Les premiers sujets de l’E.A.F au Liban et à Pondichéry:

LIBAN 2015
SÉRIES ES / S

Objet d’étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.
Corpus :
Texte A : Gustave FLAUBERT,Madame Bovary, chap. l, 1857
Texte B : Victor HUGO,L’Homme qui rit, IIème Partie, chap. 8, 1869
Texte C : Jean GIONO,Le Moulin de Pologne, chap. III, 1953.

Texte A : Gustave FLAUBERT,Madame Bovary, chap. l, 1857.

[Dans l’incipit de son roman, Flaubert décrit l’arrivée en classe de Charles Bovary, futur mari de l’héroïne, le premier jour d’école. Le jeune garçon timide est affublé d’une casquette invraisemblable, qui attire l’attention de tous…]

– Levez-vous, dit le professeur.
  Il se leva: sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
  Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
  – Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.
  Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre, ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
  – Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. Lenouveauarticula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.
  – Répétez !
  Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
  – Plus haut ! cria le maître, plus haut !
  Lenouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot :Charbovari.
  Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait :Charbovari!Charbovari!), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
  Cependant, sous la pluie des pensums1, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire2. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.
  – Que cherchez-vous ? demanda le professeur.
  – Ma cas… , fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.
  – Cinq cent vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme leQuos ego3, une bourrasque nouvelle. – Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et, s’essuyant le front avec un mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque : Quant à vous, lenouveau, vous me copierez vingt fois le verberidiculus sum4.
  Puis, d’une voix plus douce :
  – Eh ! Vous la retrouverez, votre casquette; on ne vous l’a pas volée !

  1. Pensum : punition.
    2. Chaire : bureau du professeur.
    3.Quos ego: citation latine tirée de l’Enéidede Virgile, menace prononcée par le dieu Neptune à l’égard des vents.
    4. « Je suis ridicule ».

Texte B : Victor HUGO,L’Homme qui rit, IIème Partie, chap. 8, 1869.

[Au XVIIe siècle en Angleterre, Gwynplaine, fils d’un aristocrate assassiné, est enlevé par des bohémiens et défiguré pour en faire un phénomène de foire : on lui a fendu la bouche d’un coup de couteau jusqu’aux oreilles. Il devient donc « L ‘Homme qui rit », saltimbanque jouant la pantomime dans un théâtre ambulant et populaire, la « Green-Box », jusqu’au jour où il est enfin réhabilité et retrouve ses origines nobles. Invité à siéger à la Chambre des Lords, il se lance dans un discours idéaliste déchaînant le rire et la colère de ses pairs…]

Le rire recommença, cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce cratère, la plus corrosive, c’est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Toutes les exécutions ne se font pas sur des échafauds, et les hommes, dès qu’ils sont réunis, qu’ils soient multitude ou assemblée, ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout prêt, qui est le sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. L’allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille. Il était hochet et mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on se roulait. On battait du pied. On s’empoignait au rabat. La majesté du lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines1, l’in-folio2des perruques, n’y faisait rien. Les lords3riaient, les évêques riaient, les juges riaient. Le banc des vieillards se déridait, le banc des enfants se tordait. L’archevêque de Canterbury poussait du coude l’archevêque d’York. Henry Compton, évêque de Londres, frère du comte de Northampton, se tenait les côtes. Le lord-chancelier4baissait les yeux pour cacher son rire probable. Et à la barre, la statue du respect, l’huissier de la vierge noire5, riait.
  Gwynplaine, pâle, avait croisé les bras; et, entouré de toutes ces figures, jeunes et vieilles, où rayonnait la grande jubilation homérique6, dans ce tourbillon de battements de mains, de trépignements et de hourras, dans cette frénésie bouffonne dont il était le centre, dans ce splendide épanchement d’hilarité, au milieu de cette gaieté énorme, il avait en lui le sépulcre7. C’était fini. Il ne pouvait plus maîtriser ni sa face qui le trahissait, ni son auditoire qui l’insultait.
  Jamais l’éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au sublime, le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contresens entre ce qu’on semble et ce qu’on est, n’avait éclaté avec plus d’horreur. Jamais lueur plus sinistre n’avait éclairé la profonde nuit humaine.
  Gwynplaine assistait à l’effraction définitive de sa destinée par un éclat de rire. L’irrémédiable était là. On se relève tombé, on ne se relève pas pulvérisé. Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en poussière.

  1. Hermine : bande de fourrure blanche des vêtements de magistrats.
    2. Perruque in-folio : majestueuse et longue perruque portée par la noblesse au XVIIe siècle.
    3. Lord : titre de noblesse en Angleterre.
    4. Lord-chancelier : président de la Chambre des Lords.
    5. Huissier de la vierge noire : grand officier du souverain britannique, chargé de la garde des palais et de la personne du Roi.
    6. Rire homérique : fou rire bruyant, pareil à celui qu’Homère prête aux dieux de l’Olympe.
    7. Sépulcre : tombeau.

Texte C : Jean GIONO,Le Moulin de Pologne, chap. III, 1953.

[A la fin du Xlxe siècle, au « Moulin de Pologne », riche propriété provinciale, la famille Coste connaît une succession de morts violentes et désespérantes, au fil des générations. Une seule descendante, Julie, survit à ce « destin » qui fait d’elle une proscrite maudite et rejetée. A demi-défigurée à la suite d’un acte malveillant, elle vit recluse jusqu’à cette soirée fatidique au Casino de la ville, où toute la bonne société, rassemblée pour un rituel « Bal de l’Amitié », assiste à l’apparition inattendue de la jeune femme, relatée par un clerc de notaire énigmatique.]

Soudain, j’entendis un bruit effrayant. Instinctivement, je rentrai la tête dans les épaules. J’avais l’impression que le Casino s’écroulait. C’était untonnerred’applaudissements.
  Je vis enfin ce qu’on désignait du doigt. C’était cette malheureuse Julie emportée par la valse et dansant toute seule, avec, sur son atroce visage isolé, l’extase des femmes accouplées1. Je me sentis des opinions et des passions semblables à celles de tout le monde et j’éclatai de rire à la seconde même où le rire général éclata…
  Si j’en juge par moi-même, ce rire fut une bénédiction pour tout le monde. Le spectacle de cette fille au visage déchiré et qui montrait ses désirs sans pudeur me brûlait comme un acide. On ne pouvait laisser faire sans courir le risque d’être dépouillé jusqu’à l’os, vêtements et chair, falbalas et jupons, plastrons et manchettes. Qui n’a pas ses désespoirs ? Que serions-nous devenus si nous avions été forcés, nous aussi, de ne plus jouer la comédie ? Le rire avec son bruit de torrent était la façon la plus simple de mouiller la brûlure et de l’étendre d’eau. On y alla bon cœur bon argent.
  Pourquoi ? Je n’en sais rien. Nous ne manquions pas de filles laides, Dieu merci ! Julie n’était pas d’une laideur à faire rire; il s’en fallait ! Aujourd’hui je ne vois même plus rien de risible dans cet événement du Casino. Que se passait-il de si extraordinaire ? Julie dansait seule. De n’importe qui d’autre, cela aurait passé pour une boutade. Admettez que la fantaisie en ait pris à Alphonsine M…, la petite fille que j’avais fait danser un peu auparavant : on aurait à peine souri. Le rire qui accompagnait la valse de Julie faisait un bruit régulier et bourgeois qui me rappela le raclement des cuillers et des fourchettes sur les assiettes dans un réfectoire de collège. Disons pour être plus juste qu’on ricanait. Julie voguait au milieu des chignons de paille, des catogans2de charbon, des yeux ardents, des lèvres avides. Son visage marqué du destin des Coste passait à hauteur des moustaches cirées, des bouches habituées aux bons cigares, offrant en vain sa marchandise gratuitement.
  […] Avouez qu’il y avait de quoi rire ! Si on ne riait pas à pleine gorge, et si les ricanements faisaient un bruit de cuiller raclant l’assiette, c’est d’abord que dans la vie courante (qui est la nôtre) il n’y a jamais vraiment de quoi rire à ventre déboutonné, notre corps n’en a pas l’habitude (tandis que ricaner, on sait le faire). C’est ensuite en raison des choses noires et impitoyables qui décharnaient Julie. Son corps aimable (car elle avait un corps dodu, très attirant – pour ceux qui aiment les corps), il y avait des moments (et celui de la valse plus que tout autre) où on l’imaginait fait d’une carcasse en osier gonflant et soutenant jupes et corsages autour de simples ossements. Julie eût-elle dansé sur une place publique comme elle dansait ce soir-là, tout le monde se serait écarté d’elle.

  1. Femmes accouplées : ici, dansant en couple.
    2. Catogan : coiffure en queue de cheval nouée sur la nuque.

 

I – Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Comment ces trois récits rendent-ils sensible la violence exercée par le rire sur le personnage principal ?

II – Travail d’écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez l’extrait deL’Homme qui rit, de Victor Hugo (Texte B).
  • Dissertation
    Pour quelles raisons un personnage risible ou dévalorisé peut-il devenir le héros d’une œuvre romanesque ?

    Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, les œuvres étudiées pendant l’année, ainsi que sur vos lectures personnelles.
  • Invention
    Après le cours, en salle d’étude, Charles Bovary (Texte A) rédige son pensum. Quelles sont ses pensées à ce moment-là ?

    Vous rédigerez cette scène telle qu’elle pourrait être insérée dans le texte.

LIBAN
SÉRIE L

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation.
Corpus :
Texte A : Jean COCTEAU,Antigone, 1948.
Texte B : Yannis RITSOS,Ismène(traduction de Dominique Grandmont), 1972.
Texte C : Henry BAUCHAU,Antigone, chapitre XIX « LA COLÈRE », 1997.

Texte A : Jean COCTEAU,Antigone, 1948.

[Œdipe, roi de Thèbes, est mort. Ses deux fils, Étéocle et Polynice, qui devaient régner à tour de rôle sur Thèbes, se sont entre-tués pour le trône. Créon, le nouveau roi, a décidé d’ensevelir noblement Étéocle, et non Polynice, accusé d’avoir mobilisé les ennemis de Thèbes contre Étéocle, donc contre sa propre cité. Leur sœur Antigone, qui a décidé d’enfreindre cette loi, demande à Ismène de l’aider à enterrer Polynice.]

Le rideau se lève sur Antigone et Ismène, de face, immobiles l’une contre l’autre.

ANTIGONE
Ismène, ma sœur, connais-tu un seul fléau de l’héritage d’Œdipe que Jupiter nous épargne ? Eh bien, je t’en annonce un autre. Devine la honte que nos ennemis préparent contre nous.

ISMÈNE
Je ne devinerai pas. Depuis que nos deux frères se sont entre-tués, depuis que la troupe des Argiens1a disparu, je ne vois rien qui puisse me rendre plus malheureuse ou plus heureuse.

ANTIGONE
Écoute, je t’ai fait sortir du vestibule pour que personne au monde ne nous entende.

ISMÈNE
Qu’y a-t-il ? Tes yeux me bouleversent.

ANTIGONE
Tu me demandes : Qu’y a-t-il ? Hé ! Créon ne donne-t-il pas la sépulture à l’un de nos frères et ne la refuse-t-il pas à l’autre ? Etéocle aura l’enterrement qu’il mérite, mais il est défendu d’ensevelir Polynice ou de le pleurer. On le laisse aux corbeaux. Tels sont les ordres que le noble Créon promulgue pour toi et pour moi, oui pour moi. Il va venir en personne, ici même, lire son décret. Il attache la plus grande importance à l’exécution de ses ordres. Les enfreindre, c’est être lapidé par le peuple. Voilà. J’espère que tu vas montrer ta race2.

ISMÈNE
Mais que puis-je ?

ANTIGONE
Décide si tu m’aides.

ISMÈNE
A quoi ?

ANTIGONE
A soulever le mort.

ISMÈNE
Tu veux l’enterrer malgré le roi ?

ANTIGONE
Oui. J’enterrerai mon frère et le tien. Je dis le tien. On ne me reprochera pas de l’avoir laissé aux bêtes.

ISMÈNE
Malheureuse ! Malgré la défense de Créon ?

ANTIGONE
A-t-il donc le droit de me détacher des miens ?

ISMÈNE
Antigone ! Antigone ! notre pauvre père est mort dans la boue après s’être crevé les yeux pour expier ses crimes; notre mère, qui était sa mère, s’est pendue; nos frères se sont entr’égorgés. Imagine, nous deux, toutes seules, la fin sinistre qui nous attend si nous bravons nos maîtres. Nous sommes des femmes, Antigone, des femmes malhabiles à vaincre des hommes. Ceux qui commandent sont plus forts que nous. Que Polynice m’excuse, mais je cède. J’obéirai au pouvoir. Il est fou d’entreprendre des choses au-dessus de ses forces.

ANTIGONE
Je ne te pousse pas. Si tu m’aidais, tu m’aiderais à contrecœur. Agis comme bon te semble. Pour moi, j’enterrerai. Il me sera beau de mourir ensuite. Deux amis reposeront côte à côte après ce cher crime. Car, Ismène, le temps où je dois plaire aux morts est plus considérable que celui où il me faut plaire aux vivants. Ta conduite te regarde. Méprise les dieux.

ISMÈNE
Je ne les méprise pas. Je me sens incapable de lutter contre toute une ville3.

ANTIGONE
Trouve des prétextes. Moi je vais entasser une espèce de tombeau.

ISMÈNE
Folle ! je tremble pour toi.

ANTIGONE
Laisse-moi tranquille. Pense à toi-même.

  1. Les Argiens sont les soldats de la cité d’Argos, qui ont assiégé Thèbes avec Polynice contre son frère Étéocle.
    2.Montrer ta race: te montrer digne de ta famille
    3. Il s’agit de Thèbes, leur cité.

Texte B : Yannis RITSOS,Ismène(traduction de Dominique Grandmont), 1972.

[Dans son monologue, Yannis Ritsos donne la parole à Ismène, qui évoque sa sœur Antigone dans cet extrait.]

[ … ] Céder, je pense, est la mesure de la grandeur.
Ceux que la peur retient toujours
n’ont pas la force (ma sœur par exemple) de s’incliner,
et ils restent crispés sur les cimes glacées de leur propre impuissance. D’où vient leur orgueil, alors ? Où est leur vertu ?

Mais ma sœur croyait tout régler avec sesil fautet sesil ne faut pas, on aurait dit
qu’elle annonçait cette religion future
qui sépara le monde en deux (en ici et en au-delà), qui sépara
le corps de l’homme en deux, répudiant tout ce qui était au-dessous de la ceinture.

J’avais pitié d’elle, c’est vrai. Pour un peu, elle m’aurait fait du mal
à moi aussi. S’ils1ont tant célébré sa gloire2,
c’était parce qu’elle leur évitait d’avoir à agir eux-mêmes. Sur son visage,
ils honoraient leur propre résistance vaincue. Ils se pardonnèrent à eux-mêmes,
se déclarèrent innocents et se tinrent ainsi tranquilles.
                                            Si elle avait vécu, oh sûrement,
ils l’auraient haïe. Sa seule idée,
c’était mourir. Et maintenant je dis : sachant
qu’il n’y avait pas moyen de l’empêcher, plutôt que d’accepter la mort
jour après jour, telle qu’elle est, pour prix d’une vieillesse ingrate et stérile, elle préféra
aller à sa rencontre, la provoquer même, au nom
d’une grandeur d’âme insolente et trompeuse, en faisant de la peur
qu’elle avait d’elle-même et de vivre un héroïsme, en déguisant
sa propre mort, inéluctable, en une immortalité facile,
oui, oui, facile, malgré tout son aveuglant éclat. Comment a-t-elle pu le supporter, mon dieu,
elle qu’un rien faisait se mettre en colère tant elle avait peur, elle toujours terrorisée
devant la nourriture, devant la lumière, devant les couleurs,
devant l’eau fraîche et nue ?
                                                               Jamais
elle ne laissa Hémon3lui toucher la main. Toujours blottie dans un coin
comme si elle n’avait rien voulu perdre, repliée sur elle-même,
les mains plongées dans ses manches,
le dos collé au mur, les sourcils froncés,
elle était la première à accourir dès qu’un malheur survenait,
ressentant de la fierté, peut-être, pour son malheur à elle – mais quel malheur ?

Jamais elle ne porta de bijoux. Même sa bague de fiançailles,
elle l’avait enfouie dans un coffre, promenant
au milieu de nos jeunes rires sa sombre arrogance,
brandissant son regard maussade au-dessus de notre insouciance,
comme une épée prestigieuse et vaine.
                                                            Et si parfois
on la voyait aider à table, apporter une assiette, une cruche,
on aurait dit qu’elle tenait dans ses paumes une tête de mort
qu’elle plaçait entre les amphores. Personne ne s’enivrait plus.

  1. Ismène évoque les partisans d’Antigone.
    2. Antigone a bravé l’Édit de Créon, le roi de Thèbes, qui avait interdit d’enterrer Polynice, son frère, sous peine de mort.
    3. Hémon, le fils de Créon, est le fiancé d’Antigone.

Texte C : Henry BAUCHAU,Antigone, chapitre XIX « LA COLÈRE », 1997.

[Antigone est la narratrice.]

  J’arrive chez Ismène, avant que je frappe à la porte, elle ouvre. Elle m’attendait, quel bonheur ! Elle a entendu le tumulte au carrefour. Je ne puis parler, je suis haletante à cause de la course et de l’émotion, c’est elle qui crie : « C’était toi ? »
  Je fais signe que oui et je vois la joie apparaître sur son visage, une immense joie comme celle que je ressens aussi. Elle crie :
  « Tu as osé !
  – J’ai déchiré l’édit, je l’ai brûlé ! »
  Elle crie de joie, elle me saisit dans ses bras pleins de force :
  « Tu l’as fait, tu l’as fait !
  – Nous l’avons fait car tout le temps je pensais à toi, je ne voulais qu’une chose, te voir, te parler, enterrer à nous deux Polynice. »
  Elle a fait entrer avec moi Zed1et les gamins dans le jardin. Elle referme la porte et dit :
  « Vous les gamins, courez dans toute la ville dire à ceux que vous verrez qu’Antigone s’est enfuie et qu’elle est partie pour Argos. Vite, courez ! Toi Zed, veille à ce qu’ils aillent partout, et reviens vite. »
  Sa colère s’enflamme à la mienne : « Créon nous a trompées, pire, il a trompé son fils. Livrer le corps de Polynice aux vautours. Quelle infamie. Si Etéocle savait ! »
  Elle se met soudain à crier, à serrer les poings, à trépigner et le seul mot qui sort de sa bouche crispée est : « Vengeance ! »
  Je la serre dans mes bras, j’essuie l’écume de ses lèvres, les larmes de ses yeux, comme je faisais lorsqu’elle était une petite fille que l’injustice révoltait. Je la calme, je la console, je l’apaise. Je ne veux pas la vengeance, je ne veux pas renverser Créon, que les hommes qui l’ont choisi se débrouillent comme ils pourront avec lui. Nous les femmes, les sœurs, nous devons seulement enterrer Polynice et dire non, totalement non à Créon. Il est le roi des Thébains vivants, il n’est pas celui des morts. Nous pensons cela ensemble mais Ismène distingue mieux que moi l’avenir qui s’annonce car elle dit :
  « Créon ne supportera pas… Il ne pensera qu’à la vengeance. Il te tuera ! »
  Que j’aime son air farouche quand elle crie : « Alors il devra me tuer aussi ! »
  Elle réfléchit : « Hémon sera avec nous. Il va revenir, il faut tenir jusque là… Tenir deux jours… »
  Je reconnais sa parole politique, celle que je n’ai jamais eue, celle que maintenant je refuse d’avoir.
  « Il ne s’agit pas de tenir, Ismène, demain le corps de Polynice, exposé au soleil, pourrira. C’est commencé déjà… Les vautours et les bêtes le dévoreront.
  – Horreur, horreur ! Je ne peux pas penser à cela.
  – Nous ne pouvons pas attendre, il faut tout préparer cette nuit et agir à l’aube.
  – Comment ? Le corps est gardé et les portes seront fermées.
  – Zed connaît tous les souterrains qui passent sous les remparts, il nous conduira. Les soldats seront à distance du corps à cause de l’odeur. En agissant très vite nous pourrons le recouvrir de terre. Cela suffit. »

  1. Zed est un vagabond attaché à Antigone.

I – Question sur le corpus (4 points) :

Comment la relation entre Antigone et Ismène évolue-t-elle d’un texte à l’autre dans ce corpus ?

II – Travail d’écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez le texte B (Yannis Ritsos).
  • Dissertation
    « Ainsi j’ai voulu traduire Antigone[ … ] mais parce que je survole* un texte célèbre, chacun croit l’entendre pour la première fois », écrit Jean Cocteau dans le préambule de sa pièce Antigone. Pourquoi, d’après vous, la réécriture d’une œuvre dépasse-t­elle largement la traduction de cette œuvre ?

      Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les textes étudiés pendant l’année, ainsi que vos lectures personnelles.
    *Survoler signifie ici « prendre du recul » par rapport à ce texte célèbre, et non pas l’aborder superficiellement.
  • Invention
    « Laisse-moi tranquille. Pense à toi-même », réplique Antigone à Ismène à la fin du texte A (Jean Cocteau). Ismène restera seule en scène. Elle délibère afin de décider si elle aidera Antigone à enterrer Polynice. En vous inspirant de l’ensemble du corpus, et sans vous limiter à votre connaissance du mythe, vous imaginerez son monologue.

PONDICHÉRY
SÉRIES ES / S

Objet d’étude : Le théâtre: texte et représentation, du XVllème siècle à nos jours.
Corpus :
Texte A : Jean RACINE,Phèdre, Acte II, scène 5 (extrait), 1677.
Texte B : Victor HUGO,Ruy Blas, Acte I, scène 3 (extrait), 1838.
Texte C : Nathalie SARRAUTE,Pour un oui ou pour un non(extrait), 1982.

Texte A : Jean RACINE,Phèdre, Acte II, scène 5 (extrait), 1677.

 [Du fait de la malédiction divine, Phèdre, épouse de Thésée, se consume en secret d’un amour incestueux pour le fils de celui-ci, Hippolyte. Un jour, la rumeur court de la mort de Thésée…]

                   HIPPOLYTE
Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore.
Peut-être votre Époux voit encore le jour.
Le Ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce Dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon Père.

                        PHÈDRE
On ne voit point deux fois le Rivage des morts, Seigneur.
Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un Dieu vous le renvoie,
Et l’avare Achéron1ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon Époux.
Je le vois, je lui parle, et mon cœur…
Je m’égare, Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

                       HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l’effet prodigieux.
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

                       PHÈDRE
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des Morts déshonorer la couche;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Te! qu’on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des Filles de Minos2.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte
Des Héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors
Entrer dans le Vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le Monstre de la Crète
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l’embarras incertain
Ma Sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.
L’Amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette Tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre Amante.
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

                       HIPPOLYTE
Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon Père, et qu’il est votre Époux ?

                       PHÈDRE
Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

  1. Le héros grec Thésée serait descendu dans le royaume des morts en franchissant le fleuve des enfers, l’Achéron, dans le but d’enlever l’épouse du dieu des Morts (« du dieu des Morts déshonorer la couche »).
    2. Ariane et Phèdre, filles du roi de Crète, Minos, ont été successivement séduites par Thésée. Celui-ci guidé par le fil d’Ariane est entré dans le labyrinthe pour tuer le Minotaure (« le Monstre de la Crète »).

 

Texte B : Victor HUGO,Ruy Blas, Acte I, scène 3 (extrait), 1838.

 [Ruy BIas, homme du peuple, et Don César, de famille aristocratique, ont vécu jadis, en vrais amis, une jeunesse vagabonde et pauvre, mais libre et insouciante. Ils se retrouvent quelques années plus tard. Don César, surnommé Zafari, est resté le même libre vagabond, mais Ruy BIas, poussé par la nécessité, est devenu un laquais d’un ministre du roi dont il porte l’habit (« la livrée »).]

          RUY BLAS
Hier, il1m’a dit : – Il faut être au palais demain.
Avant l’aurore. Entrez par la grille dorée.
– En arrivant il m’a fait mettre la livrée,
Car l’habit odieux sous lequel tu me vois,
Je le porte aujourd’hui pour la première fois.

                  DON CÉSAR,lui serrant la main.
Espère !

                  RUY BLAS
          Espérer ! Mais tu ne sais rien encore.
Vivre sous cet habit qui souille et déshonore,
Avoir perdu la joie et l’orgueil, ce n’est rien.
Être esclave, être vil; qu’importe ? – Écoute bien :
Frère ! je ne sens pas cette livrée infâme,
Car j’ai dans ma poitrine une hydre2aux dents de flamme
Qui me serre le cœur dans ses replis ardents.
Le dehors te fait peur ? Si tu voyais dedans !

                DON CÉSAR
Que veux-tu dire ?

                RUY BLAS
                         Invente, imagine, suppose.
Fouille dans ton esprit. Cherches-y quelque chose
D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï.
Une fatalité dont on soit ébloui !
Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme
Plus sourd que la folie et plus noir que le crime,
Tu n’approcheras pas encor de mon secret.
– Tu ne devines pas ? – Hé ! qui devinerait ? –
Zafari ! dans le gouffre où mon destin m’entraîne,
Plonge les yeux ! – je suis amoureux de la reine !

               DON CÉSAR
Ciel !

               RUY BLAS
       Sous un dals3orné du globe impérial,
Il est, dans Aranjuez ou dans l’Escurial,
– Dans ce palais, parfois, – mon frère, il est un homme
Qu’à peine on voit d’en bas, qu’avec terreur on nomme;
Pour qui, comme pour Dieu, nous sommes égaux tous,
Qu’on regarde en tremblant et qu’on sert à genoux;
Devant qui se couvrir est un honneur insigne4;
Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signe;
Dont chaque fantaisie est un événement;
Qui vit, seul et superbe, enfermé gravement
Dans une majesté redoutable et profonde,
Et dont on sent le poids dans la moitié du monde.
Eh bien ! – moi, le laquais, – tu m’entends, – eh bien ! oui,
Cet homme-là ! le roi ! je suis jaloux de lui !

               DON CÉSAR
Jaloux du roi !

               RUY BLAS
                 Hé, oui ! jaloux du roi ! sans doute,
Puisque j’aime sa femme !

               DON CÉSAR
                                  Oh ! malheureux !

  1. Il : le ministre du roi.
    2. Hydre : monstre mythologique.
    3. Dais: tenture fixée au dessus d’une estrade ou d’un trône.
    4. Insigne : remarquable. Les Grands d’Espagne avaient le privilège de conserver leur chapeau en présence du roi.

Texte C : Nathalie SARRAUTE,Pour un oui ou pour un non(extrait), 1982.

 [H1 et H2 figurent deux amis de toujours. Un jour, cependant, H2 s’éloigne, car il a ressenti le mépris inconscient dans lequel le tient son ami. Celui-ci, qui ne comprend pas ce qui se passe, vient lui demander de s’expliquer…]

H1 : Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi… au nom de ta mère… de nos parents… je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer… Qu’est-ce qu’il y a eu ? Dis-le… tu me dois ça…

H2,piteusement: Je te dis: ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de parier.

H1 : Allons, vas-y.

H2 : Eh bien, c’est juste des mots…

H1 : Des mots ? Entre nous ? Ne me dis pas qu’on a eu des mots… ce n’est pas possible… et je m’en serais souvenu…

H2 : Non, pas des mots comme ça… d’autres mots… pas ceux dont on dit qu’on les a « eus »… Des mots qu’on n’a pas « eus », justement… On ne sait pas comment ils vous viennent…

H1 : Lesquels ? Quels mots ? Tu me fais languir… tu me taquines…

H2 : Mais non, je ne te taquine pas… Mais si je te les dis…

H1 : Alors ? Qu’est-ce qui se passera ? Tu me dis que ce n’est rien…

H2 : Mais justement, ce n’est rien… Et c’est à cause de ce rien…

H1 : Ah on y arrive… C’est à cause de ce rien que tu t’es éloigné ? Que tu as voulu rompre avec moi ?

H2,soupire: Oui… c’est à cause de ça…   Tu ne comprendras jamais… Personne, du reste, ne pourra comprendre.

H1 : Essaie toujours… Je ne suis pas si obtus…

H2 : Oh si… pour ça, tu l’es. Vous l’êtes tous, du reste.

H1 : Alors, chiche… on verra…

H2 : Eh bien… tu m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… quand je t’en ai parié… tu m’as dit : « C’est bien… ça… »

H1 : Répète-le, je t’en prie… j’ai dû mal entendre.

H2,prenant courage: Tu m’as dit : « C’est bien… ça… » Juste avec ce suspens… cet accent…

H1 : Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être ça… ce n’est pas possible…

H2 : Tu vois, je te l’avais bien dit… à quoi bon…

H1 : Non mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ?

H2 : Oui. Très. Très sérieusement.

H1 : Écoute, dis-moi si je rêve… si je me trompe… Tu m’aurais fait part d’une réussite… quelle réussite d’ailleurs…

H2 : Oh peu importe… une réussite quelconque…

H1 : Et alors je t’aurais dit : « C’est bien, ça ? »

H2,soupire: Pas tout à fait ainsi… il y avait entre « C’est bien » et « ça » un intervalle plus grand : « C’est biiien… ça… » Un accent mis sur « bien »… un étirement : « biiien… » et un suspens avant que « ça » arrive… ce n’est pas sans importance.

H1 : Et ça… oui, c’est le cas de le dire… ce « ça » précédé d’un suspens t’a poussé à rompre…

H2 : Oh… à rompre… non, je n’ai pas rompu… enfin pas pour de bon… juste un peu d’éloignement.

H1 : C’était pourtant une si belle occasion de laisser tomber, de ne plus jamais revoir un ami de toujours… un frère… Je me demande ce qui t’a retenu…

I – Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

 Comment ces dialogues de théâtre rendent-ils perceptibles les difficultés des aveux ?

  1. Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
  • Commentaire
    Vous ferez le commentaire de l’extrait deRuy Blasde V. Hugo (texte B).
  • Dissertation
    Au théâtre, les personnages ne se révèlent-ils que par la parole ?

    Vous répondrez à cette question en un développement structuré, en vous appuyant sur le corpus et sur les textes et représentations étudiés pendant l’année. Vous pouvez aussi faire appel à vos connaissances et lectures personnelles.
  • Invention
    Vous rédigerez une scène de déclaration rendant compte des difficultés à dire (une faute, un sentiment, une décision…). Vous veillerez à tirer profit des caractéristiques du théâtre.

    Votre texte comportera une soixantaine de lignes environ.

 

 

« Un livre sur rien… »

  Le 16 janvier 1852, Gustave Flaubert écrit à son amie Louise Colet:

  « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’estbeau. Jecrois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. »FleursL'Herbe

Lisez Fleurs de ruine [1991] ou  L’herbe des nuits [2012], par exemple, les sublimes romans de notre prix Nobel 2014, Patrick Modiano, et vous comprendrez ce que cherchait à réaliser l’ « ermite de Croisset »… Rien qui pèse ou qui pose, comme l’écrirait Paul Verlaine, une légèreté qui infuse la nostalgie dont filtre ce parfum en apparence insignifiant mais dont la fragrance ne vous quitte plus jamais… Des petites notes, des pensées diffuses, une mosaïque de petits cailloux informes, qui finissent par dessiner un  paysage, des visages, une existence, vécue ou rêvée.Des écrits sans emphase ni prétention, concernant le style ou le sujet, mais qui creusent lentement sous notre écorce d’hommes et nous livrent à mi-voix nos quatre vérités. Je ne connais guère de littérature qui soit plus élégante. Gustave Flaubert l’avait rêvée, Patrick Modiano l’a réalisée !

« La question de l’Homme », suite…

Un groupe de rock indépendant parisien, nommé CONTREBAND, a publié en 2013 un album intitulé Le cauchemar de Kipling qui comporte cette chanson intéressante, réécriture moderne, saturée d’ironie, du célèbre poème qu’écrivit en 1910 l’auteur anglais Rudyar Kipling, pour son fils de 12 ans qui devait mourir durant le premier conflit mondial… Un écho de plus à nos réflexions du premier trimestre !

cc_by-nd

Vous trouverez ci-dessous les deux textes et un lien vidéo pour visualiser la chanson.

        • CONTREBAND  

Paroles de la chanson Le cauchemar de Kipling :

Si tu sais mentir, si tu sais cacher
Si tu sais rire, si tu sais pleurer
Sur commande et à volonté
Dans toute situation donnée
Si tes yeux respirent la vérité
Même lors d’un mensonge éhonté alors

Tu feras partie des grands, mon fils
Tu seras un homme, mon fils

Si tu sais cracher derrière leur dos
T’accaparer le travail des autres
Si tu peux conduire jusqu’au bûcher
Ceux qui osent s’élever contre ta pensée alors

Tu feras partie des grands, mon fils
Tu seras un homme, mon fils

Si tu sais trahir, pour la monnaie
Si tu sais acheter, vendre, spéculer
Si tu sais sans honte écraser
Les faibles qu’avaient qu’à pas jouer
Si tu sais observer la misère
Et comprendre comment en profiter alors

Tu feras partie des grands, mon fils
Tu seras un homme, mon fils

Si tu sais envoyer tes frères
Pour qu’ils aillent crever sur le front
Si t’as pas peur de lancer la guerre
Tant que ce sont les autres qui la font

Tu feras partie des grands, mon fils
Tu seras un homme mon fils
Tu seras un homme mon fils
Tu seras un homme mon fils

cf https://www.youtube.com/watch?v=lkfMBAcZVFQ  – Lien vers leur site: https://fr-fr.facebook.com/pages/Contreband/17507523674

      • Rudyar KIPLING

Si…

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frères,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être que penseur ;
Si tu sais être dur, sans jamais être en rage,
Si tu sais être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral et pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois les Dieux la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme mon fils !

Elargir ses horizons de lecture – Confronter les textes…

Classes de 1° S 1 – 1° ES 2

La question de l’Homme dans les grands genres de l’argumentation

Pour prolonger la réflexion menée lors de la séquence 1:

  • Texte de Louis-Ferdinand Céline – Voyage au bout de la nuit – 1932.

  Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.

  On est devenu salement vieux d’un seul coup.

  Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la Règle.

  J’essayai de lui parler au contremaître à l’oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m’a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d’ici s’en iraient à passer des petites chevilles à l’aveugle d’à côté qui les calibrait, lui, depuis des années, les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fait ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimbalage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas cinq seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n’importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.

  • Texte d’Alain, 22 janvier 1908 – « Le roi s’ennuie »

Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les rois s’ils n’ont qu’à désirer; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l’amour. Seulement, dès qu’Ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n’était qu’un jeu, et qu’ils pouvaient tuer leurs désirs s’ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s’ennuyaient; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même.

Il est ordinaire que l’on ait plus de bonheur par l’imagination que par les biens réels. Cela vient de ce que, lorsque l’on a les biens réels, on croit que tout est dit, et l’on s’assied au lieu de courir. Il y a deux richesses; celle qui laisse assis ennuie; celle qui plaît est celle qui veut des projets encore et des travaux, comme est pour le paysan un champ qu’il convoi­tait, et dont il est enfin le maître; car c’est la puissance qui plaît, non point la puissance au repos, mais la puissance en action. L’homme qui ne fait rien n’aime rien. Apportez-lui des bonheurs tout faits, il détourne la tête comme un malade. Au reste, qui n’aime mieux faire la musique que l’entendre ? Le difficile est ce qui plaît. Aussi toutes les fois qu’il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu. Qui voudrait d’une couronne olympique si on la gagnait sans peine ? Personne n’en  voudrait. Qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi qui joue avec des courtisans; quand il perd, il se met en colère, et les courtisans le savent bien; depuis que les courtisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais. Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il monte à cheval; il part pour la chasse; mais c’est une chasse de roi, le gibier lui vient dans les jambes; les chevreuils aussi  sont courtisans.

J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois, d’un petit royaume; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien ser­vis. Ils n’avaient point le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre; ils inventaient des obstacles; ils se forgeaient des désirs capri­cieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vou­loir, et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux, s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donnent pas à gouverner de ces plats royaumes; qu’ils vous conduisent par des chemins de montagnes; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie, qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit sur la route l’ombre de ses oreilles.

Elargir ses horizons de lecture – Confronter les textes…

Classe de 1° ES/S

La question de l’Homme dans les grands genres de l’argumentation

Prolonger la compréhension du texte 1 (Céline) et de sa lecture complémentaire (Paul Valéry) par une lecture actuelle : une réflexion sur le temps, la société, la vie et la place de l’homme dans la société en 2014.

– Extrait de l’essai de Jean-Luc Mélenchon, L’Ere du peuple – 2014  (Editions Fayard – passim pages 79-88 )

«  Le temps de la société dans un monde paysan, c’est celui des saisons et des repères de l’activité agricole : quand préparer la terre, quand semer, quand récolter et ainsi de suite. Et aussi il y a ce que l’on fait « quand on n’a rien d’autre à faire », c’est-à-dire en dehors des temps contraints de l’agriculture. Tout le calendrier y est soumis. Et la République s’y plie aussi quand elle instaure les vacances scolaires aux dates clefs pour que les jeunes puissent aller donner le coup de main aux champs. Dans les sociétés du passé, les temps religieux et politiques, toujours confondus, étaient également directement liés au cycle économique. Pharaon va faire se lever l’étoile de Sirius qui déclenche la crue du Nil dont les alluvions déforment les parcelles cultivées et justifient un nouveau calcul de l’impôt. Ici, le religieux, l’économie et le politique ne font qu’un. Ils sont en harmonie, c’est-à-dire en synchronie.

Cette synchronie est l’enjeu caché des sociétés. Quelle activité donne le rythme et qui en décide ? Ainsi le temps est une propriété de l’univers social. Alors, comme toute réalité sociale, il est un enjeu de lutte de pouvoir. Aujourd’hui il y a un temps dominant : le temps court. Tout le pouvoir dans notre société est à ce qui fonctionne « en temps réel », c’est-à-dire en temps zéro, et à tout ce qui s’en approche. Le temps zéro, c’est celui de la transaction financière réalisée à la nanoseconde entre ordinateurs. C’est celui de l’« information » immédiate qui subjugue et tient en haleine. Pour inverser cette domination du temps zéro et reprendre le pouvoir sur le temps, on doit affronter tout le système qui l’a produite. C’est-à-dire à la fois ceux qui en bénéficient et les moyens par lesquels leur temps s’impose.

Par exemple interdire la cotation en continu des valeurs boursières, interdire le trading automatisé, c’est frapper le cœur de la machine à imposer le règne du temps court dans l’économie, et tous les domaines en cascade.

Où trouver le temps dominé ? Cherchez les dominés ! Tout le monde sait ce qu’est un temps contraint, par exemple. C’est celui d’un horaire de travail qu’on ne choisit pas mais auquel on est soumis. Ou bien quand les horaires de travail et ceux de l’école ne correspondent pas et que nul ne s’en préoccupe à part ceux qui subissent cette situation. La synchronie des temps sociaux est un enjeu social déterminant. Qui en est maître ? Quand la production à flux tendu impose son rythme, les horaires de travail font exploser en miettes la vie de famille. Car les temps contraints sont différents. Ici on voit que l’harmonisation des temps sociaux à partir des personnes plutôt que des marchandises constituerait le début du « bien vivre ».

De plus, la gestion du temps commande aussi la mesure de l’espace. Faute de moyens de transport collectif, celle-ci dépend de la circulation automobile, laquelle dépend des horaires des bureaux et des entreprises, des allers et retours de la main-d’œuvre, des entrées et sorties des camions de livraison. Une distance peut varier du simple au double selon la circulation. Ainsi ceux qui fixent les règles du temps social en sont les maîtres. Comme ils en usent et abusent selon leurs besoins, on peut dire qu’ils en sont les propriétaires. Les dominés nomment de façon significative « temps libre » celui dont ils ont la maîtrise. Ils en sont propriétaires. Le sont-ils pour longtemps ? On voit que l’exigence de rester connecté a étendu le domaine du temps asservi ! La propriété du temps est invisible mais elle n’en est pas moins réelle.

Bien sûr, la fixation de ce temps contraint et son imposition au corps social ne se font pas toutes seules. Il y faut une caste qui en profite et des lois qui l’imposent. Bref, le temps social c’est de la politique. Le temps est-il une propriété publique ou une marchandise privée ? […]

La reconquête du droit au temps long est le premier acte d’une gestion écologique de la société. Elle se traduit de deux façons. D’abord ralentir la vie, c’est-à-dire inverser tout ce qui est accéléré sans raison. C’est la synchronie des temps sociaux qui est en cause. Quel est alors le temps dominant ? Celui de la production et de l’échange ou bien celui de la personne ? […]

Notre présent est envoûté par l’appel du futur de façon aussi violente que le désir s’accroît à mesure que son objet s’éloigne. La transe du futur est permanente. C’est un phénomène intimement ancré en chacun d’entre nous. Au cours de leur existence, tous les humains doivent à présent changer sans cesse profondément leurs usages et les connaissances qui vont avec à propos du quotidien le plus banal ! Rares sont à présent les moments où l’utilisateur sait dire « comment ça marche ». Et quand il le sait on est déjà passé à autre chose. »