L’œuvre d’art est une œuvre de circonstance ou le fragment d’une grande confession

Propos sur Bach de Boris de Schloezer (1947)

L’écrivain et traducteur français d’origine russe Boris de Schlœzer a publié en 1947 un ouvrage d’esthétique musicale dans lequel il montre à partir de l’œuvre de Bach que l’expression musicale naît des problématiques purement techniques (rythme, harmonie, mélodie…) soulevées par le compositeur.

 

 

« Selon Goethe, l’œuvre d’art est une œuvre de circonstance ; mais n’avouait-il pas aussi que ses propres productions n’étaient pour lui (je cite) “qu’une suite de fragments d’une grande confession” ? Bach aurait pu certainement faire siennes ces paroles du poète. Et cependant, à peu d’exceptions près chacune de ses œuvres est une réponse précise à des sollicitations, à des exigences venues de l’extérieur ; elle dépend des circonstances. Ce n’est que rarement qu’il se permet de produire uniquement pour son propre plaisir ou pressé par le besoin de manifester sa vie intérieure. A l’exemple de tous les artistes de son temps, il écrit sur commande, il s’efforce de fournir la musique que l’on attend de lui. L’œuvre est toujours adaptée à des fins précises, généralement pédagogiques, religieuses ; à moins qu’il ne s’agisse de rendre hommage à de puissants protecteurs. Il faut donc que Bach tienne compte de ses destinataires, des conditions dans lesquelles aura lieu l’exécution, des chanteurs, des instrumentistes dont il disposera. Ce sont encore et toujours des questions techniques qu’il faut résoudre, des difficultés de caractère matériel qu’il faut surmonter. […]

Libre, le compositeur ne l’est tout au plus que pour ce qui regarde la conception générale de l’œuvre, son sujet, son plan, le choix du problème concret à résoudre. Immédiatement après, son action se trouve étroitement déterminée comme l’est celle de tout technicien, du constructeur d’un pont ou d’une turbine. Car ainsi que le disait Mallarmé à Degas – lequel se plaignait qu’ayant la tête pleine d’idées il ne parvenait pas à écrire un sonnet – on ne fait pas de la poésie avec des idées. Le poète opère avec le langage, le musicien avec des rapports sonores, le peintre avec des rapports de lignes, de tons. Si sublime que puisse être son message, son contenu spirituel, l’œuvre est charnelle, elle appartient à la réalité sensible, se situe comme telle dans l’espace et dans le temps.

Les difficultés résolues, l’œuvre accomplie il apparaîtra pourtant que l’artiste y est présent. Quelles qu’aient pu être ses intentions, il s’est découvert dans cet objet. L’œuvre est une confidence. En créant une forme singulière l’artiste nous a révélé sa personnalité. Mais celle-ci se trouve inscrite dans la structure même de l’objet, dans la façon dont il est constitué. Aussi pour la saisir, cette personnalité, pour entendre l’aveu, il n’est aucunement besoin de chercher à savoir ce qu’a voulu dire l’artiste (recherche d’autant plus fallacieuse que lui-même l’ignore peut-être) : chaque musicien se pose ses propres problèmes auxquels il apporte ses propres solutions. Il y a donc une problématique et une technique organisatrice et compositionnelle spécifiques à Bach, comme il y a une problématique et une technique debussyste, mozartienne. […]

Conjointement à la vie réelle de Bach se déroule ainsi une autre vie, fictive ; à la biographie de l’homme vient se superposer celle de l’artiste, qui elle aussi a sa forme bien définie, son moi mythique, et dont les différentes œuvres, les moi mythiques particuliers, marquent les étapes successives. »

Référence :
Boris de Schlœzer, Introduction à Jean-Sébastien Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris, Gallimard, 1947, (Chapitre X : le moi mythique, p. 285 et s.)

Consulté à la page  : https://www.francemusique.fr/emissions/propos-sur-bach/propos-sur-bach-de-boris-de-schloezer-1947-36890

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