Calvin Russell, hobo et « voix du Quart-Monde »

Calvin_RussellCalvin Russell, une voix pour les hommes  libres et le quart monde…

C’est du coeur même du Texas – cette terre avec son bétail à cornes, ses étés brûlants, ses tornades, ses grands ciels clairs et ses kilomètres d’autoroute qui s’étirent entre Beaumont et el Paso -, que nous vient CALVIN RUSSELL.

Né durant la nuit d’Halloween 1948 à Austin (Texas), CALVIN passe en fait les cinq premières années de sa vie au comptoir du « Sho Nuff Café » où son père, Red, fait de la cuisine rapide et où sa mère, Daisy, est serveuse. CALVIN dit que ses tous premiers souvenirs sont ceux d’une maison de bois dans une rue sale qui se terminait en cul-de-sac, derrière le Pete Pisto’s Wrecking Yard. « On savait qu’on filait un mauvais coton, confie-t-il, mais on aimait notre liberté. Je construisais des bolides et courais dans tous les coins du Texas tandis que les autres gamins en étaient encore au stade de la bicyclette ».

Sixième de 9 enfants, RUSSELL apprend à jouer de la guitare à 12 ans, et dès l’âge de 13 ans, assure les parties rythmiques dans un groupe baptisé The Cavemen, « ce qui m’a valu d’être un vétéran du rock à 16 ans ! ». Il vit vite, librement, fait quelques entorses à la loi pour ce qu’il appelle « des choses sans importance« … Ce qui lui vaut tout de même d’échouer en maison de correction, puis peu après en prison. A sa sortie, il commence sa randonnée aventurière vers le grand sud, chevauchant une Harley, mais vivant au jour le jour, l’instant présent, et se contentant souvent de peu, la fraternité des potes, voire l’herbe qui adoucit les pensées…

Il traverse le Rio Grande à Piedras Negras et El Paso, à la recherche de sensations nouvelles et connaît la détresse des migrants du Mexique. Il écrit, il chante, se laisse emporter par les visions et rêves torrides de ce coin de l’ouest, terre aride et désertique pavée de pierres brûlées. Cette partie du Texas, que l’on surnomme « The Valley », est le commencement d’une terre abandonnée, d’un désert dépeuplé qui s’étend jusqu’à la Vallée de la Mort et Baja California.

Début 80, on retrouve CALVIN dans le Sud Texas. Il traverse de part en part « The Valley », vivant comme un vagabond sur ce territoire de mirages et de contrebande. A Nuevo Laredo, Nouveau Mexique, il est incarcéré, et durant l’hiver 85, se retrouve dormant à même le ciment d’une cellule, au coeur de la periode de froid la plus rigoureuse que connût cette partie du désert.

Lors de son retour à Austin, CALVIN s’installe dans un trou à rat, sous une maison de Patterson Avenue, dans le vieux Clarksville. C’est à cette époque qu’il tente d’intéresser le milieu musical local à son travail pour partager une expérience de vie plutôt hors normes.

CALVIN zone – avec toute une bande d’irréductibles – dans de sombres enclaves où circulent alcool et drogue. Mais ces mêmes enclaves (qui servaient d’abris aux hors la loi pendant la Conquête de l’Ouest) sont aussi un repaire de musiciens marginaux et surdoués tels que Townes Van Zandt, Jimmy Dale Gilmore, Willie Nelson, Leon Russell, Willis Alan Ramsey, Jerry Jeff Walker et Michael Murphy. La verve de ces talents sudistes, la qualité particulière de la vie texane et l’époustouflant paysage de collines baignées de brumes seront l’inspiration première de plus d’un musicien, comme Blaze Foley, Craig Lee Fuller, Rich Minus, Hal Ketchum et CALVIN lui-même…
« Un rock’n’roller hors la loi qui se bat contre la morosité des temps modernes », est la meilleure définition de CALVIN (cela selon ses propres termes). Pour enfoncer le clou, ce macadam cow-boy stylé conclut d’une voix nouée : « Oui, je suis un rebelle, car je m’érige contre les gens étroits et les lois inutiles, celles qui entravent notre quête du bonheur ».

Depuis 1989 – année où Patrick Mathé, un français, rencontre CALVIN au Continent Club d’Austin et le signe sur New Rose Records – la carrière de Calvin Russell est enfin lancée, il a 41 ans !!!! –  CALVIN a produit quatre albums studio et un album live. Belle poignée de disques, véritables anthologies d’un « hobo » au réalisme à la fois suturé à vif et touchant. D’arpèges nonchalants en riffs teigneux, notre cow-boy au grand coeur nous entraîne, de son Texas natal, vers de surprenants lieux-carrefours où survit la frange atypique (mais hautement fréquentable) d’une humanité en lisière de respectabilité.

Le premier album sorti en France, « A CRACK IN TIME« , fut accueilli comme un « grand album aux couleurs de Lone Star State » (Stacatto, été 1990). Riche d’intimistes dérives, cisaillé d’acoustiques étapes, d’électricité, d’héroïsme humble et congru, ce coup d’essai permis à notre Texan de participer à bon nombre de festivals en compagnie de Little Villa et The Kinks. Reconnaissant pour son découvreur français et pour l’accueil chaleureux reçu dans notre pays, Calvin Russell va passer beaucoup de temps en France, résidant longtemps dans de petits bourgs du Jura qu’il a beaucoup apprécié et « tournera » régulièrement dans notre pays, donnant même plusieurs spectacles gratuits pour les détenus de nos maisons d’arrêt.

  Les organisateurs de spectacle qui l’ont accueilli évoquent tous l’extrême simplicité – jamais le moindre caprice ou une exigence particulière – l’exceptionnelle attention aux autres et gentillesse de cet homme au visage sculpté, buriné, raviné par la vie, ainsi que la fraternelle chaleur du groupe qui l’entourait, à commencer par Gary Craft, son virtuose guitariste solo, dont nul n’oublie qu’il allumait joint sur joint…

Son second album « SOUNDS FROM THE FOURTH WORLD« , subtile peinture des misères et travers de nos vies, fédéra d’emblée l’attention du public et des critiques français. Sur cet album, on peut d’ailleurs entendre le sublime titre « Crossroads », aujourd’hui considéré comme l’un des incontournables de CALVIN. Ce titre est une ballade universelle, intemporelle que Calvin a puisée dans cette vie des quatre vents, des mille routes, des hasards taquins ou cruels…

I’m standing at the crossroads
There are many roads to take
But I stand here so silently
For fear of a mistake
One road leads to paradise
One road leads to pain
One road leads to freedom
But they all look the same.
I’ve travelled many roads
And not all of them where good
The foolish ones taught more to me
Than the wise ones ever could
One road leads to sacrifice
One road leads to shame
One road leads to freedom
But they all look the same.
There were roads I never travelled
There were turns I did not take
There were mysteries that I left unravelled
But leaving you was my only mistake.
So I’m standing at the crossroads
Imprisoned by this doubt
As if by doing nothing
I might find my way out
One road leads to paradise
One road leads to pain
One road leads to freedom
But they all look the same

« SOLDIER« , son troisième album chez New Rose, a été produit par un natif de Nashville, JIM DICKINSON. Neuf titres où fulgurent l’énergie, l’étonnante maîtrise et la maturité de CALVIN. Les Inrockuptibles ont dit de ce disque : « Il y a des soirées où le choix est simple si vous voulez convaincre votre petite amie… Ou vous écoutez Blonde On Blonde une fois de plus, ou vous écoutez « Soldier » », qui dit quasiment tout de ce vagabond-poète. Cette chanson allie effectivement ce qui fait la quintessence de ce vagabond-chanteur, une grande simplicité, une réelle force dans des formules sensibles, une flagrante authenticité.

I’m just a person
I don’t claim no country
I just don’t need a flag
To say who I am
Well, I come from my momma
Like you and your brother
This world is yours
It’s all in your hands
I’m just a soldier
Fighting the sorrow
Holding my head up high
Won’t beg steal or borrow
Oh and if not today
If not today – if not today
Then maybe tomorrow
I’m only human
So I’ll make my excuses
But there’s one thing I know
One thing I can see
It might be too late
To change where we’re goin’
But in your own mind
You can always be free
I’m just a soldier
Fighting that sorrow
Holding my head up high
Won’t beg steal or borrow
Oh and if not today
If not today – if not today
Then maybe tomorrow
Maybe tomorrow

  Et puis, en ces temps de mascarade, de mollesse et d’imposture généralisées de tous bords, cela fait du bien d’écouter une chanson comme Rockin the Republicans quand on sait à quel point Calvin Russell a pu souffrir de l’étroitesse d’esprit du parti américain du même nom… sans pour autant se faire beaucoup d’illusions au sujet des démocrates ou des hommes politiques en général… Toutes ressemblances avec de basses cuisines franco-françaises du moment ou le caractère histrionesque de la scène politique actuelle ne sauraient être fortuites !

It’s such a lovely place to be
But it’s a little cold for me
January’s sure to be
Here in Washington D.C.
We just pulled and parked the bus
The boys are settin’ up the stuff
They set the sound we sing
The song and merrily we roll along
We’re rockin’ the Republicans
Can’t wait to tell mama I been
Rockin’ the Republicans
Lord forgive me for my sins
Well there’s R&B and Rock and Roll
City blues and country soul
You put your dollar in the slot
And what they bought is what they got
We ‘re rockin’ the Republicans
It’s just a gig to pay the rent
Rockin’ the Republicans
Peanuts for the elephant

Mort le 3 avril 2011, à Austin des suites d’un cancer du foie, conséquence d’une vie brûlée à tous les excès, Calvin Russell a laissé une oeuvre marquée par un melting pot de jazz, de folk, de blues et de rock, des chansons âpres et entières qui lui ressemblent. Authentique et sans la moindre concession, le bonhomme est un monument, à découvrir ou à redécouvrir en ces temps d’hypocrisie consommée, même si je conseille surtout les premiers albums (jusqu’au très fort  » DREAM OF THE DOG » (1995) et les  « live » « LE VOYAGEUR » (1993) ou le tout dernier « CONTRABENDO » (2011) !

Les premiers sujets de l’E.A.F au Liban et à Pondichéry:

LIBAN 2015
SÉRIES ES / S

Objet d’étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.
Corpus :
Texte A : Gustave FLAUBERT,Madame Bovary, chap. l, 1857
Texte B : Victor HUGO,L’Homme qui rit, IIème Partie, chap. 8, 1869
Texte C : Jean GIONO,Le Moulin de Pologne, chap. III, 1953.

Texte A : Gustave FLAUBERT,Madame Bovary, chap. l, 1857.

[Dans l’incipit de son roman, Flaubert décrit l’arrivée en classe de Charles Bovary, futur mari de l’héroïne, le premier jour d’école. Le jeune garçon timide est affublé d’une casquette invraisemblable, qui attire l’attention de tous…]

– Levez-vous, dit le professeur.
  Il se leva: sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
  Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
  – Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.
  Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre, ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
  – Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. Lenouveauarticula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.
  – Répétez !
  Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
  – Plus haut ! cria le maître, plus haut !
  Lenouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot :Charbovari.
  Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait :Charbovari!Charbovari!), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
  Cependant, sous la pluie des pensums1, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire2. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.
  – Que cherchez-vous ? demanda le professeur.
  – Ma cas… , fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.
  – Cinq cent vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme leQuos ego3, une bourrasque nouvelle. – Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et, s’essuyant le front avec un mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque : Quant à vous, lenouveau, vous me copierez vingt fois le verberidiculus sum4.
  Puis, d’une voix plus douce :
  – Eh ! Vous la retrouverez, votre casquette; on ne vous l’a pas volée !

  1. Pensum : punition.
    2. Chaire : bureau du professeur.
    3.Quos ego: citation latine tirée de l’Enéidede Virgile, menace prononcée par le dieu Neptune à l’égard des vents.
    4. « Je suis ridicule ».

Texte B : Victor HUGO,L’Homme qui rit, IIème Partie, chap. 8, 1869.

[Au XVIIe siècle en Angleterre, Gwynplaine, fils d’un aristocrate assassiné, est enlevé par des bohémiens et défiguré pour en faire un phénomène de foire : on lui a fendu la bouche d’un coup de couteau jusqu’aux oreilles. Il devient donc « L ‘Homme qui rit », saltimbanque jouant la pantomime dans un théâtre ambulant et populaire, la « Green-Box », jusqu’au jour où il est enfin réhabilité et retrouve ses origines nobles. Invité à siéger à la Chambre des Lords, il se lance dans un discours idéaliste déchaînant le rire et la colère de ses pairs…]

Le rire recommença, cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce cratère, la plus corrosive, c’est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Toutes les exécutions ne se font pas sur des échafauds, et les hommes, dès qu’ils sont réunis, qu’ils soient multitude ou assemblée, ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout prêt, qui est le sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. L’allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille. Il était hochet et mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on se roulait. On battait du pied. On s’empoignait au rabat. La majesté du lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines1, l’in-folio2des perruques, n’y faisait rien. Les lords3riaient, les évêques riaient, les juges riaient. Le banc des vieillards se déridait, le banc des enfants se tordait. L’archevêque de Canterbury poussait du coude l’archevêque d’York. Henry Compton, évêque de Londres, frère du comte de Northampton, se tenait les côtes. Le lord-chancelier4baissait les yeux pour cacher son rire probable. Et à la barre, la statue du respect, l’huissier de la vierge noire5, riait.
  Gwynplaine, pâle, avait croisé les bras; et, entouré de toutes ces figures, jeunes et vieilles, où rayonnait la grande jubilation homérique6, dans ce tourbillon de battements de mains, de trépignements et de hourras, dans cette frénésie bouffonne dont il était le centre, dans ce splendide épanchement d’hilarité, au milieu de cette gaieté énorme, il avait en lui le sépulcre7. C’était fini. Il ne pouvait plus maîtriser ni sa face qui le trahissait, ni son auditoire qui l’insultait.
  Jamais l’éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au sublime, le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contresens entre ce qu’on semble et ce qu’on est, n’avait éclaté avec plus d’horreur. Jamais lueur plus sinistre n’avait éclairé la profonde nuit humaine.
  Gwynplaine assistait à l’effraction définitive de sa destinée par un éclat de rire. L’irrémédiable était là. On se relève tombé, on ne se relève pas pulvérisé. Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en poussière.

  1. Hermine : bande de fourrure blanche des vêtements de magistrats.
    2. Perruque in-folio : majestueuse et longue perruque portée par la noblesse au XVIIe siècle.
    3. Lord : titre de noblesse en Angleterre.
    4. Lord-chancelier : président de la Chambre des Lords.
    5. Huissier de la vierge noire : grand officier du souverain britannique, chargé de la garde des palais et de la personne du Roi.
    6. Rire homérique : fou rire bruyant, pareil à celui qu’Homère prête aux dieux de l’Olympe.
    7. Sépulcre : tombeau.

Texte C : Jean GIONO,Le Moulin de Pologne, chap. III, 1953.

[A la fin du Xlxe siècle, au « Moulin de Pologne », riche propriété provinciale, la famille Coste connaît une succession de morts violentes et désespérantes, au fil des générations. Une seule descendante, Julie, survit à ce « destin » qui fait d’elle une proscrite maudite et rejetée. A demi-défigurée à la suite d’un acte malveillant, elle vit recluse jusqu’à cette soirée fatidique au Casino de la ville, où toute la bonne société, rassemblée pour un rituel « Bal de l’Amitié », assiste à l’apparition inattendue de la jeune femme, relatée par un clerc de notaire énigmatique.]

Soudain, j’entendis un bruit effrayant. Instinctivement, je rentrai la tête dans les épaules. J’avais l’impression que le Casino s’écroulait. C’était untonnerred’applaudissements.
  Je vis enfin ce qu’on désignait du doigt. C’était cette malheureuse Julie emportée par la valse et dansant toute seule, avec, sur son atroce visage isolé, l’extase des femmes accouplées1. Je me sentis des opinions et des passions semblables à celles de tout le monde et j’éclatai de rire à la seconde même où le rire général éclata…
  Si j’en juge par moi-même, ce rire fut une bénédiction pour tout le monde. Le spectacle de cette fille au visage déchiré et qui montrait ses désirs sans pudeur me brûlait comme un acide. On ne pouvait laisser faire sans courir le risque d’être dépouillé jusqu’à l’os, vêtements et chair, falbalas et jupons, plastrons et manchettes. Qui n’a pas ses désespoirs ? Que serions-nous devenus si nous avions été forcés, nous aussi, de ne plus jouer la comédie ? Le rire avec son bruit de torrent était la façon la plus simple de mouiller la brûlure et de l’étendre d’eau. On y alla bon cœur bon argent.
  Pourquoi ? Je n’en sais rien. Nous ne manquions pas de filles laides, Dieu merci ! Julie n’était pas d’une laideur à faire rire; il s’en fallait ! Aujourd’hui je ne vois même plus rien de risible dans cet événement du Casino. Que se passait-il de si extraordinaire ? Julie dansait seule. De n’importe qui d’autre, cela aurait passé pour une boutade. Admettez que la fantaisie en ait pris à Alphonsine M…, la petite fille que j’avais fait danser un peu auparavant : on aurait à peine souri. Le rire qui accompagnait la valse de Julie faisait un bruit régulier et bourgeois qui me rappela le raclement des cuillers et des fourchettes sur les assiettes dans un réfectoire de collège. Disons pour être plus juste qu’on ricanait. Julie voguait au milieu des chignons de paille, des catogans2de charbon, des yeux ardents, des lèvres avides. Son visage marqué du destin des Coste passait à hauteur des moustaches cirées, des bouches habituées aux bons cigares, offrant en vain sa marchandise gratuitement.
  […] Avouez qu’il y avait de quoi rire ! Si on ne riait pas à pleine gorge, et si les ricanements faisaient un bruit de cuiller raclant l’assiette, c’est d’abord que dans la vie courante (qui est la nôtre) il n’y a jamais vraiment de quoi rire à ventre déboutonné, notre corps n’en a pas l’habitude (tandis que ricaner, on sait le faire). C’est ensuite en raison des choses noires et impitoyables qui décharnaient Julie. Son corps aimable (car elle avait un corps dodu, très attirant – pour ceux qui aiment les corps), il y avait des moments (et celui de la valse plus que tout autre) où on l’imaginait fait d’une carcasse en osier gonflant et soutenant jupes et corsages autour de simples ossements. Julie eût-elle dansé sur une place publique comme elle dansait ce soir-là, tout le monde se serait écarté d’elle.

  1. Femmes accouplées : ici, dansant en couple.
    2. Catogan : coiffure en queue de cheval nouée sur la nuque.

 

I – Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Comment ces trois récits rendent-ils sensible la violence exercée par le rire sur le personnage principal ?

II – Travail d’écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez l’extrait deL’Homme qui rit, de Victor Hugo (Texte B).
  • Dissertation
    Pour quelles raisons un personnage risible ou dévalorisé peut-il devenir le héros d’une œuvre romanesque ?

    Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, les œuvres étudiées pendant l’année, ainsi que sur vos lectures personnelles.
  • Invention
    Après le cours, en salle d’étude, Charles Bovary (Texte A) rédige son pensum. Quelles sont ses pensées à ce moment-là ?

    Vous rédigerez cette scène telle qu’elle pourrait être insérée dans le texte.

LIBAN
SÉRIE L

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation.
Corpus :
Texte A : Jean COCTEAU,Antigone, 1948.
Texte B : Yannis RITSOS,Ismène(traduction de Dominique Grandmont), 1972.
Texte C : Henry BAUCHAU,Antigone, chapitre XIX « LA COLÈRE », 1997.

Texte A : Jean COCTEAU,Antigone, 1948.

[Œdipe, roi de Thèbes, est mort. Ses deux fils, Étéocle et Polynice, qui devaient régner à tour de rôle sur Thèbes, se sont entre-tués pour le trône. Créon, le nouveau roi, a décidé d’ensevelir noblement Étéocle, et non Polynice, accusé d’avoir mobilisé les ennemis de Thèbes contre Étéocle, donc contre sa propre cité. Leur sœur Antigone, qui a décidé d’enfreindre cette loi, demande à Ismène de l’aider à enterrer Polynice.]

Le rideau se lève sur Antigone et Ismène, de face, immobiles l’une contre l’autre.

ANTIGONE
Ismène, ma sœur, connais-tu un seul fléau de l’héritage d’Œdipe que Jupiter nous épargne ? Eh bien, je t’en annonce un autre. Devine la honte que nos ennemis préparent contre nous.

ISMÈNE
Je ne devinerai pas. Depuis que nos deux frères se sont entre-tués, depuis que la troupe des Argiens1a disparu, je ne vois rien qui puisse me rendre plus malheureuse ou plus heureuse.

ANTIGONE
Écoute, je t’ai fait sortir du vestibule pour que personne au monde ne nous entende.

ISMÈNE
Qu’y a-t-il ? Tes yeux me bouleversent.

ANTIGONE
Tu me demandes : Qu’y a-t-il ? Hé ! Créon ne donne-t-il pas la sépulture à l’un de nos frères et ne la refuse-t-il pas à l’autre ? Etéocle aura l’enterrement qu’il mérite, mais il est défendu d’ensevelir Polynice ou de le pleurer. On le laisse aux corbeaux. Tels sont les ordres que le noble Créon promulgue pour toi et pour moi, oui pour moi. Il va venir en personne, ici même, lire son décret. Il attache la plus grande importance à l’exécution de ses ordres. Les enfreindre, c’est être lapidé par le peuple. Voilà. J’espère que tu vas montrer ta race2.

ISMÈNE
Mais que puis-je ?

ANTIGONE
Décide si tu m’aides.

ISMÈNE
A quoi ?

ANTIGONE
A soulever le mort.

ISMÈNE
Tu veux l’enterrer malgré le roi ?

ANTIGONE
Oui. J’enterrerai mon frère et le tien. Je dis le tien. On ne me reprochera pas de l’avoir laissé aux bêtes.

ISMÈNE
Malheureuse ! Malgré la défense de Créon ?

ANTIGONE
A-t-il donc le droit de me détacher des miens ?

ISMÈNE
Antigone ! Antigone ! notre pauvre père est mort dans la boue après s’être crevé les yeux pour expier ses crimes; notre mère, qui était sa mère, s’est pendue; nos frères se sont entr’égorgés. Imagine, nous deux, toutes seules, la fin sinistre qui nous attend si nous bravons nos maîtres. Nous sommes des femmes, Antigone, des femmes malhabiles à vaincre des hommes. Ceux qui commandent sont plus forts que nous. Que Polynice m’excuse, mais je cède. J’obéirai au pouvoir. Il est fou d’entreprendre des choses au-dessus de ses forces.

ANTIGONE
Je ne te pousse pas. Si tu m’aidais, tu m’aiderais à contrecœur. Agis comme bon te semble. Pour moi, j’enterrerai. Il me sera beau de mourir ensuite. Deux amis reposeront côte à côte après ce cher crime. Car, Ismène, le temps où je dois plaire aux morts est plus considérable que celui où il me faut plaire aux vivants. Ta conduite te regarde. Méprise les dieux.

ISMÈNE
Je ne les méprise pas. Je me sens incapable de lutter contre toute une ville3.

ANTIGONE
Trouve des prétextes. Moi je vais entasser une espèce de tombeau.

ISMÈNE
Folle ! je tremble pour toi.

ANTIGONE
Laisse-moi tranquille. Pense à toi-même.

  1. Les Argiens sont les soldats de la cité d’Argos, qui ont assiégé Thèbes avec Polynice contre son frère Étéocle.
    2.Montrer ta race: te montrer digne de ta famille
    3. Il s’agit de Thèbes, leur cité.

Texte B : Yannis RITSOS,Ismène(traduction de Dominique Grandmont), 1972.

[Dans son monologue, Yannis Ritsos donne la parole à Ismène, qui évoque sa sœur Antigone dans cet extrait.]

[ … ] Céder, je pense, est la mesure de la grandeur.
Ceux que la peur retient toujours
n’ont pas la force (ma sœur par exemple) de s’incliner,
et ils restent crispés sur les cimes glacées de leur propre impuissance. D’où vient leur orgueil, alors ? Où est leur vertu ?

Mais ma sœur croyait tout régler avec sesil fautet sesil ne faut pas, on aurait dit
qu’elle annonçait cette religion future
qui sépara le monde en deux (en ici et en au-delà), qui sépara
le corps de l’homme en deux, répudiant tout ce qui était au-dessous de la ceinture.

J’avais pitié d’elle, c’est vrai. Pour un peu, elle m’aurait fait du mal
à moi aussi. S’ils1ont tant célébré sa gloire2,
c’était parce qu’elle leur évitait d’avoir à agir eux-mêmes. Sur son visage,
ils honoraient leur propre résistance vaincue. Ils se pardonnèrent à eux-mêmes,
se déclarèrent innocents et se tinrent ainsi tranquilles.
                                            Si elle avait vécu, oh sûrement,
ils l’auraient haïe. Sa seule idée,
c’était mourir. Et maintenant je dis : sachant
qu’il n’y avait pas moyen de l’empêcher, plutôt que d’accepter la mort
jour après jour, telle qu’elle est, pour prix d’une vieillesse ingrate et stérile, elle préféra
aller à sa rencontre, la provoquer même, au nom
d’une grandeur d’âme insolente et trompeuse, en faisant de la peur
qu’elle avait d’elle-même et de vivre un héroïsme, en déguisant
sa propre mort, inéluctable, en une immortalité facile,
oui, oui, facile, malgré tout son aveuglant éclat. Comment a-t-elle pu le supporter, mon dieu,
elle qu’un rien faisait se mettre en colère tant elle avait peur, elle toujours terrorisée
devant la nourriture, devant la lumière, devant les couleurs,
devant l’eau fraîche et nue ?
                                                               Jamais
elle ne laissa Hémon3lui toucher la main. Toujours blottie dans un coin
comme si elle n’avait rien voulu perdre, repliée sur elle-même,
les mains plongées dans ses manches,
le dos collé au mur, les sourcils froncés,
elle était la première à accourir dès qu’un malheur survenait,
ressentant de la fierté, peut-être, pour son malheur à elle – mais quel malheur ?

Jamais elle ne porta de bijoux. Même sa bague de fiançailles,
elle l’avait enfouie dans un coffre, promenant
au milieu de nos jeunes rires sa sombre arrogance,
brandissant son regard maussade au-dessus de notre insouciance,
comme une épée prestigieuse et vaine.
                                                            Et si parfois
on la voyait aider à table, apporter une assiette, une cruche,
on aurait dit qu’elle tenait dans ses paumes une tête de mort
qu’elle plaçait entre les amphores. Personne ne s’enivrait plus.

  1. Ismène évoque les partisans d’Antigone.
    2. Antigone a bravé l’Édit de Créon, le roi de Thèbes, qui avait interdit d’enterrer Polynice, son frère, sous peine de mort.
    3. Hémon, le fils de Créon, est le fiancé d’Antigone.

Texte C : Henry BAUCHAU,Antigone, chapitre XIX « LA COLÈRE », 1997.

[Antigone est la narratrice.]

  J’arrive chez Ismène, avant que je frappe à la porte, elle ouvre. Elle m’attendait, quel bonheur ! Elle a entendu le tumulte au carrefour. Je ne puis parler, je suis haletante à cause de la course et de l’émotion, c’est elle qui crie : « C’était toi ? »
  Je fais signe que oui et je vois la joie apparaître sur son visage, une immense joie comme celle que je ressens aussi. Elle crie :
  « Tu as osé !
  – J’ai déchiré l’édit, je l’ai brûlé ! »
  Elle crie de joie, elle me saisit dans ses bras pleins de force :
  « Tu l’as fait, tu l’as fait !
  – Nous l’avons fait car tout le temps je pensais à toi, je ne voulais qu’une chose, te voir, te parler, enterrer à nous deux Polynice. »
  Elle a fait entrer avec moi Zed1et les gamins dans le jardin. Elle referme la porte et dit :
  « Vous les gamins, courez dans toute la ville dire à ceux que vous verrez qu’Antigone s’est enfuie et qu’elle est partie pour Argos. Vite, courez ! Toi Zed, veille à ce qu’ils aillent partout, et reviens vite. »
  Sa colère s’enflamme à la mienne : « Créon nous a trompées, pire, il a trompé son fils. Livrer le corps de Polynice aux vautours. Quelle infamie. Si Etéocle savait ! »
  Elle se met soudain à crier, à serrer les poings, à trépigner et le seul mot qui sort de sa bouche crispée est : « Vengeance ! »
  Je la serre dans mes bras, j’essuie l’écume de ses lèvres, les larmes de ses yeux, comme je faisais lorsqu’elle était une petite fille que l’injustice révoltait. Je la calme, je la console, je l’apaise. Je ne veux pas la vengeance, je ne veux pas renverser Créon, que les hommes qui l’ont choisi se débrouillent comme ils pourront avec lui. Nous les femmes, les sœurs, nous devons seulement enterrer Polynice et dire non, totalement non à Créon. Il est le roi des Thébains vivants, il n’est pas celui des morts. Nous pensons cela ensemble mais Ismène distingue mieux que moi l’avenir qui s’annonce car elle dit :
  « Créon ne supportera pas… Il ne pensera qu’à la vengeance. Il te tuera ! »
  Que j’aime son air farouche quand elle crie : « Alors il devra me tuer aussi ! »
  Elle réfléchit : « Hémon sera avec nous. Il va revenir, il faut tenir jusque là… Tenir deux jours… »
  Je reconnais sa parole politique, celle que je n’ai jamais eue, celle que maintenant je refuse d’avoir.
  « Il ne s’agit pas de tenir, Ismène, demain le corps de Polynice, exposé au soleil, pourrira. C’est commencé déjà… Les vautours et les bêtes le dévoreront.
  – Horreur, horreur ! Je ne peux pas penser à cela.
  – Nous ne pouvons pas attendre, il faut tout préparer cette nuit et agir à l’aube.
  – Comment ? Le corps est gardé et les portes seront fermées.
  – Zed connaît tous les souterrains qui passent sous les remparts, il nous conduira. Les soldats seront à distance du corps à cause de l’odeur. En agissant très vite nous pourrons le recouvrir de terre. Cela suffit. »

  1. Zed est un vagabond attaché à Antigone.

I – Question sur le corpus (4 points) :

Comment la relation entre Antigone et Ismène évolue-t-elle d’un texte à l’autre dans ce corpus ?

II – Travail d’écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez le texte B (Yannis Ritsos).
  • Dissertation
    « Ainsi j’ai voulu traduire Antigone[ … ] mais parce que je survole* un texte célèbre, chacun croit l’entendre pour la première fois », écrit Jean Cocteau dans le préambule de sa pièce Antigone. Pourquoi, d’après vous, la réécriture d’une œuvre dépasse-t­elle largement la traduction de cette œuvre ?

      Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les textes étudiés pendant l’année, ainsi que vos lectures personnelles.
    *Survoler signifie ici « prendre du recul » par rapport à ce texte célèbre, et non pas l’aborder superficiellement.
  • Invention
    « Laisse-moi tranquille. Pense à toi-même », réplique Antigone à Ismène à la fin du texte A (Jean Cocteau). Ismène restera seule en scène. Elle délibère afin de décider si elle aidera Antigone à enterrer Polynice. En vous inspirant de l’ensemble du corpus, et sans vous limiter à votre connaissance du mythe, vous imaginerez son monologue.

PONDICHÉRY
SÉRIES ES / S

Objet d’étude : Le théâtre: texte et représentation, du XVllème siècle à nos jours.
Corpus :
Texte A : Jean RACINE,Phèdre, Acte II, scène 5 (extrait), 1677.
Texte B : Victor HUGO,Ruy Blas, Acte I, scène 3 (extrait), 1838.
Texte C : Nathalie SARRAUTE,Pour un oui ou pour un non(extrait), 1982.

Texte A : Jean RACINE,Phèdre, Acte II, scène 5 (extrait), 1677.

 [Du fait de la malédiction divine, Phèdre, épouse de Thésée, se consume en secret d’un amour incestueux pour le fils de celui-ci, Hippolyte. Un jour, la rumeur court de la mort de Thésée…]

                   HIPPOLYTE
Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore.
Peut-être votre Époux voit encore le jour.
Le Ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce Dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon Père.

                        PHÈDRE
On ne voit point deux fois le Rivage des morts, Seigneur.
Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un Dieu vous le renvoie,
Et l’avare Achéron1ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon Époux.
Je le vois, je lui parle, et mon cœur…
Je m’égare, Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

                       HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l’effet prodigieux.
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

                       PHÈDRE
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des Morts déshonorer la couche;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Te! qu’on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des Filles de Minos2.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte
Des Héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors
Entrer dans le Vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le Monstre de la Crète
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l’embarras incertain
Ma Sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.
L’Amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette Tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre Amante.
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

                       HIPPOLYTE
Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon Père, et qu’il est votre Époux ?

                       PHÈDRE
Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

  1. Le héros grec Thésée serait descendu dans le royaume des morts en franchissant le fleuve des enfers, l’Achéron, dans le but d’enlever l’épouse du dieu des Morts (« du dieu des Morts déshonorer la couche »).
    2. Ariane et Phèdre, filles du roi de Crète, Minos, ont été successivement séduites par Thésée. Celui-ci guidé par le fil d’Ariane est entré dans le labyrinthe pour tuer le Minotaure (« le Monstre de la Crète »).

 

Texte B : Victor HUGO,Ruy Blas, Acte I, scène 3 (extrait), 1838.

 [Ruy BIas, homme du peuple, et Don César, de famille aristocratique, ont vécu jadis, en vrais amis, une jeunesse vagabonde et pauvre, mais libre et insouciante. Ils se retrouvent quelques années plus tard. Don César, surnommé Zafari, est resté le même libre vagabond, mais Ruy BIas, poussé par la nécessité, est devenu un laquais d’un ministre du roi dont il porte l’habit (« la livrée »).]

          RUY BLAS
Hier, il1m’a dit : – Il faut être au palais demain.
Avant l’aurore. Entrez par la grille dorée.
– En arrivant il m’a fait mettre la livrée,
Car l’habit odieux sous lequel tu me vois,
Je le porte aujourd’hui pour la première fois.

                  DON CÉSAR,lui serrant la main.
Espère !

                  RUY BLAS
          Espérer ! Mais tu ne sais rien encore.
Vivre sous cet habit qui souille et déshonore,
Avoir perdu la joie et l’orgueil, ce n’est rien.
Être esclave, être vil; qu’importe ? – Écoute bien :
Frère ! je ne sens pas cette livrée infâme,
Car j’ai dans ma poitrine une hydre2aux dents de flamme
Qui me serre le cœur dans ses replis ardents.
Le dehors te fait peur ? Si tu voyais dedans !

                DON CÉSAR
Que veux-tu dire ?

                RUY BLAS
                         Invente, imagine, suppose.
Fouille dans ton esprit. Cherches-y quelque chose
D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï.
Une fatalité dont on soit ébloui !
Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme
Plus sourd que la folie et plus noir que le crime,
Tu n’approcheras pas encor de mon secret.
– Tu ne devines pas ? – Hé ! qui devinerait ? –
Zafari ! dans le gouffre où mon destin m’entraîne,
Plonge les yeux ! – je suis amoureux de la reine !

               DON CÉSAR
Ciel !

               RUY BLAS
       Sous un dals3orné du globe impérial,
Il est, dans Aranjuez ou dans l’Escurial,
– Dans ce palais, parfois, – mon frère, il est un homme
Qu’à peine on voit d’en bas, qu’avec terreur on nomme;
Pour qui, comme pour Dieu, nous sommes égaux tous,
Qu’on regarde en tremblant et qu’on sert à genoux;
Devant qui se couvrir est un honneur insigne4;
Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signe;
Dont chaque fantaisie est un événement;
Qui vit, seul et superbe, enfermé gravement
Dans une majesté redoutable et profonde,
Et dont on sent le poids dans la moitié du monde.
Eh bien ! – moi, le laquais, – tu m’entends, – eh bien ! oui,
Cet homme-là ! le roi ! je suis jaloux de lui !

               DON CÉSAR
Jaloux du roi !

               RUY BLAS
                 Hé, oui ! jaloux du roi ! sans doute,
Puisque j’aime sa femme !

               DON CÉSAR
                                  Oh ! malheureux !

  1. Il : le ministre du roi.
    2. Hydre : monstre mythologique.
    3. Dais: tenture fixée au dessus d’une estrade ou d’un trône.
    4. Insigne : remarquable. Les Grands d’Espagne avaient le privilège de conserver leur chapeau en présence du roi.

Texte C : Nathalie SARRAUTE,Pour un oui ou pour un non(extrait), 1982.

 [H1 et H2 figurent deux amis de toujours. Un jour, cependant, H2 s’éloigne, car il a ressenti le mépris inconscient dans lequel le tient son ami. Celui-ci, qui ne comprend pas ce qui se passe, vient lui demander de s’expliquer…]

H1 : Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi… au nom de ta mère… de nos parents… je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer… Qu’est-ce qu’il y a eu ? Dis-le… tu me dois ça…

H2,piteusement: Je te dis: ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de parier.

H1 : Allons, vas-y.

H2 : Eh bien, c’est juste des mots…

H1 : Des mots ? Entre nous ? Ne me dis pas qu’on a eu des mots… ce n’est pas possible… et je m’en serais souvenu…

H2 : Non, pas des mots comme ça… d’autres mots… pas ceux dont on dit qu’on les a « eus »… Des mots qu’on n’a pas « eus », justement… On ne sait pas comment ils vous viennent…

H1 : Lesquels ? Quels mots ? Tu me fais languir… tu me taquines…

H2 : Mais non, je ne te taquine pas… Mais si je te les dis…

H1 : Alors ? Qu’est-ce qui se passera ? Tu me dis que ce n’est rien…

H2 : Mais justement, ce n’est rien… Et c’est à cause de ce rien…

H1 : Ah on y arrive… C’est à cause de ce rien que tu t’es éloigné ? Que tu as voulu rompre avec moi ?

H2,soupire: Oui… c’est à cause de ça…   Tu ne comprendras jamais… Personne, du reste, ne pourra comprendre.

H1 : Essaie toujours… Je ne suis pas si obtus…

H2 : Oh si… pour ça, tu l’es. Vous l’êtes tous, du reste.

H1 : Alors, chiche… on verra…

H2 : Eh bien… tu m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… quand je t’en ai parié… tu m’as dit : « C’est bien… ça… »

H1 : Répète-le, je t’en prie… j’ai dû mal entendre.

H2,prenant courage: Tu m’as dit : « C’est bien… ça… » Juste avec ce suspens… cet accent…

H1 : Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être ça… ce n’est pas possible…

H2 : Tu vois, je te l’avais bien dit… à quoi bon…

H1 : Non mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ?

H2 : Oui. Très. Très sérieusement.

H1 : Écoute, dis-moi si je rêve… si je me trompe… Tu m’aurais fait part d’une réussite… quelle réussite d’ailleurs…

H2 : Oh peu importe… une réussite quelconque…

H1 : Et alors je t’aurais dit : « C’est bien, ça ? »

H2,soupire: Pas tout à fait ainsi… il y avait entre « C’est bien » et « ça » un intervalle plus grand : « C’est biiien… ça… » Un accent mis sur « bien »… un étirement : « biiien… » et un suspens avant que « ça » arrive… ce n’est pas sans importance.

H1 : Et ça… oui, c’est le cas de le dire… ce « ça » précédé d’un suspens t’a poussé à rompre…

H2 : Oh… à rompre… non, je n’ai pas rompu… enfin pas pour de bon… juste un peu d’éloignement.

H1 : C’était pourtant une si belle occasion de laisser tomber, de ne plus jamais revoir un ami de toujours… un frère… Je me demande ce qui t’a retenu…

I – Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

 Comment ces dialogues de théâtre rendent-ils perceptibles les difficultés des aveux ?

  1. Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
  • Commentaire
    Vous ferez le commentaire de l’extrait deRuy Blasde V. Hugo (texte B).
  • Dissertation
    Au théâtre, les personnages ne se révèlent-ils que par la parole ?

    Vous répondrez à cette question en un développement structuré, en vous appuyant sur le corpus et sur les textes et représentations étudiés pendant l’année. Vous pouvez aussi faire appel à vos connaissances et lectures personnelles.
  • Invention
    Vous rédigerez une scène de déclaration rendant compte des difficultés à dire (une faute, un sentiment, une décision…). Vous veillerez à tirer profit des caractéristiques du théâtre.

    Votre texte comportera une soixantaine de lignes environ.