement centrés sur la question: « Qui suis-je ? ».

On peut considérer dans un premier temps que ce processus d’élucidation de Soi dans lequel la conscience joue un rôle décisif est bien le chemin d’un devenir de soi-même. Devenir soi-même signifierait alors prendre conscience de son identité de sujet, cad de cet être qui, d’une part, sous les différents changements qui l’affectent reste en permanence le même, et d’autre part, est fondamentalement  original, unique en son genre cad singulièrement lui-même, sans qu’aucun autre ne puisse jamais être parfaitement comme lui. Cette thèse du sujet fait de la conscience la voie principale du processus que constitue le devenir soi-même, ce devenir constituant alors tant une opération de reconnaissance du sujet par lui-même que d’accomplissement pratique de son identité, par exemple sous la figure de la personne que je deviens consciemment. Devenir soi pour un sujet signifie ici se reconnaître pour ce qu’on est et devenir ce qu’on doit être.  Une telle opération de reconnaissance n’est pas aisée: elle demande de choisir le bon moment pour agir sur soi, elle exige une attention à la façon dont se tisse en son « for intérieur » le sentiment de l’identité personnelle, au fur et à mesure du développement des facultés physiques, intellectuelles et morales, elle suggère aussi un certain usage du langage témoignant d’un accès à la pensée et non seulement au sentiment de soi qui permet d’exercer un pouvoir sur ses représentations.

Pourtant cela suffit-il pour établir de façon irréfutable la thèse de l’existence du sujet ? On peut dans un deuxième temps émettre une critique de la théorie du sujet : 1/ d’abord, envers la réalité même d’un tel être plus (sur)estimé à travers les mots permettant prétendument de le symboliser: « je », « Moi », « Ego », qu’à travers une véritable démonstration de son existence. Le sujet comme Dieu ou le monde est un de ces êtres dont la réalité semble rigoureusement indémontrable, d’une part, et dont l’expérience, d’autre part, pour peu qu’on soit attentif aux leçons que celle-ci nous délivre s’avère problématique. 2/ Ensuite, la critique peut porter sur la conscience elle-même: n’est-elle pas inévitablement en proie aux illusions ? Confère-t-elle un véritable pouvoir de décision ou de connaissance ? et si oui au prix de quels renoncements ? Devenir soi-même dans cette perspective semble ne pouvoir être qu’un projet incertain, tant l’esprit humain se révèle incapable de ramener à la seule conscience l’essentiel de son activité mentale. La division d’avec soi-même, l’étrangeté à soi, caractérisent autant l’esprit humain que la prétendue conscience de soi, comme le montre bien l’étude de l’activité inconsciente de l’esprit humain, que manifestent par exemple les rêves et les actes manqués.

Cependant, on peut faire un pas de plus: n’est-ce pas en prenant pour objet cette part nocturne de lui-même que l’esprit humain peut prendre conscience de ce qu’il est ? La critique du sujet peut préparer une libération tant de la connaissance que de la décision spirituelle. Elle servirait à une sorte de conversion tant de la connaissance que de l’action. Elle rendrait capable de devenir soi-même en se libérant de tous les obstacles qui rendent la conscience étrangère à elle-même. La libération spirituelle sera ici nécessairement une mise à l’épreuve de ce que la conscience n’aura pas pu dans un premier temps décider et reconnaître: les limites de sa finitude cad  l’ignorance de ce qui la dépasse, et l’impuissance qui la met  en échec dans sa volonté. L’étude de la conscience névrosée pourrait ainsi montrer comment c’est  en déniant l’existence de sa maladie  que cette conscience l’aggrave et que la guérison doit passer par la reconnaissance préalable de cette maladie . Il n’y a de libération spirituelle que là où il y a  reconnaissance théorique par  la conscience de ses limites cad mise à l’épreuve pratique de l’inconscient.

Gorgias (plan de la deuxième partie du texte: le dialogue Socrate/Polos)

 

Traduction et présentation de M.Canto –(Edition Garnier-Flammarion – 2007 )

NB :Le plan comporte aussi la pagination originale (ex:488d)  qui permet de se rapporter à d’autres éditions et traductions.

2.1 L’intervention de Polos et la revendication du droit à la libre parole :

« Qu’est-ce que tu racontes Socrate »… «Tu interroges ou tu réponds ? »(p156-158)-460b-462b

2.2 La rhétorique n’est qu’un savoir-faire :

« Ah oui je vais le faire » … « je te le dis encore, c’est un savoir-faire » ((p158-160)-462b-462d

2.3  La rhétorique est une partie de la flatterie :

« mais de faire quoi : dis-le »…  « Que feras-tu plus tard » (p160-164)-462d-466a

2.4 La comparaison des orateurs et des tyrans et l’illusion de la toute-puissance:

« Ainsi les orateurs de qualité »… « sinon tu n’as qu’à répondre » (p166-170)-466a-467c

2.5 Faire ce qui nous plaît, ce n’est pas la même chose que faire une action en vue d’un bien :

« Bon j’accepte de répondre » …  « et n’y fit pas non plus tout ce qu’ils voulaient » (p170-174)-467c-468e

2.6  Le calcul de l’avantage: la question du juste et la question du sens de l’action:

« A t’entendre Socrate » … « tu penses exactement comme moi » (p174-182)-468e-471e

 2.7 La réfutation de tribunal et la réfutation vraie :

« En fait, très cher ami, tu te mets à me réfuter comme les rhéteurs au tribunal »… « voyons en quoi elles diffèrent » (p182-183)-471e-472c

 2.8 La question de la valeur de la punition:

« Car le sujet de notre discussion n’est vraiment pas insignifiant »…  « Demande à n’importe qui pour voir !» (p183-187)-472c-474a

2.9 L’entretien dialectique n’est pas une consultation électorale :

« Polos, je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la cité »… « en répondant à mes questions » (p187-188)- 474a-474b

2.10 Des conséquences de la laideur de la  justice sur sa valeur morale:

« Car je pense que toi comme moi, comme tout le reste des hommes » … «Bon.  Cela va comme ça» (p188-194)- 474b-476b

2.11 L’agir et le pâtir de l’âme: l’interconnexion des modalités:

« Juste après, examinons le second point »…« L’âme de l’homme qu’on punit est-elle donc délivrer de son mal ? – oui » (p194-198)-476b -477a

2. 12Les grands types de maux propres à l’âme:

« Mais cet homme n’est-il pas en même temps délivrer du pire des maux ? »… « le pire et le plus considérable des maux. – c’est probable » (p198-208) – 477a- 479d

 2.13 La bonne rhétorique doit servir à s’accuser soi-même:

«Quel était donc mon cher ami»…  « la rhétorique semblait ne servir à rien » (p208-211) – 479d-481b

Toute vérité est-elle démontrable ?

Hy Analyse du sujet :

Toute vérité : l’expression renvoie soit à un ensemble de vérités diverses dans leurs formes (« toutes les vérités »), soit à la possibilité d’une totalisation de la vérité (« toute la vérité ») . Elle suggère donc de parler soit de vérités au pluriel, soit de la vérité au singulier.

Etre démontrable : il s’agit d’une propriété : celle de pouvoir être démontré, de satisfaire aux exigences de la démonstration, cad d’une procédure de raisonnement liant déductivement cad de façon nécessaire les énoncés d’un discours selon un ordre intelligible.

Le problème : il est celui du sens, de l’étendue mais aussi des limites de la raison démonstrative : qu’est-ce qu’un discours démonstratif ? Quelle vérité peut-on démontrer avec lui  ? Il est aussi celui du sens unitaire ou pluriel de la vérité : le démontrable permet-il de faire le partage entre des vérités scientifiques et un vérité non-scientifique ?

Développement :

1/ Ce qui est d’abord suspect dans l’idée d’une vérité totalement démontrable, c’est la prétention à manifester une omnipotence de l’esprit humain à dire « toute la vérité » par le seul discours, comme si ce discours pouvait nous dévoiler toute la vérité que nous dissimuleraient au contraire au moins en partie nos sens. C’est donc le projet sophistique de discours public (epideixis) qui est à examiner.
Pour sortir le discours démonstratif du jeu d’illusion et de séduction dans lequel l’enferme les sophistes, il ne faudra pas inventer moins que la dialectique logique cad élaborer un art de raisonner qui devienne la structure de tout raisonnement scientifique mettant en relation les idées entre elles de façon à formuler une logique qui décide de l’être (ontologie).
Cependant, un tel discours s’il permet d’élaborer les conditions d’une démonstration authentique (apodeixis) trouve à se déployer dans un domaine privilégier qui est celui de la géométrie, comme l’expose Les éléments d’Euclide présentant des définitions rigoureuses de figures ainsi que les démonstrations de leurs propriétés. Dans les autres domaines, la démonstration a encore fort à faire pour se démarquer des discours sophistiques, dont c’est souvent la réfutation, cette forme négative de la démonstration, critiquant les formes imparfaites de celle-ci, qui tient lieu de raisonnement.

2/ Ce qui est ensuite douteux, c’est de pouvoir attribuer la propriété du démontrable à toutes les formes de vérité, comme si on ne pouvait pas qualifier de vérités des propositions clairement indémontrables comme « les vérités de la foi », du cœur, ou encore les vérités morales du serment ou de la promesse. Rien ne permet humainement de démontrer qu’une déclaration d’amour est vraie ou qu’une promesse sera vraiment tenue. C’est le projet rationaliste d’enchaîner toutes les vérités les unes aux autres en un système parfaitement cohérent qui mérite d’être interrogé.
Le nerf de cette extension de la démonstration à toutes les vérités est l’examen des preuves de l’existence de Dieu à partir de l’examen,1/ soit de l’insuffisance de notre existence à se suffire à elle-même, nécessitant donc une raison suffisante qui en soit la cause, 2/ soit de ce que réside en nous-mêmes, au cœur de nos consciences, l’idée de « Parfait » dont nous ne pouvons être seuls les auteurs, et qui doit donc bien avoir pour cause une réalité objective qui soit à la mesure de cette idée, 3/ soit de l’examen de l’idée de Dieu elle-même contenant en son essence l’impossibilité de ne pas être : « on peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui. » (Descartes Principes de la philosophie I, 14).
Il s’agit d’affirmer la puissance de la démonstration en en faisant la voie royale de la connaissance de toutes les vérités, mais ce projet se renverse en un scepticisme abyssal dès qu’on cherche à en faire une méthode parfaite de raisonnement scientifique s’appliquant à tous les éléments du discours :
En effet, « cette véritable méthode qui formerait la démonstration dans la plus haute excellence, s’il était possible d’y arriver, consisterait en deux choses: l’une, n’employer aucun terme dont on n’eût expliqué le sens, l’autre de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités déjà connues… cette méthode serait belle, mais elle est certainement impossible » (Pascal De l’esprit géométrique). Il n’y a pas de démonstration qui ne repose sur des notions indéfinies et des prémisses non-démontrées. De plus, la démonstration n’est pas une voie de connaissance aussi glorieuse qu’on pourrait le penser si elle ne consiste finalement qu’en « la résolution d’une vérité à d’autres vérités » (Leibniz Lettre à Conring). Une vérité n’est démontrable que si elle est intimement liée à d’autres vérités qui doivent l’être également, à moins qu’elles ne reposent sur des indémontrables (axiomes logiques, principes métaphysiques) qui constituent alors des vérités situées au-delà de toute connaissance démonstrative, saisies à la lumière d’une évidence non discursive, dans un dévoilement intuitif qui est aux limites de la raison.

3/ Si la science n’est pas toute démonstrative, c’est parce que nombre de ses vérités mêmes les plus certaines restent des hypothèses dont la validité est relative à une méthode de réfutation plus qu’à une méthode de démonstration. Ce sont donc des vérités provisoires et non définitives qui sont comme en sursis. La plupart des vérités scientifiques sont ainsi scientifiques parce qu’elles ont pour propriété d’être falsifiables (cad de pouvoir être testées en permanence par des expériences critiques) plutôt que démontrables. Cf : Popper : « Un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience » (Popper Logique de la découverte scientifique, I, 1, 6)

Ces vérités peuvent donc conduire à des mesures et à des expériences d’observation précises. Par exemple, la mesure de la vitesse d’un corps en chute ou l’expérience permettant d’observer la fonction glycogénique du foie (Bernard). Ces expériences mesures présupposent cependant comme vérité de base que tous les phénomènes de la nature sont régies par un déterminisme explicable démonstrativement par la raison: chaque phénomène serait intégralement l’effet d’une cause qui le conditionne, ce qui implique que chacun pourrait être anticipé et calculé en fonction de lois démonstratives: loi physique de Galilée (1602), loi physico-chimique de la constance des phénomènes vitaux de Bernard (1863). C’est ainsi que dans la science moderne « Le déterminisme est descendu du ciel sur la terre. » (Bachelard Le nouvel esprit scientifique, p. 105).

Les mesures et les expériences d’observation de la science expérimentale présupposent donc la démonstration de vérités qui permettent à l’esprit scientifique « de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et maîtrisé que soutient une armature logique. » (Bergson La pensée et le mouvant, p. 247). Cependant, si on en restait à ces vérités de raison, on ne comprendrait pas la place de l’homme dans la nature, et la dimension pratique et créatrice d’une vérité qui n’est pas « déposée dans les choses et dans les faits » (Op. Cit, p.245), mais qui s’invente au fur et à mesure que la volonté humaine découvre tout à la fois la force de ce qui lui résiste et son pouvoir d’étendre son empire sur les choses, ce qui la conduit à choisir entre deux attitudes face au réel : – soit agir de façon subtile et sensible, soit de façon impérieuse et rationnelle. La première est attentive au courants de réalité comme un bateau à voile « prend la direction du vent et rend sensible aux yeux la force naturelle qu’il utilise » (Op. cit, p. 230), la seconde comme un bateau à vapeur consacre le triomphe de la domination technicienne et du mécanisme artificiel, et démontre le pouvoir de la volonté humaine d’assigner au réel « une direction que nous avons choisi nous-mêmes. » (Op.cit)

Eléments de conclusion

Un discours démonstratif n’est pas seulement un discours persuasif : mais en gagnant en rigueur scientifique, la vérité démontrable perd en étendu et se morcelle en vérités plurielles et provisoires que les lois de la raison posent comme les postulats d’un système de pensée cherchant à rendre le réel prévisible et déterminable à l’avance (prévisible) : « Nous devons envisager le monde extérieur, non comme dirigé par des volontés quelconques, mais comme soumis à des lois, susceptibles de nous permettre une suffisante prévoyance, sans laquelle notre activité pratique ne comporterait aucune base rationnelle. » affirme ainsi A. Comte dans son Discours sur l’esprit positif (p. 39).

L’expérience de la vérité ne se ramène cependant pas seulement à des lois de la raison contenues dans l’expérience, et qu’il suffirait de dégager par une démonstration rigoureuse et une observation attentive de ses effets anticipés, elle est aussi expérience de « la création continue d’imprévisible nouveauté » (Op. cit p.99) cad d’une vérité qui n’est pas logée dans le réel « comme une noix dans sa coquille » (Op.cit, p. 246), une vérité qui ne préexiste pas au réel mais le transforme et l’invente sans cesse, vérité à laquelle l’homme ne cesse de donner un sens spirituel qui peut être esthétique, religieux ou moral, mais qui n’est jamais une pure vérité démontrable de raison.

Citations utiles pour le sujet: « Toute vérité est-elle démontrable ? »

1. « on peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui. » (Descartes Principes de la philosophie I, 14).

2. « cette véritable méthode qui formerait la démonstration dans la plus haute excellence, s’il était possible d’y arriver, consisterait en deux choses: l’une, n’employer aucun terme dont on n’eût expliqué le sens, l’autre de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités déjà connues… cette méthode serait belle, mais elle est certainement impossible » (Pascal De l’esprit géométrique)

3. « Un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience » (Popper Logique de la découverte scientifique, I, 1, 6)

4. « Le déterminisme est descendu du ciel sur la terre. » (Bachelard Le nouvel esprit scientifique, p. 105).

5. Bergson soutient que pour penser la vérité il n’est pas nécessaire « de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et maîtrisé que soutient une armature logique. » (Bergson La pensée et le mouvant, p. 247). Il parle d’une vérité non démontrable en tant qu’elle n’est pas « déposée dans les choses et dans les faits » (Op. Cit, p.245) ; Il symbolise deux attitudes face au réel : la première est symbolisé par le bateau à voile qui « prend la direction du vent et rend sensible aux yeux la force naturelle qu’il utilise » (Op. cit, p. 230) ; la seconde est symbolisé par le bateau à vapeur par lequel nous prenons toujours impérieusement « une direction que nous avons choisi nous-mêmes. » (Op.cit). Par cette vérité est possible l’expérience de « la création continue d’imprévisible nouveauté » (Op. cit p.99) cad d’une vérité qui n’est pas logée dans le réel « comme une noix dans sa coquille » (Op.cit, p. 246),

6. « Nous devons envisager le monde extérieur, non comme dirigé par des volontés quelconques, mais comme soumis à des lois, susceptibles de nous permettre une suffisante prévoyance, sans laquelle notre activité pratique ne comporterait aucune base rationnelle. » (A. Comte Discours sur l’esprit positif (p. 39)

« L’être se prend en de multiples sens » (Aristote Métaphysique Z, 1)

L’école d’Athènes, 1509-1510

de Raphaël

Connaître le réel en raison implique-t-il de séparer ontologiquement un monde des apparences sensibles et un autre monde des essences intelligibles ? Aristote soutient contre Platon qu’il n’y a qu’un seul monde à connaître, et que la perception  sensible est déjà un mode de connaissance de la réalité. Ce qu’apporte la raison, ce n’est pas un détachement intellectuel du sensible mais un éveil des potentialités intelligentes  de cette sensibilité, qui conduit la connaissance à la science démonstrative en passant par la connaissance inductive.

A/  La substance individuelle et la perception sensible:

1. Ce que Platon appelle l’essence et situe au-delà du sensible particulier, Aristote l’appelle la « substance » et la situe au cœur de l’individualité. La substance première est celle pour laquelle on peut saisir une cause immanente de changement et concevoir un principe d’intelligibilité. Pour la désigner, Aristote se sert également de l’expression substance première  ou « substance par excellence » du fait qu’elle est le substrat de tout le reste et que tout le reste se trouve affirmé en elle.
La sensation a trait aux qualités singulières de la substance individuelle, et elle est un premier mode de connaissance qu’on peut appeler perception; sans elle, pas de science possible : « Si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît. » (Secondes analytiques, I, 18, 81a38). Cela signifie que la sensation nous permet de connaître non seulement les accidents (prédicats qui surviennent et disparaissent dans la substance ; ex : « être assis » dans la proposition « Socrate est assis ») mais déjà les propriétés essentielles de la substance ; « avoir le nez camus » – court et plat -. Le commencement de la connaissance s’opère donc bien par la perception sensible. En celle-ci  réside une puissance de discernement du vrai et du faux (déjà chez l’animal) qui permet d’accéder intuitivement aux principes premiers et immédiats de la science. Mais alors pourquoi recourir à la raison ? Et sous quelle forme ?
Aristote distingue les sensibles propres (qui ne se laissent pas percevoir par un autre sens) des sensibles communs (des objets qui sont communs à tous les sens). Ainsi dit il : « […] j’entends par propre, ce qui ne se laisse pas percevoir par un autre sens et qui ne laisse pas de place à l’illusion […] Quant à ceux qu’on appelle communs, ce sont le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur, vu que pareils objets ne sont propres à aucun sens, mais sont communs à tous […] » (De l’âme II, 6). Il y a une possibilité de l’erreur perceptive qui n’est pas dans la perception du sensible propre à tel ou tel sens car une telle perception simple n’implique pas l’association de l’objet perçu à aucun terme. C’est en revanche dans le cas du sens commun qu’il semble qu’il y ait possibilité d’erreur. L’identification et la localisation d’un objet implique l’association à un sensible commun cad sa mise en relation avec d’autres sensibles propres, mise en relation qui peut être sujet à l’erreur. Ex : si je vois bien un bâton brisé dans l’eau par le sens de la vue, je risque de le juger comme étant un bâton vraiment brisé alors qu’il ne l’est pas. La prééminence de certains sens pour juger de l’objectivité des choses peut alors être interrogée. La perception simple est bien infaillible mais doit être mise en relation avec une perception complexe beaucoup plus douteuse; ce doute rend nécessaire un nouveau mode de connaissance qui recourt à la raison cad à une faculté par laquelle l’intelligence va passer de la passivité intuitive à l’activité productive.
2. La connaissance est actualisation de la puissance de savoir par cet acte de connaissance qu’est l’intelligence active (nous poïetikos) : accéder à la connaissance rationnelle, c’est accéder à une connaissance générale qui n’est plus seulement de l’ordre  d’une intelligence passive (nous pathètikos) qui ne permet que de recevoir par la perception les choses senties dans leur particularité.
On peut alors  distinguer trois degrés de la connaissance générale de l’intelligence active  (De l’âme, II 417 a 21- 417b 1) :
– le savoir virtuel (ex : la puissance d’écrire – tracer correctement des lettres – telle qu’est est présente en tout homme)
– le savoir potentialisé (ex : la puissance d’écrire telle qu’est est présente chez celui qui a reçu l’enseignement de l’écriture – le lettré -)
– le savoir actualisé (ex : l’écriture en acte propre au lettré qui exerce effectivement le savoir de l’écriture).
B/ La connaissance inductive:

La sensation engendre la répétition qui demeure en mémoire et l’expérience de la persistance sensible qui en résulte par habitude. Il en va de cette persistance engendrée par la sensation comme de l’arrêt successif d’un groupe de soldats au cours de la bataille :

« Dans une bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre primitif ; de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable. » (Secondes analytiques II, 19, 100a, 12-14)

Le schéma aristotélicien de l’induction (epagôgè) est donc le suivant : une multiplicité numérique d’impressions sensibles tirées d’objets particuliers donne lieu à des images formant une multiplicité numérique de souvenirs, assimilés à autant d’individus épars, disséminés, dont le rassemblement, comme celui d’une armée en déroute, produit l’intelligence de relations générales. L »intelligence active est la capacité à  saisir un ensemble de relations; elle est un acte de compréhension; l’horizon de cette activité c’est  la science comme activité supérieure de l’intelligence de l’universel et de la causalité.
L’induction produit ainsi la connaissance en prétendant extraire par l’intelligence active  la forme  générale de la connaissance de la perception sensible du particulier. Elle est un raisonnement empirique qui cherche  la reconnaissance de lois générales et qui prétend faire passer l’intelligence de la perception du particulier (« ce corbeau est noir »)  à la représentation du général (« Tous les corbeaux sont noirs »). Ainsi si la perception de tel homme : Callias n’est pas encore une connaissance générale, la répétition de cette perception en engendrant la persistance de sa sensation doit finir par produire intelligemment la notion universelle de l’homme contenue dans le sensible: « Bien que sentir est pour objet le singulier, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel: sur l’Homme par exemple et non sur l’Homme- Callias » (Secondes analytiques, II, 19, 100a , 14-b). L’induction est donc le moyen d’accès à la connaissance des principes sur lesquelles les démonstrations de la science sont fondées : « C’est par l’induction que nous connaissons ce qui est premier, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en nous l’universel. » (Seconds analytiques, II, 19 100b).
C/ La science démonstrative:

1. Il faut comprendre que la science s’enracine anthropologiquement dans une démarche naturelle à l’homme d’aspiration au savoir: « Tous les hommes désirent naturellement connaître » (Métaphysique A,1, 980 a 20-27), ce qui se traduit par une recherche libre de la connaissance des causes, et non seulement des effets utiles à la vie (Métaphysique A, 2, 982 b19-28 ), ainsi que par un certain usage théorique de l’étonnement devant les choses en tant qu’elles sont ce qu’elles sont (Métaphysique, 983 a 12-21).

2. La science est une connaissance démonstrative de l’universel dont l’objet est causal :
« Nous pensons connaître scientifiquement lorsque nous pensons que nous connaissons la cause par laquelle le fait est et que cela ne peut être autrement. » (Secondes analytiques, I, 2, 71b)
C’est par opposition à l’induction qui n’est qu’une connaissance factuelle, que la science est causale. La science porte sur le « Pourquoi » et vise à démontrer l’effet par la cause: elle opère par syllogisme:  « Tout ce qui est proche ne scintille pas, or les planètes sont proches donc les planètes ne scintillent pas » (Secondes analytiques, I, 13, 78a22-40).  Déduire que les planètes ne scintillent pas à partir d’un raisonnement qui emboîte logiquement la classe des choses qui ne scintillent pas, des choses proches, et des planètes, c’est raisonner scientifiquement. C’est l’éclairage sur la causalité d’une chose qui permet de donner à un savoir sa forme scientifique (épistèmè) . Induire au contraire que les planètes sont proches à partir du constat qu’elles ne scintillent pas, c’est établir une connaissance simplement factuelle, et non causale. Le fait n’apporte aucun éclairage sur la raison qu’il en est ainsi plutôt qu’autrement. La forme démonstrative de la science permet donc de comprendre que l’universel ne se laisse pas seulement comprendre par induction, mais aussi par une opération déductive opérant à partir de prémisses dont on déduit nécessairement les conséquences. La science prouve que les choses non seulement sont comme elles sont mais ne peuvent être autrement qu’elles ne sont (vérité non contingente mais nécessaire). Sa méthode est la démonstration : « Par démonstration, j’entends le syllogisme scientifique, et j’appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science.» (Secondes analytiques, I, 2, 71b)

Cependant, la démonstration n’est pas toute la science puisqu’elle repose sur des principes indémontrables, sans lesquels les syllogismes ne sauraient être eux-mêmes démonstratifs. Il y aurait donc une forme supérieure de science, qui seule assure la définition de ce que la sensation nous apprend être la quiddité  (ce qu’est en propre une chose par elle-même) de chaque chose singulière. Cette science, Aristote hésite à la caractériser comme « Ontologie », (science de l’être en tant qu’être qui étudierait toutes les divisions spécifiques de l’être, Métaphysique 1003 a10-20), « Ousiologie » (science de la substance, Id. 1028a10-b8) ou « Théologie » (science du premier principe, divin « éternel, immobile et séparé »  qui fait être nécessairement ce qui est 1026a8-22). Ce qui est embarrassant pour parler d’une science première, c’est que l’ « être » n’est pas un genre, cad qu’il ne possède pas la propriété d’être le sujet d’un discours caractérisé à partir de ses attributs essentiels. L’  « être » a l’universalité d’un principe logique, mais il n’a pas la propriété d’être le sujet d’un genre déterminé (un « principe propre »). Il flotte ainsi au-dessus des énoncés de la science. C’est de cet embarras que naîtra la recherche de la Métaphysique qui constituera longtemps l’axe principal de la philosophie de la connaissance.

Peut-on réduire la morale aux moeurs ?

 

Repérer l’enjeu du sujet (2ème partie d’introduction)

Tout le problème est de savoir s’il suffit de décrire le mode de vie habituel caractéristique d’une société (ses moeurs) cad son alimentation, son organisation du travail, ses loisirs, ses coutumes, ses célébrations des grandes étapes de l’existence (naissance, mariage, mort) de façon objective et scientifique, pour rendre raison des prescriptions de la morale. Si la réponse est positive, c’est que non seulement rien n’empêche mais même la connaissance autorise à réduire la morale aux mœurs pour la ramener à la réalité sociale plurielle des mentalités telle qu’elle peut être objectivement décrite par la science; cependant cette réduction scientifique implique-t-elle une meilleure définition ou au contraire une dissolution de la morale ?
A l’inverse, si la réponse est négative, c’est qu’il est essentiel à la morale qu’elle conserve un sens large bien au-delà du cadre étroit des mœurs d’une société particulière, en tant que que ses prescriptions appellent la réflexion éthique sur les fondements universels de la conduite humaine. Cependant, cette universalité ne repose-t-elle pas sur l’illusion d’une apparence publique de la vertu dissimulant la pratique privée du vice  ?

Eléments de rédaction du développement

 

(I De l’explication scientifique des mœurs à la licence morale)

I.I La morale se réduit aux mœurs pour la science qui étudie des faits objectifs : à chaque époque et à chaque groupe social son mode de vie et ses codes sociaux. Pour l’ethnologue, chaque peuple a ses us et coutumes qui appellent à être comprises dans leurs significations et non jugées dans leurs valeurs. Le cannibale des Amériques, dit Montaigne dans ses Essais, qui mange le corps de son père défunt ne le fait pas par cruauté mais par religion. La science des mœurs permet de comprendre que la morale n’est pas une mais multiple. Elle forme à la tolérance, autant qu’à la rigueur de l’observation attentive des faits sociaux. Elle nous ouvre à la vérité du relativisme moral selon lequel : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne Essais livre 1). C’est finalement l’idée même de civilisation que la science des mœurs contribue à mettre en doute.

I.2 Cependant, un tel constat n’est pas sans susciter l’inquiétude de celui qui veut malgré tout conduire sa vie en cultivant une estime raisonnable de lui-même. La conscience morale de chaque homme peut ainsi légitimement s’indigner du conformisme social qui impose de façon autoritaire un mode de vie uniforme aux membres de la société, au risque d’être traité de « libertins » quand ils rejettent dans la société françaises du XVIIIème siècle, les mœurs religieuses d’un christianisme jugé trop austère. Elle peut aussi à l’inverse s’indigner de la licence morale qui pousse au relâchement de toute discipline, et incite aux attitudes les plus irresponsables en matière de conduite : perte de ce rituel de la sollicitude qu’est la politesse, violence comportementale banalisée, incapacité à raisonner autrement qu’à travers un calcul égoïste où l’autre n’est qu’un moyen manipulable et non une personne respectable.

N’est-ce pas alors la morale dans sa forme supérieure et fondatrice qui permet aux mœurs de conserver une forme d’intégrité sans laquelle il n’y a pas de vie sociale possible ?

(II De la réflexion éthique à l’hypocrisie des mœurs)

2.1 La morale bien comprise doit étendre ses frontières au-delà des mœurs particulières de chaque société. C’est à cette condition qu’elle peut constituer une démarche fondée sur la valeurs universelle du Bien, cette norme absolue sur laquelle l’âme doit se régler pour produire une action bonne selon Platon dans le livre 7 de La République. Quelle que soit la façon dont on se le représente, le Bien est une valeur en soi universelle. C’est encore le Bien à quoi incite l’expérience de la pitié ou auquel exhorte l’injonction chrétienne: « Aimez-vous les uns les autres ». On peut alors considérer la morale comme le fondement des mœurs ; en effet, certains usages habituels des mœurs peuvent avoir des fondements moraux cachés, et c’est le rôle de l’éthique de mettre au jour, par la raison, ces fondements moraux pour retrouver ce que Kant appelle la « partie pure » ou « métaphysique» de la doctrine des mœurs, laquelle se distingue de l’ « anthropologie pratique », qui est la « partie empirique » de cette même doctrine (le titre d’un de ses ouvrages est ainsi Fondements de la métaphysique des moeurs). C’est ce rôle d’investigation raisonnée que se donnent les « comités d’éthique » qui interrogent le bien-fondé de pratiques comme l’euthanasie, le clonage, la G.P.A ou la fécondation in vitro.

2.2 Cependant, les mœurs peuvent donner l’apparence trompeuse d’une vertu morale publique en réalité inexistante en privé, ce qui est une autre façon de réduire le sens de la morale aux mœurs. Rousseau montre ainsi dans le Discours sur les sciences et des arts que la vertu rustique ne requiert pas la politesse (« l’urbanité »), et que cette politesse affichée peut aisément s’accompagner du vice dissimulé, conduisant ainsi à la dissociation généralisée de l’  « être » et du « paraître » social: ainsi, avec cette hypocrisie des mœurs par laquelle on fait tout bas le contraire de qu’on proclame tout haut, « On ne saura donc jamais bien à qui on a affaire ». Plus, en dissimulant les caractères, l’hypocrisie des mœurs finit par anéantir la bonne foi de la morale sincère car « On ose plus paraître ce qu’on est ». Est rendue finalement impossible la vertu authentique.

 

Eléments de conclusion

 

Il est possible et même souhaitable de réduire la morale aux mœurs pour permettre une meilleure explication scientifique de la réalité sociale dans laquelle elle s’incarne; mais en un autre sens, une telle réduction est illégitime car elle signifie la dissolution de la morale, entendue comme réflexion éthique sur les fondements métaphysiques des mœurs. Rien n’empêche cependant qu’une telle dissolution ne s’opère au sein des mœurs d’une société, soit que celle-ci ne tienne plus sa cohésion que d’un conformisme social intolérant à la diversité des mœurs, soit que ces mœurs ne dégénèrent en une licence morale, rendant impossible toute réflexion éthique sur ses fondements, mais pas toute vie sociale vouée alors à l’hypocrisie des mœurs.

La question du bonheur: Compléments de la leçon

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Compléments 1:

Plan du cours

Introduction : les mots du langage/ l’étymologie du mot – Désir et volonté – le discours publicitaire et discours raisonné – vrai et faux bonheur – Faut-il faire de la recherche du bonheur une recherche fondamentale ?

I DEFINIR LE BONHEUR

– Les genres d’être : définition économique, sociologique, psychologique et philosophique – activité et productivité
– L’étude des genres de vie : vie de plaisirs (Hédonisme et Epicurisme) – vie d’honneur – vie de vertu (Stoïcisme) – vie contemplative
– La définition mixte du bonheur : L‘Ethique à Nicomaque d’Aristote (manuel de philosophie Magnard Textes du  Chapitre Le devoir et le bonheur, p. 616-617)

Transition : la recherche raisonnée d’une définition conduit à une délimitation prudente du bonheur. Que nous enseigne l’expérience du bonheur ?

II EPROUVER LE BONHEUR : BONHEUR ET MALHEUR

– le malheur des justes : l’histoire du Livre de Job : lecture de Maïmonide – lecture de Kierkegaard
– Bonheur naïf, conscience malheureuse et « Bonheur parfait » La genèse
– L’inexistence du malheur absolu : Si c’est un homme P. Lévi

Transition : l’expérience authentique du bonheur est toujours une expérience de sa relativité au malheur. A quoi conduit l’imagination du bonheur ?

III LA FINALITE DU BONHEUR 

– Un risque d’illusion morale (Schopenhauer) :
« Il n’y a qu’une erreur innée, c’est celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux «  (Le monde comme volonté et comme représentation, Supplément au livre IV, §49)

– Ce qu’il est permis d’espérer du bonheur (Kant) selon une triple approche théorique, pratique et symbolique de l’humain

1/ Le bonheur est théoriquement un concept problématique cad qui demande l’impossible, soit empiriquement la synthèse harmonieuse d’éléments discordants, et raisonnablement une règle de vie claire capable d’ordonner en un tout les plus diverses représentations de l’imagination :
« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé que malgré le désir qu’à tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partis du concept de bonheur sont dans leur ensemble empiriques, cad qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et futur, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fassse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement.» (Fondements de la métaphysique des mœurs, section 2)

2/ Il y a pratiquement une antinomie cad une division distinctive des principes de la raison qui n’implique pas une condamnation mais une subordination de la recherche du bonheur à celle du devoir moral qui enseigne non comment être heureux mais à quelles conditions un être raisonnable peut mériter de l’être :
« Cette distinction du principe du bonheur et du principe de moralité n’est pas pour
cela une opposition, et la raison (…) ne veut pas qu’on renonce à toute prétention au
bonheur, mais seulement qu’aussitôt qu’il s’agit du devoir, on ne le prenne pas du
tout en considération. Ce peut même être à certains égards un devoir que de prendre soin de son bonheur (…) On ne doit jamais traité la morale en soi comme une doctrine du bonheur, cad comme une doctrine qui nous apprendrait à devenir heureux car elle n’a exclusivement à faire qu’à la condition rationnelle du bonheur et non à un moyen de l’obtenir» (Critique de la raison pratique)

3/ Le bonheur est symboliquement une recherche naturelle à l’homme mais non la destination ultime de son être raisonnable et libre :
« La nature (…) ne fait rien de superflu et elle n’est pas prodigue dans l’usage des moyens pour atteindre ses fins. (…) (Elle) semble ici s’être complue dans sa plus grande économie et elle a mesuré au plus juste, avec beaucoup de parcimonie, sa dotation animale pour le besoin [pourtant] extrême d’une existence commençante; comme si elle avait voulu que l’homme, quand il se serait hissé de la plus grande inculture à la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de penser, et par là (autant qu’il est possible sur terre) à la félicité, en eût ainsi le plein mérite, et n’en fût redevable qu’à lui-même; comme si également elle avait eu plus à cœur l’estime de soi d’un être raisonnable que le bien-être. » (Idée d’une histoire universelle…, prop 3)

Conclusion : nécessité de minorer la valeur de l’idée de bonheur: une définition imparfaite (I)– une expérience relative au malheur (II)- une fin pas aussi suprême qu’elle n’y paraît (III). Ouverture : limiter le bonheur pour laisser une place à la morale.

 

Complément 2:

« Les souhaits ridicules »

de C.Perrault (A écouter aussi ici)

Si vous étiez moins raisonnable,
Je me garderais bien de venir vous conter
La folle et peu galante fable
Que je m’en vais vous débiter.
Une aune de Boudin en fournit la matière.
Une aune de Boudin, ma chère !
Quelle pitié ! c’est une horreur
S’écriait une Précieuse,
Qui toujours tendre et sérieuse
Ne veut ouïr parler que d’affaires de coeur.
Mais vous qui mieux qu’âme qui vive
Savez charmer en racontant,
Et dont l’expression est toujours si naïve,
Que l’on croit voir ce qu’on entend ;
Qui savez que c’est la manière
Dont quelque chose est inventé,
Qui beaucoup plus que la matière
De tout Récit fait la beauté,
Vous aimerez ma fable et sa moralité ;
J’en ai, j’ose le dire, une assurance entière.

Il était une fois un pauvre Bûcheron
Qui las de sa pénible vie,
Avait, disait-il, grande envie
De s’aller reposer aux bords de l’Achéron :
Représentant, dans sa douleur profonde,
Que depuis qu’il était au monde,
Le Ciel cruel n’avait jamais
Voulu remplir un seul de ses souhaits.

Un jour que, dans le Bois, il se mit à se plaindre,
À lui, la foudre en main, Jupiter s’apparut.
On aurait peine à bien dépeindre
La peur que le bonhomme en eut.
Je ne veux rien, dit-il, en se jetant par terre,
Point de souhaits, point de Tonnerre,
Seigneur demeurons but à but.
Cesse d’avoir aucune crainte ;
Je viens, dit Jupiter, touché de ta complainte,
je faire voir le tort que tu me fais.
Ecoute donc. Je te promets,
Moi qui du monde entier suis le souverain maître,
D’exaucer pleinement les trois premiers souhaits
Que tu voudras former sur quoi que ce puisse être.
Vois ce qui peut te rendre heureux,
Vois ce qui peut te satisfaire ;
Et comme ton bonheur dépend tout de tes voeux,
Songes-y bien avant que de les faire.

À ces mots Jupiter dans les Cieux remonta,
Et le gai Bûcheron, embrassant sa falourde,
Pour retourner chez lui sur son dos la jeta.
Cette charge jamais ne lui parut moins lourde.
Il ne faut pas, disait-il en trottant,
Dans tout ceci, rien faire à la légère ;
Il faut, le cas est important,
En prendre avis de notre ménagère.
Ça, dit-il, en entrant sous son toit de fougère,
Faisons, Fanchon, grand feu, grand chère ;
Nous sommes riches à jamais,
Et nous n’avons qu’à faire des souhaits.
Là-des jus tout au long le fait il lui raconte.
A ce récit, l’Epouse vive et prompte
Forma dans son esprit mille vastes projets ;
Mais considérant l’importance
De s’y conduire avec prudence :

Blaise, mon cher ami, dit-elle à son époux,
Ne gâtons rien par notre impatience ;
Examinons bien entre nous
Ce qu’il faut faire en pareille occurrence ;
Remettons à demain notre premier souhait
Et consultons notre chevet.
Je l’entends bien ainsi, dit le bonhomme Blaise ;
Mais va tirer du vin derrière ces fagots.
À son retour il but, et goûtant à son aise
Près d’un grand feu la douceur du repos,
Il dit, en s’appuyant sur le dos de sa chaise :
Pendant que nous avons une si bonne braise,
Qu’une aune de Boudin viendrait bien à propos !
À peine acheva-t-il de prononcer ces mots
Que sa femme aperçut, grandement étonnée,
Un Boudin fort long, qui partant
D’un des coins de la cheminée,
S’approchait d’elle en serpentant.
Elle fit un cri dans l’instant ;
Mais jugeant que cette aventure
Avait pour cause le souhait
Que par bêtise toute pure
Son homme imprudent avait fait,
Il n’est point de pouille et d’injure
Que de dépit et de courroux
Elle ne dît au pauvre époux.
Quand on peut, disait-elle, obtenir un Empire,
De l’or, des perles, des rubis,
Des diamants, de beaux habits,
Est-ce alors du Boudin qu’il faut que l’on désire ?
Eh bien, j’ai tort, dit-il, j’ai mal placé mon choix,
J’ai commis une faute énorme,
Je ferai mieux une autre fois.
Bon, bon, dit-elle, attendez-moi sous l’orme,
Pour faire un tel souhait, il faut être bien boeuf !
L’époux plus d’une fois, emporté de colère,
Pensa faire tout bas le souhait d’être veuf,
Et peut-être, entre nous, ne pouvait-il mieux faire :
Les hommes, disait-il, pour souffrir sont bien nés !

Peste soit du Boudin et du Boudin encore ;
Plût à Dieu, maudite Pécore,
Qu’il te pendît au bout du nez !
La prière aussitôt du Ciel fut écoutée,

Et dès que le Mari la parole lâcha,
Au nez de l’épouse irritée
L’aune de Boudin s’attacha.
Ce prodige imprévu grandement le fâcha.
Fanchon était jolie, elle avait bonne grâce,
Et pour dire sans fard la vérité du fait,
Cet ornement en cette place
Ne faisait pas un bon effet ;
Si ce n’est qu’en pendant sur le bas du visage,
Il l’empêchait de parler aisément,
Pour un époux merveilleux avantage,
Et si grand qu’il pensa dans cet heureux moment
Ne souhaiter rien davantage.
Je pourrais bien, disait-il à part soi,
Après un malheur si funeste,
Avec le souhait qui me reste,
Tout d’un plein saut me faire Roi.
Rien n’égale, il est vrai, la grandeur souveraine ;
Mais encore faut-il songer
Comment serait faite la Reine,
Et dans quelle douleur ce serait la plonger
De l’aller placer sur un trône
Avec un nez plus long qu’une aune.
Il faut l’écouter sur cela,
Et qu’elle-même elle soit la maîtresse
De devenir une grande Princesse
En conservant l’horrible nez qu’elle a,
Ou de demeurer Bûcheronne
Avec un nez comme une autre personne,
Et tel qu’elle l’avait avant ce malheur-là.

La chose bien examinée,
Quoiqu’elle sût d’un sceptre et la force et l’effet,
Et que, quand on est couronnée,
On a toujours le nez bien fait ;
Comme au désir de plaire il n’est rien qui ne cède,
Elle aima mieux garder son Bavolet
Que d’être Reine et d’être laide.

Ainsi le Bûcheron ne changea point d’état,
Ne devint point grand Potentat,
D’écus ne remplit point sa bourse,
Trop heureux d’employer le souhait qui restait,
Faible bonheur pauvre ressource,
A remettre sa femme en l’état qu’elle était.

Bien est donc vrai qu’aux hommes misérables,
Aveugles, imprudents, inquiets, variables,
Pas n’appartient de faire des souhaits,
Et que peu d’entre eux sont capables
De bien user des dons que le Ciel leur a faits.

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