Et si Tartuffe était l’ange exterminateur, cher à Luis Buñuel, prêt à faire imploser une famille de la haute bourgeoisie?? Loin de l’iconographie officielle, Benoît Lambert l’imagine comme un redoutable séducteur dont les manœuvres révèlent les secrets inavouables d’un clan arc-bouté sur ses privilèges.
À rebours du cliché attaché au faux dévot, et dans les pas de Louis Jouvet (cf texte ci-dessous), qui voyait Tartuffe comme «?un garçon charmant, inquiétant et très intelligent?», le metteur en scène offre le portrait d’un homme indiscernable, énigme pour ceux qui le croisent ou fantasme pour ceux qui l’attendent. Un accélérateur de désordres intimes qui inocule un virus destructeur dans un corps déjà malade et provoque le chaos dans une maison qui se lézarde, un peu comme le protagoniste du remarquable film Théorème de Pier Paolo Pasolini, ou dans la mise en scène d’Antoine Vitez en 1978. Car la pièce est aussi un impitoyable tableau de famille où s’exercent de brutaux rapports de pouvoir, où s’insinue la suspicion et se monnayent d’impitoyables tractations dévoilant les zones d’ombre d’une tribu aux secrets inavouables. In fine, la duplicité de l’imposteur est certes dévoilée ; mais la famille d’Orgon (interprété par l’immense Marc Berman) a peur d’être disloquée sous les coups de boutoir d’un redoutable requin lâché en eaux troubles. Soit la substance d’une comédie grinçante où le rire dissimule une peur panique…
- Texte de Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, 1952 :
(Jouvet rompt avec la tradition anticléricale en imaginant un Tartuffe réellement pieux, mais torturé par la tentation. Il prend soin d’interpréter lui-même le rôle. Selon lui, contrairement à ce que colporte une certaine tradition, Tartuffe n’est pas hypocrite.)
Ce procès-verbal [1] est faux.
Je défie le juge d’instruction le plus subtil de pouvoir trouver, au début de la pièce ou même au cours de l’action, « les sourdes menées » de l’intrus et le « triple danger » qui va fondre sur la maison: « l’aventurier voudra épouser la fille, séduire la femme, dépouiller le mari.» D’ailleurs, pourquoi Tartuffe serait-il un aventurier ? Il était pauvre et mal vêtu lorsqu’il vint chez Orgon, ainsi que le dit Dorine ? Il n’y a à cela rien d’ infâmant. Son comportement à l’église est peut-être l’indice d’une grande piété. Pourquoi Orgon ne serait-il pas séduit par un homme qui n’accepte que la moitié de ses dons, et distribue l’autre moitié aux pauvres ?
Est-ce la puce que Tartuffe tue avec trop de colère qui vous paraît une tartufferie ?Il y eut un saint nommé Macaire qui, lui aussi, tua une puce en faisant sa prière, et fit neuf ans de retraite dans le désert; après quoi il fut canonisé.
Où prend-on que Tartuffe veut épouser Mariane ? Il le dit: ce n’est pas le bonheur après quoi il soupire. Il est amoureux de la femme. Julien Sorel est amoureux de Mme de Rênal. On n’en fait pas un monstre pour autant.
Pourquoi dire qu’il veut dépouiller Orgon ? C’est Orgon qui, dans un élan de tendresse, sans que Tartuffe ait rien sollicité, veut lui faire une donation entière: « Un bon et franc ami que pour gendre je prends, / M’est bien plus cher que fils, que femme et que parent. » Tartuffe ne fait qu’accepter ce qu’on lui offre.
« Les enfants luttent, guidés par la servante et l’oncle.» Il n’y a pas de lutte; du moins, la lutte est vite terminée. Orgon, sur le simple soupçon que Damis a faussement accusé Tartuffe, – sans que celui-ci intervienne – chasse son fils, avec sa malédiction, et invite sa fille à mortifier ses sens avec son mariage.
Quant à la scène « hardie et forte» du quatrième acte, où Elmire cache son mari pour le rendre « témoin et juge des criminelles entreprises de Tartuffe », relisez-la avant que d’en parler: Elmire provoque Tartuffe, lui parle « d’un cœur que l’on veut tout» et lui déclare qu’elle est prête à se rendre. Je sais bien que c’est pour démasquer l’imposteur, mais qui ne se laisserait prendre à ce jeu lorsqu’il est amoureux ? Et que Tartuffe, bafoué dans son amour et – ce qui est pire – dans son amour propre, se venge d’Orgon avec les armes qu’il a, c’est humain plus que monstrueux.
Note: [1] Jouvet se démarque d’un article de dictionnaire contemporain dont les formules apparaissent entre guillemets.
- Document : Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, 1991 :
(En 1978 Antoine Vitez crée la surprise en confiant le rôle de Tartuffe au beau Richard Fontana. Tel le héros du film de Pasolini Théorème il « séduit» toute la famille et met au jour les contradictions des uns et des autres.)
Tartuffe, Don Juan, l’Étranger qu’on n’a pas invité. Il provoque un désordre extraordinaire, et tout le monde, finalement, se ligue pour le tuer. Il vient de nulle part, il va où ? Personne ne veut écouter sa vérité. Voilà en tout cas l’image que Tartuffe aimerait bien qu’on garde de lui. Il passe, comme le Rédempteur.
Quelle différence y a-t-il entre le Rédempteur et lui ? Qui nous dit que l’Imposteur n’est pas le Christ lui-même, pour Molière ? Dans un royaume catholique, on avait peut – être tout à fait raison de condamner la pièce…