Petit parcours de lectures pour bien préparer sa classe de philosophie:

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       A tous les élèves de premières qui ont achevé leur cursus de Français et de Littérature, quelques conseils de lecture pour découvrir votre nouvelle matière, la Philosophie, bien préparer l’année de Terminale et se mettre à température de ces beaux esprits que vous allez découvrir avec votre professeur de « Philo » !      

      Je vous propose quatre titres d’auteurs différents et accessibles. Choisissez-en un, deux, trois ou quatre, au gré de votre courage et de vos affinités avec ces philosophes !    

      Gageons que l’effort que vous ferez en lisant ces oeuvres ne sera pas vain, loin de là !         Soyez courageux ! Explorez bien votre nouvel univers ! Vous en détenez les clés !

           Platon: Le Banquet                  Descartes: Les Passions de l’âme

             banquet                                                 Les passions                    

Nietzsche: Ainsi parlait Zarathoustra    Freud: Malaise dans la civilisation

                     Ainsi                                         Malaise                                

François Mauriac, extension: Le Romancier et ses personnages – Extrait.

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   L’humilité n’est pas la Vertu dominante des romanciers. Ils ne craignent pas de prétendre au titre de créateurs. Des créateurs ! les émules de Dieu ! A la vérité, ils en sont les singes. Les personnages qu’ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. Nos prétendues créatures sont formées d’éléments pris au réel; nous combinons, avec plus ou moins d’adresse, ce que nous fournissent l’observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Les héros de romans naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité. Dans les fruits de cette union, il est périlleux de prétendre délimiter ce qui appartient en propre à l’écrivain, ce qu’il y retrouve de lui-même et ce que l’extérieur lui a fourni.

  Je souhaiterais que ces lignes inspirassent à l’égard du roman et des romanciers un sentiment complexe, – complexe comme la vie même que c’est notre métier de peindre. Ces pauvres gens dont je suis méritent quelque pitié et peut-être un peu d’admiration, pour oser poursuivre une tâche aussi folle que de fixer, d’immobiliser dans leurs livres le mouvement et la durée, que de cerner d’un contour précis nos sentiments et nos passions, alors qu’en réalité nos sentiments sont incertains et que nos passions évoluent sans cesse. C’est aussi qu’en dépit de la leçon de Proust nous nous obstinons à parler de l’amour comme d’un absolu, alors qu’en réalité les personnes que nous aimons le plus nous sont, à chaque instant, profondément indifférentes et qu’en revanche, et malgré les lois inéluctables de l’oubli, aucun amour ne finit jamais tout à fait en nous.

  De l’homme ondoyant et divers de Montaigne, nous faisons une créature bien construite, que nous démontons pièce par pièce. Nos personnages raisonnent, ont des idées claires et distinctes, font exactement ce qu’ils veulent faire et agissent selon la logique, alors qu’en réalité l’inconscient est la part essentielle de notre être et que la plupart de nos actes ont des motifs qui nous échappent à nous-mêmes. Chaque fois que dans un livre nous décrivons un événement tel que nous l’avons observé dans la vie, c’est presque toujours ce que la critique et le public jugent invraisemblable et impossible. Ce qui prouve que la logique humaine qui règle la destinée des héros de roman n’a presque rien à voir avec les lois obscures de la vie véritable.

   Mais cette contradiction inhérente au roman, cette impuissance où il est de rendre l’immense complexité de la vie qu’il a mission de peindre, cet obstacle formidable, s’il n’y a pas moyen de le franchir, n’y aurait-il pas, en revanche, moyen de le tourner ? Ce serait, à mon avis, de reconnaître franchement que les romanciers modernes ont été trop ambitieux. Il s’agirait de se résigner à ne plus faire concurrence à la vie.

   Il s’agirait de reconnaître que l’art est, par définition, arbitraire et que, même en n’atteignant pas le réel dans toute sa complexité, il est tout de même possible d’atteindre des aspects de la vérité humaine, comme l’ont fait au théâtre les grands classiques, en usant pourtant de la forme la plus conventionnelle qui soit : la tragédie en cinq actes et en vers. Il faudrait reconnaître que l’art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel.

   Il est frappant que plus un écrivain s’efforce de ne rien sacrifier de la complexité vivante, et plus il donne l’impression de l’artifice. Qu’y a-t-il de moins naturel et de plus arbitraire que les associations d’idées dans le monologue intérieur tel que Joyce l’utilise ? Ce qui se passe au théâtre pourrait nous servir d’exemple. Depuis que le cinéma parlant nous montre des êtres réels en pleine nature, le réalisme du théâtre contemporain, son imitation servile de la vie, apparaissent, par comparaison, le comble du factice et du faux; et l’on commence à pressentir que le théâtre n’échappera à la mort que lorsqu’il aura retrouvé son véritable plan, qui est la poésie. La vérité humaine, mais par la poésie.

   De même le roman, en tant que genre, est pour l’instant dans une impasse. Et bien que j’éprouve personnellement pour Marcel Proust une admiration qui n’a cessé de grandir d’année en année, je suis persuadé qu’il est, à la lettre, inimitable et qu’il serait vain de chercher une issue dans la direction où il s’est aventuré.

Après tout, la vérité humaine qui se dégage de La Princesse de Clèves *, de Manon Lescaut, d’Adolphe, de Dominique ou de La Porte étroite, est-elle si négligeable ? Dans cette classique Porte étroite de Gide, l’apport psychologique est-il moindre que ce que nous trouvons dans ses Faux Monnayeurs, écrits selon l’esthétique la plus récente? Acceptons humblement que les personnages romanesques forment une humanité qui n’est pas une humanité de chair et d’os, mais qui en est une image transposée et stylisée. Acceptons de n’y atteindre le vrai que par réfraction. Il faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art.

  On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s’expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d’un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L’essentiel, dans la vie, n’est jamais exprimé.

  Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu’il fait, de la dame qu’ils ont rencontrée le matin, et Yseult s’inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l’amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s’exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j’ose dire, dans une autre étoile, l’étoile où les êtres humains s’expliquent, se confient, s’analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d’un trait appuyé, les isolent de l’immense contexte vivant et les observent au microscope.

  Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers.

  Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d’un de ses premiers livres, appelait des planches d’anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un sentiment, une passion que l’art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l’étudier; aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s’en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.

  Les héros des grands romanciers, même quand l’auteur, ne prétend rien prouver ni rien démontrer, détiennent une vérité qui peut n’être pas la même pour chacun de nous, mais qu’il appartient à chacun de nous de découvrir et de s’appliquer. Et c’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre cœur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié.

  Il faut beaucoup pardonner au romancier, pour les périls auxquels il s’expose. Car écrire des romans n’est pas de tout repos. Je me souviens de ce titre d’un livre : L’Homme qui a perdu son Moi. Eh bien, c’est la personnalité même du romancier, c’est son « moi » qui, à chaque instant, est en jeu. De même que le radiologue est menacé dans sa chair, le romancier l’est dans l’unité même de sa personne. Il joue tous les personnages; il se transforme en démon ou en ange. Il va loin, en imagination, dans la sainteté et dans l’infamie. Mais que reste-t-il de lui, après ses multiples et contradictoires incarnations ? Le dieu Protée, qui, à volonté, change de forme, n’est, en réalité, personne, puisqu’il peut être tout le monde. Et c’est pourquoi, plus qu’à aucun autre homme, une certitude est nécessaire au romancier. A cette force de désagrégation qui agit sur lui sans répit, – nous disons : sans répit, car un romancier ne s’interrompt jamais de travailler, même et surtout quand on le voit au repos, – à cette force de désagrégation, il faut qu’il oppose une force plus puissante, il faut qu’il reconstruise son unité, qu’il ordonne ses multiples contradictions autour d’un roc immuable; il faut que les puissances opposées de son être cristallisent autour de Celui qui ne change pas. Divisé contre lui-même, et par là condamné à périr, le romancier ne se sauve que dans l’Unité, il ne se retrouve que quand il retrouve Dieu.

 * Note: respectivement romans de Madame de La Fayette (1680), de L’Abbé Prévost (1731), de Benjamin Constant (1816), et d’André Gide (1909 et 1925).

Documents complémentaires sur la pensée d’Albert Camus : une vision de l’Homme, de l’artiste, de la société et du monde.

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  • Camus et la pauvreté (Extrait de la Préface de L’Envers et l’Endroit, édition de la Pléiade pp 6-7)

  Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et  ce qu’il dit. Quand la source est tarie,  on  voit  peu  à  peu  l’œuvre  se  racornir,  se  fendiller.  Ce  sont  les terres ingrates de l’art que le courant invisible n’irrigue plus. Le cheveu  devenu  rare  et  sec,  l’artiste, couvert de chaumes, est mûr pour le silence, ou  les  salons, qui  reviennent au même.  Pour moi, je sais que ma source est dans l’Envers et l’Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction.

  La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon cœur  fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans doute, que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’engageant avec innocence sur un fil d’équilibre où j’avance péniblement, sans être sûr d’atteindre le but. Autrement dit, je devins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans consentement.

  Dans tous les cas, la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d’application. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien. […] Mais, après m’être interrogé, je puis témoigner que, parmi mes nombreuses faiblesses, n’a jamais figuré le défaut le plus répandu parmi nous, je veux dire l’envie, véritable cancer des sociétés et des doctrines.

  Le mérite de cette heureuse immunité ne me revient pas. Je la dois aux miens, d’abord, qui manquaient de presque tout et n’enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa réserve, sa fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. Et puis, j’étais moi-même trop occupé à sentir pour rêver d’autre chose. Encore maintenant, quand je vois la vie d’une grande fortune à Paris, il y a de la compassion dans l’éloignement qu’elle m’inspire souvent. On trouve dans le monde beaucoup d’injustices, mais il en est une dont on ne parle jamais, qui est celle de climat. De cette injustice-là, j’ai été longtemps, sans le savoir, un des profiteurs. J’entends d’ici les accusations de nos féroces philanthropes, s’ils me lisaient. Je veux faire passer les ouvriers pour riches et les bourgeois pour pauvres, afin de conserver plus longtemps l’heureuse servitude des uns et la puissance des autres. Non, ce n’est pas cela. Au contraire, lorsque la pauvreté se conjugue avec cette vie sans ciel ni espoir qu’en arrivant à l’âge d’homme j’ai découverte dans les horribles faubourgs de nos villes, alors l’injustice dernière, et la plus révoltante, est consommée : il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur. Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu’était le vrai malheur avant de connaître nos banlieues froides. Même l’extrême misère arabe ne s’y peut comparer, sous la différence des ciels. Mais une fois qu’on a connu les faubourgs industriels, on se sent à jamais souillé, je crois, et responsable de leur existence.  Ce  que  j’ai  dit  ne  reste  pas  moins vrai. Je rencontre parfois des gens  qui  vivent  au  milieu  de  fortunes que je ne peux même pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour comprendre qu’on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps, j’ai vécu comblé des biens de ce monde : nous dormions sans toit, sur une plage, je me nourrissais de fruits et je passais la moitié de mes journées dans une eau déserte. J’ai appris à cette époque une vérité qui m’a toujours poussé à recevoir les signes du confort, ou de l’installation, avec ironie, impatience, et quelques fois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du lendemain, donc en privilégié, je ne sais pas posséder. Ce que j’ai, et qui m’est toujours offert sans que je l’aie recherché, je ne puis rien en garder. Moins par prodigalité, il me semble, que par une autre sorte de parcimonie : je suis avare de cette liberté qui disparaît dès que commence l’excès des biens. Le plus grand des luxes n’a jamais cessé de coïncider pour moi avec un certain dénuement. J’aime la maison nue des Arabes ou des Espagnols. Le lieu où je préfère vivre et travailler (et, chose plus rare, où il  me  serait  égal  de  mourir)  est  la chambre d’hôtel. Je n’ai jamais pu m’abandonner à ce qu’on appelle la vie d’intérieur (qui est si  souvent  le  contraire  de la vie intérieure) ; le bonheur dit bourgeois m’ennuie et m’effraie. Cette inaptitude n’a du reste rien de glorieux ; elle n’a pas peu contribué à alimenter mes mauvais défauts. Je n’envie rien, ce qui est mon droit, mais je ne pense pas toujours aux envies des autres et cela m’ôte de l’imagination, c’est-à-dire de la bonté. Il est vrai que je me suis fait une maxime pour mon usage personnel : « Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit. » Hélas ! on se fait des maximes  pour combler les trous de sa propre nature. Chez moi, la miséricorde dont je parle s’appelle plutôt indifférence. Ses effets, on s’en doute, sont moins miraculeux. Mais je veux seulement souligner  que la pauvreté ne suppose pas forcément l’envie. […]

  Artiste, par exemple, j’ai commencé à vivre dans l’admiration, ce qui, dans un sens, est le paradis terrestre. (On sait qu’aujourd’hui l’usage, en France, pour débuter dans les lettres, et même pour y finir, est au contraire de choisir un artiste à railler.) De même, mes passions d’homme n’ont jamais été « contre ». Les êtres que j’ai aimés ont toujours été meilleurs et plus grands que moi. La pauvreté telle que je l’ai vécue ne m’a donc pas enseigné le ressentiment, mais une certaine fidélité, au contraire, et la ténacité muette. S’il m’est arrivé de l’oublier, moi seul ou mes défauts en sommes responsables, et non le monde où je suis né. […] « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre », ai-je écrit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas à l’époque à quel point je disais vrai ; je n’avais pas encore traversé les temps du vrai désespoir. Ces temps sont venus et  ils ont pu tout détruire en moi, sauf justement l’appétit désordonné  de vivre.

  • Camus et le roman (Extraits de L’Homme Révolté, IV « Révolte en Art », « roman et révolte »)

  Qu’est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés Albert Camus, aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n’est que  la  correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme. Car il s’agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l’amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau ni plus édifiant que  le  nôtre.  Mais eux, du moins, courent jusqu’au bout de leur destin et il n’est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu’à l’extrémité de leur passion, Kirilov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de Clèves *. C’est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n’achevons jamais. Voici donc un monde imaginaire, mais créé par la correction de celui-ci, un monde où la douleur peut,  si elle le veut, durer jusqu’à la mort, où les passions ne sont jamais distraites, où les êtres sont livrés à l’idée fixe et toujours présents les uns aux autres. L’homme s’y donne enfin à lui-même la forme et la limite apaisante qu’il poursuit en vain dans sa condition. Le roman fabrique du destin sur mesure. C’est ainsi qu’il concurrence la création et qu’il triomphe, provisoirement, de la mort. Une analyse détaillée des romans les plus célèbres montrerait, dans des perspectives chaque  fois  différentes,  que  l’essence du roman est dans cette correction perpétuelle, toujours dirigée dans le même sens, que l’artiste effectue sur son expérience. Loin d’être morale ou purement formelle, cette correction vise d’abord à l’unité et traduit par là un besoin métaphysique. Le roman, à ce niveau, est d’abord un exercice de l’intelligence au service d’une sensibilité nostalgique ou révoltée.

Note : respectivement personnages des romans Les Possédés de Dostoïevski, Le curé de village de Balzac, Le Rouge et le Noir de Stendhal, La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette.

  • Extrait de la nouvelle Entre oui et non de L’Envers et l’Endroit, écrite entre 1936 et 1937, publiée en 1958.

  S’il est vrai que les seuls paradis sont ceux qu’on a perdus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et d’inhumain qui m’habite aujourd’hui. Un émigrant revient dans sa patrie. Et moi, je me souviens. Ironie, raidissement, tout se  tait  et me  voici  rapatrié.  Je  ne veux pas remâcher du bonheur. C’est bien plus simple et c’est bien plus facile.  Car de ces heures que, du fond de l’oubli, je  ramène  vers  moi, s’est conservé surtout le souvenir intact d’une pure émotion, d’un instant suspendu dans l’éternité. Cela seul est vrai en moi et je le sais toujours trop tard. Nous aimons le fléchissement d’un geste, l’opportunité d’un arbre dans le paysage. Et pour recréer tout cet amour, nous n’avons qu’un détail, mais qui suffit : une odeur de chambre trop longtemps fermée, le son singulier d’un pas sur la route. Ainsi de moi. Et si j’aimais alors en me donnant, enfin j’étais moi-même puisqu’il n’y a que l’amour qui nous rende à nous-mêmes. Lentes, paisibles et graves, ces  heures reviennent, aussi fortes, aussi émouvantes – parce que c’est le soir, que l’heure est triste et qu’il y a une sorte de désir vague dans le  ciel  sans  lumière.  Chaque  geste retrouvé me révèle à moi-même. On m’a dit un jour : « C’est si difficile de  vivre. »  Et  je  me  souviens  du ton. Une autre fois, quelqu’un a murmuré : « La pire erreur, c’est encore de faire souffrir. » Quand tout est fini, la soif de vie est éteinte. Est-ce là ce qu’on appelle le bonheur ? En longeant ces souvenirs,  nous revêtons tout du même vêtement discret et la mort nous apparaît comme une toile de fond aux tons vieillis. Nous revenons sur  nous-mêmes. Nous sentons notre détresse et nous en aimons mieux. Oui, c’est peut-être cela le bonheur, le sentiment apitoyé de notre malheur.

  • Extrait des Discours de Suède: 10 décembre 1957.

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  J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me mettre  en  règle  avec  un  sort  trop  généreux. Et, puisque je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie: l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.

  Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire.  Il  est  un  moyen  d’émouvoir  le  plus  grand  nombre  d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite  qu’il  ne  nourrira  son  art,  et  sa  différence,  qu’en  avouant  sa  ressemblance avec tous. L’artiste se  forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au  lieu  de  juger.  Et,  s’ils  ont  un  parti  à  prendre  en  ce  monde,  ce  ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.

  Le  rôle  de  l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art.

  Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de  la  tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de  la  vérité  et  celui  de  la  liberté.  Puisque  sa  vocation  est  de  réunir  le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge  et  de  la  servitude  qui,  là  où  ils  règnent,  font  proliférer  les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.

  Pendant plus de vingt ans d’une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment ou s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je  suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.

  Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne  sait  pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond,  je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire.

  Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons  de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain  dès  lors  oserait,  dans  la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de  tout  cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglement, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

  • Extrait des Discours de Suède: L’Artiste et son temps, 14 décembre 1957.

   Mais pour parler de tous et à tous, il faut parler de ce que tous connaissent et de la réalité qui nous est commune. La mer, les pluies, le besoin, le désir, la lutte contre  la  mort,  voilà  ce  qui  nous  réunit  tous. Nous nous ressemblons dans ce que nous voyons ensemble, dans ce qu’ensemble nous souffrons. Les rêves changent avec les hommes, mais la réalité du monde est notre commune patrie. L’ambition du réalisme est donc légitime, car elle est profondément liée à l’aventure artistique.

  Soyons donc réalistes. Ou plutôt essayons de l’être, si seulement il est possible de l’être. Car il n’est  pas sûr que le mot ait un sens, il n’est pas sûr que le réalisme, même s’il est souhaitable, soit possible. Demandons-nous d’abord si  le  réalisme  pur  est  possible  en  art. À en croire les déclarations des naturalistes du dernier siècle, il est la reproduction  exacte  de  la  réalité.  Il  serait  donc  à  l’art  ce que la photographie est à la peinture : la première reproduit quand la deuxième choisit. Mais que reproduit-elle et  qu’est-ce que la réalité ? Même la meilleure des photographies, après tout, n’est pas une reproduction assez fidèle, n’est pas encore assez réaliste. Qu’y a-t-il de plus réel, par exemple, dans notre univers, qu’une vie d’homme, et comment espérer la faire mieux revivre que dans un film réaliste ? Mais à quelles conditions un tel film sera-t-il possible ? À des conditions pure ment imaginaires. Il faudrait en effet supposer une caméra idéale fixée, nuit et jour, sur cet homme et enregistrant sans arrêt ses moindres mouvements. Le résultat serait un film dont la projection elle-même durerait une vie d’homme et qui ne pourrait être vu que par des spectateurs résignés à perdre leur vie pour s’intéresser exclusivement au détail de l’existence d’un autre. Même à ces conditions, ce film inimaginable ne serait pas réaliste. Pour cette raison simple que la réalité d’une vie d’homme ne se trouve pas seulement là où il se tient. Elle  se  trouve dans d’autres vies  qui  donnent  une  forme à la sienne, vies d’êtres aimés, d’abord, qu’il faudrait filmer à leur tour, mais vies aussi d’hommes inconnus, puissants et misérables, concitoyens, policiers, professeurs, compagnons invisibles des mines et des chantiers, diplomates et dictateurs, réformateurs religieux, artistes qui créent des mythes décisifs pour  notre conduite, humbles représentants, enfin, du hasard souverain qui règne sur les existences les plus ordonnées. Il n’y a donc qu’un seul film réaliste possible, celui-là même qui sans cesse est projeté devant nous par un appareil invisible sur l’écran du monde. Le seul artiste réaliste serait Dieu, s’il existe. Les autres artistes sont, par force, infidèles au réel.

   Dès lors, les artistes qui refusent la société bourgeoise et son art formel, qui veulent parler de la réalité et d’elle seule, se trouvent dans une douloureuse impasse. Ils doivent  être réalistes et ne le peuvent pas. Ils veulent soumettre leur art à la réalité et on ne peut décrire la réalité sans y opérer un choix qui la soumet à l’originalité d’un art.

En marge de « Voyelles » d’Arthur Rimbaud, le sonnet d’Ernest Cabaner, dédié à « Rimbald »…

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Ernest Cabaner, peint par Manet.

Le sonnet d’Ernest Cabaner, inspirateur de Rimbaud ou inspiré par Rimbaud ?

  Jean de Cabannes ou Ernest Cabaner, musicien d’origine catalane qui mettait en musique des textes poétiques, était un adepte de la méthode d’apprentissage du piano basée sur les couleurs. Une touche, une couleur. Selon certaines sources, il paraît que Rimbaud en fut informé ; d’ailleurs, selon certains, il en fut même formé, du moins aurait-il pris quelques leçons de piano avec Cabaner probablement d’après cette méthode, lorsque Cabaner l’hébergea à Paris, Madame Verlaine ne voulant pas du jeune poète à son domicile…

   Cabaner avait-il déjà composé ce sonnet, par jeu, ou l’a-t-il composé plus tard, après le séjour de Rimbaud ? Le texte n’étant pas daté, le mystère est voué à demeurer: qui des deux a inspiré l’autre ??

SONNET DES SEPT NOMBRES.

                       à Rimbald

                        Nombres des gammes, points rayonnants de l’anneau
                        Hiérarchique, – un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept –
                        Sons, voyelles, couleurs vous répondent car c’est
                        Vous qui les ordonnez pour les fêtes du Beau.
 
                        La OU cinabre, Si EU orangé, Do O
                        Jaune, Ré A vert, Mi E bleu, Fa I violet,
                        Sol U carmin – Ainsi mystérieux effet
                        De la nature, vous répond un triple écho,
 
                        Nombres des gammes ! Et la chair, faible, en des drames
                        De rires et de pleurs se délecte. – O L’Enfer,
                        L’Aurore ! La Clarté, La Verdure, L’Ether !
 
                        La Résignation du deuil, repos des âmes,
                        Et La Passion, monstre aux étreintes de fer,
                        Qui nous reprend ! – Tout est par vous, Nombres des gammes !

   Le texte malmène un peu les règles strictes de la métrique… Notons évidemment les diérèses à « hi-érarchique », « mystéri-eux », « résignati-on », « passi-on » ; « t » muet à «  sept » ; puis évidemment « voye-lles », « ri-res-z-et », etc. On y retrouve un goût prononcé de l’auteur pour les correspondances, les provocations, les associations d’idées… Mais les correspondances fonctionnent selon un code différent de celui de Rimbaud. Amusez-vous à l’identifier en relisant le poème et en complétant le tableau amorcé ci-dessous. Ne reste plus qu’à constater les choix différents opérés par Cabaner…

Complète la Table des correspondances chez Ernest Cabaner :

 

 

 

FUKUSHIMA, chronique d’un désastre

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  En complément des documents présents sur ce site et relatifs à la catastrophe de Tchernobyl (Séquence 1, étude analytique 3 – voir Archives octobre 2016), pour actualiser vos connaissances, ce documentaire très précis et efficace sur un autre désastre nucléaire, plus récent encore, celui de Fukushima au Japon, en mars 2011. Le réalisateur, Steve Burns, oeuvrant pour la chaîne nippone NHK, reconstitue les conditions du sinistre et en explique méthodiquement les causes et conséquences.

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x1idftc_fukushima-chronique-d-un-desastre_webcam[/dailymotion]

   Pour rappel, le documentaire visionné sur Tchernobyl en début d’année scolaire:

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=I6QS9VDUnIA[/youtube]

Quand les poètes français du XIX° siècle font le buzz !

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   C’est une arme historique qui a été vendue ce mercredi 30 novembre, un revolver qui est entré dans la légende de la littérature française. Le revolver à six coups avec lequel Paul Verlaine, qui traversait une phase morbide, quasi suicidaire, tenta de tuer Arthur Rimbaud, un après-midi de juillet 1873 à Bruxelles, a trouvé preneur mercredi soir au prix phénoménal de 434 500 euros lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à Paris. Le revolver, un Lefaucheux (célèbre marque de l’époque) à la crosse de bois, un six coups de calibre 7 millimètres, était estimé entre 50 000 et 60 000 euros. L’acheteur, dont on ignore la nationalité, a enchéri par téléphone, a précisé la maison de vente. La ville natale de Rimbaud, Charleville-Mézières, avait lancé une souscription publique pour acquérir l’arme. Mais le prix atteint ne lui a guère laissé de chance. Le revolver est au cœur du drame le plus célèbre de l’histoire de la littérature française.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=tvQgPwtg5sY[/youtube]

  Le 10 juillet 1873, 14 heures, dans une chambre d’un hôtel de la rue des Brasseurs à Bruxelles, trois personnes sont réunies. Verlaine, sa mère et le jeune Arthur Rimbaud. L’ambiance est électrique. Soudain, deux coups de feu claquent. Verlaine, alors âgé de 29 ans, a tiré sur Rimbaud de dix ans son cadet. Une balle blesse le jeune homme au-dessus de l’articulation du poignet. L’autre va se loger dans le plancher. La brouille entre les deux hommes a commencé à Londres en mai 1873. Le torchon brûle entre les deux amants. Verlaine a envie de renouer avec sa femme, Mathilde, épousée en 1870, un an avant sa rencontre avec l’auteur du « Bateau ivre ». Après une énième dispute, il plaque son jeune amant et part pour Bruxelles. Rimbaud le rejoint. La cohabitation, très souvent alcoolisée, se passe mal. Il est dit, notamment, que Rimbaud, dans un accès de délire du à l’ivresse, avait  tenté de poignarder Verlaine. Lequel Verlaine, dépressif et tenaillé par des remords incessants, a des envies de suicide. Rimbaud parle de s’engager dans l’armée. Ils s’enivrent, pleurent, connaissent le désespoir des amours qui s’achèvent… Avant de lui tirer dessus, Rimbaud raconte que Verlaine lui aurait dit : « Voilà pour toi puisque tu pars ! » La détonation et la vue du sang ont calmé tout le monde. Le trio se rend à l’hôpital. À peine pansé, Rimbaud songe à quitter Bruxelles pour Paris. Verlaine, qui a gardé l’arme avec lui, le menace à nouveau en pleine rue. Rimbaud hèle un policier qui arrête tout le monde. On connaît la suite. Bien que Rimbaud, très légèrement blessé, ait retiré sa plainte, Verlaine est jugé et condamné à deux ans de prison à Mons, payant davantage un mode de vie que les bourgeois bien pensants de Belgique jugeaient immoral que son acte lui-même. Condamné à deux ans de prison, ce qui était très sévère compte tenu de l’abandon de la plainte et de l’infime préjudice subi par Rimbaud, Verlaine y passera 555 jours exactement. Derrière les barreaux, Verlaine écrira les 32 poèmes de Cellulairement qu’il dispersera dans les recueils SagesseJadis et naguèreParallèlement ou Invectives. Rimbaud, rentré chez sa mère, se met à l’écriture d’Une saison en enfer. Verlaine et Rimbaud se reverront brièvement une dernière fois après la libération du premier, en février 1875, à Stuttgart où Rimbaud remet à son ami le manuscrit des Illuminations. Paul Verlaine avait acheté le revolver le matin même de l’incident chez un armurier bruxellois avec une boîte de 50 cartouches. 

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=Nmf_8BMw4o0[/youtube]

  Confisqué par la police, le revolver, d’un modèle très courant à l’époque, sera rendu à l’armurerie Montigny avant d’être cédé en 1981, au moment de la fermeture de ce magasin, à son actuel propriétaire, un huissier de justice belge, amateur d’armes à feu, nommé Jacques Ruth. Le revolver dort dans un placard. C’est en voyant au début des années 2000 le film sur les amours entre Rimbaud et Verlaine, Rimbaud Verlaine (Éclipse totale) avec Leonardo DiCaprio que Jacques Ruth se rend compte qu’il possède un trésor. Il contacte un conservateur de la Bibliothèque royale de Belgique, Bernard Bousmanne, commissaire d’une exposition consacrée à Rimbaud en 2004 à Bruxelles. « J’ai cru à une plaisanterie. Mais tous les éléments correspondaient, le modèle, la date et le lieu de fabrication. Nous avons même demandé des expertises balistiques à l’École royale militaire de Bruxelles. Elles ont été concluantes », a indiqué Bernard Bousmanne aux médias belges. Le conservateur a été commissaire d’une autre exposition consacrée cette fois à Verlaine à Mons en 2015. C’est d’ailleurs à cette occasion que l’arme fut présentée pour la première fois au public (cf video ci-dessus).

L’arche de confinement enfin posée à Tchernobyl: vers la fin d’un cauchemar ?

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Mardi 29 novembre 2016, l’Ukraine a inauguré le dôme métallique qui recouvre désormais le réacteur endommagé de la centrale de Tchernobyl. Il doit confiner les matières radioactives pendant 100 ans.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=h1fPLt6fTvQ[/youtube]

Le mécanisme qui a permis la mise en place de la nouvelle arche

Le réacteur nucléaire endommagé de Tchernobyl est désormais recouvert d’une arche, qui devrait lui assurer un confinement pour les 100 prochaines années. Et surtout permettre, avec ses équipements et installations, les opérations futures de démantèlement du réacteur en limitant « au maximum les interventions humaines ». Il s’agit d’une étape clé avant l’aboutissement du programme international pour transformer Tchernobyl en un site sûr et sans danger pour l’environnement d’ici novembre 2017″, ont indiqué ce mardi Vinci et Bouygues, les géants français du BTP qui ont construit cette arche. Ce projet hors normes d’un milliard et demi d’euros a été financé par la communauté internationale.  

Le dôme métallique de 25 000 tonnes (36 000 tonnes avec les divers équipements prévus) mesure 108 mètres de haut et 162 mètres de long.  

En avril dernier, lors des travaux de construction de l'arche, dont le bardage interne est ici visible.

En avril dernier, lors des travaux de construction de l’arche, dont le bardage interne est ici visible.

Son bardage est conçu pour protéger le sarcophage des agressions extérieures et préserver l’environnement et la population. Son système de ventilation doit assurer le contrôle de l’atmosphère dans l’enceinte de l’arche, la régulation de la température et de l’hygrométrie ainsi que la limitation des rejets dans l’atmosphère. Dans un communiqué Novarka, co-entreprise des groupes français Bouygues et Vinci, estime que cette opération « revient à pouvoir couvrir le Stade de France ou la Statue de la Liberté ».  

Le mécanisme qui a lentement déplacé l'arche vers sa position finale durant le mois de novembre.

Le mécanisme qui a lentement déplacé l’arche vers sa position finale durant le mois de novembre.

L’arche, construite à 327 mètres de distance, a ensuite été glissée par un système géant de 224 vérins. Ce nouveau dôme métallique qui entoure l’ensemble, construit pour résister aux séismes, doit le protéger et ainsi confiner ses matières radioactives. Construit à l’époque à la va-vite en 206 jours par 90 000 personnes, l’ancien sarcophage qui recouvre le réacteur nucléaire de Tchernobyl, qui a explosé le 26 avril 1986, a présenté des signes de fatigue dès 1999. La cloche de confinement dispose également d’équipements qui vont permettre de procéder aux opérations futures de démantèlement du réacteur numéro 4. L’arche ne sera opérationnelle que fin 2017, le temps d’installer divers équipements. Les travaux de démantèlement de l’ancien sarcophage débuteront alors. 

Mieux connaître Paul Gauguin et sa peinture:

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Je vous propose quelques vidéos peu bavardes mais riches en images pour faire plus ample connaissance avec le peintre du tableau étudié en classe D’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons nous.

Bonne promenade dans l’univers pictural de Paul Gauguin !

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=6qkg-Gu79fw[/youtube]

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=0VzXPIMMGNo[/youtube]

Et pour terminer ce parcours, un petit excursus qui associe deux grands artistes liés géographiquement et sentimentalement aux îles Marquises, mais pas seulement, par leur style aussi: Paul Gauguin et Jacques Brel.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=qAV0Rno3qAg[/youtube]

Le texte de la chanson Les Marquises de Jacques Brel:

Ils parlent de la mort
Comme tu parles d’un fruit
Ils regardent la mer                                                                                   Comme tu regardes un puits
Les femmes sont lascives
Au soleil redouté
Et s’il n’y a pas d’hiver
Cela n’est pas l’été
La pluie est traversière
Elle bat de grain en grain
Quelques vieux chevaux blancs
Qui fredonnent Gauguin
Et par manque de brise
Le temps s’immobilise
Aux Marquises

Du soir montent des feux
Et des pointes de silence
Qui vont s’élargissant
Et la lune s’avance
Et la mer se déchire
Infiniment brisée
Par des rochers qui prirent
Des prénoms affolés
Et puis plus loin des chiens
Des chants de repentance
Des quelques pas de deux
Et quelques pas de danse
Et la nuit est soumise
Et l’alizé se brise
Aux Marquises

Le rire est dans le coe?ur
Le mot dans le regard
Le coe?ur est voyageur
L’avenir est au hasard
Et passent des cocotiers
Qui écrivent des chants d’amour
Que les s?oeurs d’alentour
Ignorent d’ignorer
Les pirogues s’en vont
Les pirogues s’en viennent
Et mes souvenirs deviennent
Ce que les vieux en font
Veux-tu que je dise
Gémir n’est pas de mise
Aux Marquises

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x118txo_jacques-brel-les-marquises_lifestyle[/dailymotion]

Paul NIZAN contre « l’Homo Economicus ». Aden Arabie, 1931.

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Formidable texte de Paul NIZAN, dans le dernier chapitre de son récit de voyage Aden Arabie, publié en 1931, où il pressent le règne dévastateur de « l’Homo Economicus » qui va vampiriser en l’être humain toute son humanité et son humanisme… Visionnaire !

Paul Nizan, à l'âge de 35 ans.

Paul Nizan, à l’âge de 35 ans.

   Leurs penseurs ont fabriqué à leur usage des modèles stérilisés de l’homme. On apprend à les démonter à l’école et ce travail dispense de la connaissance véritable et de l’amour efficace: on est même bien content d’en savoir si long sur l’homme, c’est plus qu’il n’en faut aux affaires, et ces descriptions abstraites sont après tout suffisantes pour ce qu’on fait de l’homme: elles constituent ce qu’on appelle la Culture. […]

  Tous mes parents, tous mes cousins, tous mes camarades d’enfance font partie de cette espèce humaine qui vit stérile dans ses pourboires et ses respects. Dépassée en pouvoir et en dignité par ceux qu’elle nomme elle-même grands bourgeois, elle exécute leurs consignes, collée à leur destin, unie à eux, pour opprimer un immense prolétariat qui sort de l’inconscience comme d’une nuit et porte le dernier espoir des hommes. […]  Vient finalement le jour glorieux où ses membres reçoivent un dividende : ils savent qu’ils ont franchi enfin la barrière idéale qui les séparait encore de la parfaite complicité. Ils peuvent prononcer avec la seule émotion sincère qu’il leur soit donné de ressentir le mot religieux de Capital. Entre leurs maîtres et eux, il n’existe plus qu’une différence de quantité, mais ils sont de la même essence.

 Que vous ayez une action ou mille, le nombre ne compte plus.Toute leur bassesse, tout le poids dont ils pèsent, toute leur absence d’humanité proviennent de ce passage. Ils ne défendent plus leur vie, mais un profit luxueux et l’idée qu’il donne de leur importance. La grandeur de ce profit même n’entre pas en ligne de compte. Ils peuvent en arriver à être cruels. Ils sacrifient tout en faveur de l’ordre qui leur garantit ce profit et leur assure la permanence de leur transformation mystique de travailleurs en rentiers. Bien que ces profits ne procurent aucune satisfaction concrète. Un profit achète des objets : il ne se manifeste que par un achat. Ces achats sont morts, ces objets sont dès qu’on les possède usés jusqu’à la corde : ils engendrent une maladie, des faux désirs.  Ainsi le mépris qu’ils éprouvent, l’envie qu’ils provoquent, sont les sentiments de leur vie. Ils ne se sentent vivre que si quelqu’un les jalouse ou les hait. Ils s’en contentent car il faut bien se sentir vivre, sentir qu’on est. Personne n’est content de l’ennui. Je dis qu’ils s’ennuient car leur véritable vie est tuée sans réparation. Les hommes ne sont pas comme les crabes : leurs parties amputées ne repoussent pas toutes seules.

   Réalité dissoute. Existence de fumée. Passions des rêves. Ni vu, ni connu, l’homme est passé au compte de profits et pertes.

   Il existe un travail et une possession réelle, je veux dire chez les paysans, les artisans, les poètes, la  possession signifie l’unité de l’action, du prix, et du produit. Mais les bourgeois produisent et possèdent abstraitement. Comme il y a beau temps qu’ils ont hérité d’Israël, ils passent la vie à prêter à intérêt. Ils commanditent, petitement ou grandement, ils sont porteurs d’obligations et touchent des sommes abstraites versées par des débiteurs abstraits : une ville, une compagnie, un État, un chemin de fer. Ou ils possèdent des actions : des ouvriers de chair travaillent pour allonger leur existence de fantômes. Entre les êtres et eux, la vie humaine et eux, la banque est suivie de son cortège fantastique de bourses, de charges, d’agents de change. Le genre de possession et de profit bourgeois les sépare de tout ce qui est réel : ils connaissent seulement des signaux et de féeriques contacts à distance. Leur monde est magique. Le jour où ces gens tiennent entre les mains un pouvoir timbré, un titre vert, ils participent à la nature mystique d’un être qui n’existe pas. Ils absorbent leurs hosties de capital.

   Ils ne sont pas. Ils sont conduits par les démons de l’abstraction. Qu’est-ce qu’ils pensent ? Qui les pense ?  États civils, catalogues. Riches en étiquettes comme une vieille valise de voyageur. […]

   Dans ses commencements, Homo Economicus était simple et unique, comme le triangle. Tous ses exemplaires se ressemblaient comme des épingles. Mais il a eu de la descendance, il a donné naissance à des familles qui ne s’aiment pas toujours bien qu’elles aient le même ancêtre. Homo Economicus est maintenant banquier, industriel, commissaire, coulissier. Il a des variétés de rentiers, de petits propriétaires, de joueurs de bourse. On peut rencontrer un Homo Economicus fonctionnaire, ouvrier même. C’est un animal content de son économie du profit supplémentaire. Bien qu’il répète avec l’amour des sentences: on n’a rien pour rien, il a ce profit sans rien donner en échange. Il tient d’autant plus à lui que ce profit est vraiment gratuit. Il a le corps d’un homme. Tous les chiens, tous les chevaux, les femmes et l’ange de la Mort ne le prennent pas pour   caricature de l’homme, il aime, il mange, il digère, il élimine avec des organes d’homme, il ferme les yeux, la nuit, il sait marcher. En dépit de ces apparences, il se rapproche plutôt des distributeurs automatiques, c’est un appareil qui parle et avance, aussi peu humain que les lampes qui s’allument, que les moteurs qui tournent quand leur courant passe. Il est possible que les lampes croient s’allumer volontairement, que le volant ne tourne pas sans une conscience agréable du libre arbitre de sa rotation. Homo Economicus marche sur les derniers hommes, il est contre les derniers vivants et veut les convertir à sa mort. La grande ruse de la bourgeoisie consiste à rendre les ouvriers actionnaires ou rentiers : ils sont alors conquis à la morale et à la dureté et à la mort d’Homo Economicus. Les hommes seront-ils éternellement dociles à ce piétinement et à la séduction des machines parlantes ? Il est temps de détruire Homo Economicus, qu’on peut blesser: il est vulnérable comme un homme lorsqu’il est nu. Mais on ne saurait le persuader : il ne sait pas qu’il vous écrase, ni pourquoi il le fait: le capital exige qu’il écrase, c’est comme la loi d’un dieu. Le capital lui donne assez de passion, de sentiments pour qu’il fasse son ouvrage avec conviction: les passions mêmes augmentent le profit et le rendement. Il écrase sans dessein, sans justification. Il n’est pas admirable, ou parfait,ou bienheureux, parce qu’il écrase. Homo Economicus n’a pas de joie, il ne tire pas de bonheur du malheur des hommes. Je ne vois pas à gauche d’un juge des esclaves et à sa droite des hommes achevés, des surnaturels de la France. Aucun sacrifice ne sert à la beauté ou à la joie d’Homo Economicus: avez-vous seulement regardé ses plaisirs, ses visages ?  Il est impossible de trouver pour lui des justifications humaines à l’absurdité de sa vie et à la fatalité de sa puissance. […]

  Homo Economicus a son illusion du bonheur : il parle de sa puissance, et il entretient des hommes pour lui fabriquer des illusions : des romanciers, des historiens, des poètes épiques, des philosophes. C’est qu’il éprouve de temps en temps, quand un de ses organes marche mal, que sa vie n’a pas la substance que réclame la vie. Il se jette donc sur les satisfactions imaginaires. Par bonheur c’est un animal respectueux qui aime les pensées de vénération. Homo Economicus respecte ce qui le protège. Il respecte à tous les étages. Confort moderne de la conscience. Il embrasse par exemple avec une ardeur imitée les causes inventées pour rendre son désert supportable : celles du droit, du devoir, de la loyauté, de la charité, de la patrie. Ces mots eurent du poids en leur temps, bien qu’il soit désormais impossible de saisir qu’ils composèrent un langage humain, et nommaient des objets pour lesquels des hommes pouvaient mourir : seule preuve de l’amour. Mais ils sont vidés. Ce sont des coquilles qui s’entrechoquent dans les conseils d’administration et les conseils de cabinet où les politiques habillent leurs mauvais coups. Il respecte par exemple leurs grands hommes. Les grands le justifient. Il faut voir les Français défiler les jours de fête devant les héros qu’on procure sagement à leurs besoins de récréation. Aux tours de chiens savants de leurs penseurs. De leurs ministres. À leurs chiens savants devant leurs Morts. Et ils appellent ces tours la communion et la vie. Il faut les voir quand un de leurs petits grands hommes est mort. Ils sont chez eux dans ce sublime de tentures, de drapeaux et de messes. Ils se portent en foule vers les lieux d’exposition publique, hommes, femmes et petits enfants avides de bons exemples. Il y a ces jours-là de grandes bandes silencieuses de moutons noirs gardés par la police ; quand le soir arrive, lorsque le nombre des voitures diminue, on n’entend plus que ce piétinement humide des invités dans les églises les jours de noce et de funérailles. Les figures de pierre molle ne remuent pas les lèvres. Les têtes sont inclinées. Tous les cœurs sont emplis de cette pourriture nommée Majesté de la Mort. Une aimantation mystérieuse les entraîne du côté des cadavres, comme les insectes qui pâturent en file sur les petits cadavres d’animaux, les taupes, les belettes, les rats. […] Leur vie est nourrie par l’orgueil qu’ils en tirent, par une déformation, une dilatation ignobles de l’amour de soi. L’orgueil les empêche de voir leur propre impatience d’indigents, leur besoin de diversion et de légendes. […]

   Il faut être attentif, ne rien oublier. Ils guettent au fond de leurs trous confortables: ce qui nous attend n’est pas un avenir séduisant. Devenir leurs pareils, avec le souvenir honteux d’avoir voulu dans la jeunesse vivre comme des hommes : devenir un de leurs serviteurs, chargés de besognes désignées par eux et prescrites d’un bout à l’autre. Pas d’autres fins sans batailles. Je craignais ces fins. Je ne veux pas mourir dans la dégradation d’un banquier, ni dans la déchéance d’un manœuvre docile. […]

  Vous êtes solitaires. Quand vous dînez, quand vous êtes dans un théâtre, dans un cinéma, quand vous marchez sur un trottoir, quand vous êtes dans un lit avec une femme, cherchez des pièges. Les décors où vous passez sont dressés contre vous. Vous devez les détruire.

Un film divertissant sur « La Question de l’Homme »: Captain Fantastic de Matt Ross.

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Un père écolo élève ses enfants loin du “système”. Réalisé par Matt Ross, “Captain Fantastic” met en scène un Viggo Mortensen en grande forme.

Viggo Mortensen

    Vivre dans une cabane au milieu des bois, avec des livres, un potager et une canne à pêche, en marge de cette société de consommation aliénante, qui n’en a jamais rêvé ? C’est l’utopie concrète proposée (imposée ?) par Ben Cash à ses six jeunes enfants. Au programme de leur éducation mi-hippie, mi-altermondialiste, en autarcie dans une forêt du nord-ouest des États-Unis : chasse au daim à l’arc, escalade, yoga et cours d’espéranto. Dans cette petite communauté où la religion n’a pas sa place, on ne fête pas Noël mais le « Noam Chom­sky Day », en référence au célèbre linguiste et philosophe. La tête et le corps façonnés par un père à tendance autoritaire, la progéniture semble ne manquer de rien sinon de l’amour de leur mère, récemment hospitalisée pour ­bipolarité. Sa disparition coïncidera avec le désir d’émancipation de l’aîné, qui se verrait bien, enfin, courir le guilledou et entrer à Harvard.

    Après une première partie euphorisante, sur la symbiose avec la nature, les joies et les limites d’un système éducatif en vase clos, le film et ses néo-Robinsons entament une mini-révolution, au risque de la déconvenue. A bord d’un vieux bus, la famille Cash se confronte au monde extérieur. A commencer par les parents de la défunte, caricatures un peu grossières du capitalisme triomphant : ils n’ont jamais compris le virage écolo-libertaire de leur fille…

    Incarné par un Viggo Mortensen en grande forme, Ben est-il le ­super héros que le titre suggère ? Fantastique ou fantasque ? En tout cas un père idéaliste qui se bat pour ses convictions et pour que ses enfants vivent dans un monde authentique. De quoi forcer le respect.

   Où l’intelligence est confrontée à la civilisation moderne, comme jadis dans Le Bilan de l’intelligence de Paul Valéry. De quoi compléter la réflexion engagée sur la question de l’Homme de façon très divertissante ! cf ci-dessous, la bande-annonce video du film:

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=x9gkHthYj4U[/youtube]

Et puis, autant se faire plaisir, avec la participation de l’acteur principal venu parler du film à l’émission C à vous (au passage, on remarque avec grand plaisir la maîtrise impeccable de notre langue par le grand Viggo !):

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=zBOVw7LUS0k[/youtube]